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Full text of "Oeuvres complètes de W. Shakespeare .."

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/uvrescompltesd1859shak14 


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i:nLLF,CT!ON   D'AUTEURS   GONTEMPOKA 

Propriété»    littéraires 


FRANÇOIS-VICTOR  HUGO 

TRADUCTEUR 


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ŒUVRES  COMPLÈTES 


W.  SHAKESPEARE 


TOME   XIV 


LES  FARCES 


FAHIS 

PAGNERRE,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 


R  U  F.     U  K     S  K  I  .\  V.  ,     1 


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OEUVRES     COMPLÈTES 


W.    SHAKESPEARE 


TOME    XTV 

LES   FARCES. 


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SAINT-DENIS.   —  TYPOGRAPHIE    DE    A.    MOULIN. 


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FRANÇOIS-VICTOR    HUGO 


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TRADUCTEUR 


ŒUVRES  COMPLETES 


W.  SHAKESPEARE 


TOME    XIV 

LES  FARCES 

LES    JOYEUSES   ÉPOUSES    DE   WINDSOR.  —   LA   COMÉDIE   DES   ERREURS. 
LE   SOIR   DES  ROIS   OU   CE  QUE   VOUS   VOUDREZ. 


PARIS 
PAGNERRE,    LIBRAIRE- ÉDITEUR 

RUE    DE     SEINE,     18 
1864 


R-cproduclion  et  traduction  réservées 


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A  MISS  EMILY  DE  PUÏRON 


Humble  souvenir  d'un  ami. 


F.-V.  IL 


INTRODUCTION. 


Les  trois  pièces  que  réunit  ce  volume  et  qui  complètent 
le  théâtre  authentique  de  Shakespeare,  démontrent  la  sur- 
prenante variété  de  cet  immense  esprit.  Après  les  épopées 
qui  résument  les  sanglants  débats  de  l'histoire,  après  les 
tragédies  qui  entrechoquent  dans  de  meurtriers  conflits  les 
passions  humaines,  après  les  drames  qui  mettent  à  nu  toutes 
les  affections  de  l'âme  et  y  découvrent  autant  de  plaies 
mortelles,  voici  trois  lumineuses  compositions,  pleines  de 
joie,  d'entrain,  d'allégresse,  de  gaîté  folle.  Aux  catastro- 
phes eschyliennes  succède  la  fantaisie  aristophanesque;  aux 
sanglots  dantesques,  l'éclat  de  rire  rabelaisien. 

Jusqu'ici,  sur  la  scène  de  Shakespeare,  l'élément  co- 
mique ne  nous  est  guère  apparu  que  mêlé  à  l'élément  tra- 
gique. Dans  les  sujets  même  qui  lui  semblaient  réservés  et 
dont  elle  devait  régler  le  dénoûment,  nous  avons  vu  la  co- 
médie souvent  voilée  par  de  sombres  épisodes.  Mesure  pour 
mesure^  les  Deux  gentilshommes  de  Vérone,  Tout  est  bien 
qui  finit  bien,  Beaucoup  de  bruit  pour  rien,  le  Songe  d'une 
nuit  d'été,  la  Tempête  abondent  en  incidents  pathétiques. 
La  mélancolie  remplit  Comme  il  vous  plaira;  la  terreur  en- 
vahit le  Marchand  de  Venise.  Dans  les  trois  pièces  que  nous 


8  LES  FARCES. 

allons  lire,  la  comédie  est  souveraine;  elle  anime  tous  les 
personnages,  détermine  toutes  les  actions,  décide  toutes  les 
conclusions.  Ici,  l'hilarité  est  sans  réserve,  la  liesse  est  sans 
bornes.  Fi  de  la  tristesse!  la  gravité  même  est  honnie. 
Le  sombre  monde  shakespearien  est  en  carnaval.  Plus 
d'anxiété  ni  de  souci.  Arrière  les  passions  vertigineuses  qui 
précipitent  aux  abîmes!  L'amour,  cet  inexorable  sentiment 
qui  jadis  condamnait  au  suicide  Antoine  et  Cléopâtre,  Roméo 
et  Juliette,  ne  doit  plus  être  qu'un  complaisant  caprice.  La 
force  des  choses,  cette  puissance  néfaste  qui  autrefois  faisait 
succomber  Brutus  et  Hamlet,  doit  désormais  se  prêter  à  la 
plaisanterie  en  multiphant  les  péripéties  réjouissantes.  Ordre 
à  la  fatalité  d'être  de  bonne  humeur.  Si  des  erreurs  sont 
commises,  loin  d'être  funestes,  comme  elles  l'ont  été  à 
Roméo  et  à  Othello,  elles  doivent  être  inoffensives  et  amu- 
santes. Il  faut  que  les  conspirations,  jusqu'ici  tragiques,  ne 
soient  plus  que  de  burlesques  machinations.  Il  est  permis 
de  comploter,  mais  non,  comme  Richard  III  et  comme 
Macbeth,  pour  usurper  une  couronne,  non,  comme  lago, 
pour  tramer  un  guet-apens,  mais  seulement,  comme  les 
joyeuses  bourgeoises  de  Windsor,  pour  enfermer  dans  le 
panier  au  linge  sale  un  galant  grotesque  ou,  comme  la 
soubrette  Maria,  pour  affubler  de  bas  jaunes  un  cuistre  ri- 
dicule. Les  mêmes  éléments,  qui  ailleurs  sont  agents 
de  malheur,  sont  ici  agents  de  plaisir.  Le  moi  et  le  non 
moi,  le  libre  arbitre  et  la  chance,  les  volontés  et  les  événe- 
ments se  combinent  pour  varier  incessamment  la  fête.  La 
fantaisie,  ce  caprice  de  l'homme,  rivalise  d'entrain  avec  le 
hasard,  ce  caprice  du  destin.  L'une  et  l'autre  se  permettent 
toutes  les  exagérations,  pourvu  qu'elles  soient  drôles.  La 
fantaisie  va  jusqu'à  l'extravagance  et  y  trouve  le  grotesque; 
le  hasard  va  jusqu'à  l'invraisemblance  et  en  extrait  la  farce. 
Dans  cette  trilogie  comique,  tous  les  incidents  naissent 
de  quiproquos  voulus  ou  involontaires.  On  dirait  une  vaste 


INTRODUCTION.  9 

mascarade  où  tous  les  personnages  se  travestissent  et  s'in- 
triguent successivement,  où  chacun  joue  son  voisin  pour 
être  à  son  tour  joué  par  lui,  et  où  la  destinée  elle-même  se 
déguise  pour  mystifier  l'homme. 

Les  Joyeuses  épouses  de  Windsor^  la  Comédie  des  er- 
reurs,  Ce  que  vous  voudrez  nous  offrent  une  série  non  in- 
terrompue de  mystifications,  qui,  dans  chacune  de  ces 
pièces,  résultent  d'une  combinaison  différente.  Dans  les 
Joyeuses  épouses  de  Windsor,  la  volonté  humaine  fait  tout; 
pas  un  incident  qui  n'émane  d'une  initiative  individuelle; 
pas  un  épisode  qui  ne  soit  prémédité.  Les  quatre  intrigues 
qui  s'entre-croisent  sont  toutes  préparées  et  menées  par  les 
personnages  :  l'hôte  de  la  Jarretière  mystifie  le  docteur 
Caius  et  le  curé  Evans;  en  revanche  le  docteur  et  le  curé 
mystifient  l'aubergiste  ;  Falstaff  et  Gué  (Ford)  sont  mystifiés 
pas  mistress  Gué  et  par  mistress  Page  ;  par  contre,  mistress 
Page,  Page,  Slender,  Caius,  Evans,  Shallow  sont  mystifiés 
par  les  deux  amoureux,  Anne  Page  et  Fenton,  qui  s'épou- 
sent à  la  stupéfaction  générale.  Autant  de  mystifications, 
autant  de  complots. 

La  Comédie  des  erreurs  nous  présente  le  spectacle  exac- 
tement contraire.  Ici  rien  n'est  voulu,  rien  n'est  préparé, 
rien  n'est  réfléchi.  Tous  les  personnages  sans  exception 
sont  mystifiés  :  par  qui?  par  deux  agents  extérieurs  à 
l'homme,  la  nature  et  le  hasard.  La  nature  a  créé  deux 
paires  de  frères  jumeaux  et  parfaitement  semblables;  le  ha- 
sard divise  et  dépareille  ces  couples,  puis,  après  un  long 
intervalle,  les  rapproche  inopinément  dans  la  même  ville. 
De  ce  rapprochement  fortuit  qui  fait  alternativement  con- 
fondre par  chacun  les  deux  Antipholus  et  les  deux  Dromions, 
naissent  les  malentendus  les  plus  divertissants.  Autant  de 
mystifications,  autant  de  méprises. 

Ce  que  vous  voudrez  est  comme  la  conclusion  des  deux 
pièces  précédentes.  Cette  œuvre-type  est  due  à  la  collabo- 


10  LES  FARCES. 

ration  des  causes  essentielles  qui  jusqu'ici  ont  agi  séparé- 
ment, le  libre  arbitre  et  la  force  des  choses.  Ici  une  moitié 
de  l'action  est  voulue,  l'autre  ne  l'est  pas.  Le  tour  joué  à 
Malvolio  est  le  résultat  d'un  concert  entre  les  personnages, 
juste  comme,  dans  les  Joyeuses  épouses  de  Windsor,  le  tour 
joué  à  Falstaff.  En  revanche  l'illusion  dont  tous  sont  dupes 
finalement  est  produite  par  un  hasard  qui  réunit  à  l'impro- 
viste  sur  le  même  point  deux  jumeaux  complètement  pa- 
reils. La  rencontre  surprenante  de  Sébastien  et  de  Viola 
dans  Ce  que  vous  voudrez  a  le  même  effet  comique  qu'a  eu 
dans  la  Comédie  des  erreurs  le  rapprochement  d'Antipho- 
lus  d'Éphèse  et  d'Antipholus  de  Syracuse  :  la  mystification 
générale.  Ce  que  vous  voudrez  est  la  combinaison  suprême 
.de  ces  deux  bouffonneries  primordiales,  la  force  de  l'homme 
et  la  farce  de  la  nature. 


Une  controverse  littéraire  fort  intéressante  a  été  soulevée 
dès  le  siècle  dernier  à  propos  des  Joyeuses  épouses  de  Wind- 
sor. Dans  cette  discussion  qui  dure  encore,  les  principaux 
commentateurs  de  Shakespeare  ont  successivement  dit  leur 
mot,  et  l'anarchie  des  opinions  semble  aujourd'hui  plus 
marquée  que  jamais.  Si  le  lecteur  veut  me  le  permettre,  je 
vais  à  mon  tour  intervenir  dans  le  débat,  et,  après  l'avoir 
résumé,  hasarder  humblement  mon  hypothèse,  —  hypo- 
thèse qui  n'a  d'autre  prétention  que  d'être  la  conclusion 
logique  des  plus  consciencieuses  recherches. 

Commençons  par  exposer  les  faits. 

Le  18  janvier  1602,  la  première  édition  des  Joyeuses 
épouses  de  Windsor  était  ainsi  enregistrée  dans  les  cahiers 
officiels  du  Stalioners  Hall  : 


INTRODUCTION.  11 

JohnBusby.  Une  comédie  excellente  et  plaisamment  conçue  de  sir  John 
Faulstof  et  des  Joyeuses  épouses  de  Windsor. 

Arthur  Johnson.  Par  assignation  de  John  Busby,  un  livre  intitulé  Comédie 
excellente  et  plaisamment  conçue  de  sir  John  Faulstaf  et  des  Joyeuses 
épouses  de  Windsor. 

Dans  le  cours  de  la  même  année,  le  libraire  Arthur  John- 
son, à  qui  John  Busby  avait  transmis  son  droit  de  publica- 
tion, publiait  en  effet  l'esquisse  originale  des  Joyeuses 
épouses  de  Windsor  sous  ce  titre  : 

Une 
Comédie  fort  plaisante  et  excellem- 
ment conçue  de  sir  John 
Falstaffe  et  des  joyeuses 
Épouses  de  Windsor. 

Où  sont  entremêlés  les  divers  humours  variables 

et  plaisants  de  sir  Hugh  le  chevalier  Welche, 

du  juge  Shalloïc  et  de  son  sage 

Cousin  M.  Slender. 

Avec  la  veine  fanfaronne  de  l'Enseigne 

Pistolet  et  du  caporal  Nym. 

Par  William  Shakespeare. 

Comme  elle  a  été  diverses  fois  jouée  par  les  serviteurs 

Du  très  Honorable  Lord  Chambellan.  Et  devant  Sa 

Majesté,  et  ailleurs. 

Londres. 

Imprimé  par  T.  C.  pour  Arthur  Johnson  et  en  vente  à 

sa  boutique  au  cimetière  de  Saint-Paul,  à  l'enseigne  de  la 

Fleur  de  Lys  et  de  la  Couronne. 

1602 

Cette  édition,  qui,  je  le  répète,  ne  donnait  que  l'impar- 
faite ébauche  de  la  comédie,  était  réimprimée  telle  quelle 
en  1619.  En  1623,  les  libraires  Blount  et  Jaggard  pu- 
bliaient, dans  la  grande  édition  in-folio  du  théâtre  complet 
de  Shakespeare,  l'œuvre  définitivement  retouchée  par  le 
maître,  la  comédie  à  jamais  achevée  qui  aujourd'hui  égaie 
le  monde  entier. 

Maintenant  franchissons  un  intervalle  de  quatre-vingts 


12  LES  FARCES. 

ans.  —  En  1702,  un  dramaturge  en  vogue,  un  certain  John 
Dennis,  ayant  altéré  pour  la  scène  de  Drury-Lane  la  comé- 
die de  Shakespeare,  publie  son  rifacimento  sous  ce  titre  : 
le  Galant  comique,  avec  une  préface  au  lecteur  contenant 
ces  lignes  :  «  Que  cette  comédie  [les  Joyeuses  épouses  de 
»  Windsor)  n'était  point  à  mépriser,  je  le  conjecturais  pour 
»  plusieurs  raisons.  D'abord,  je  savais  fort  bien  (/  hiew 
»  very  well)  qu'elle  avait  plu  à  une  des  plus  grandes  reines 
»  qui  aient  jamais  existé,  grande  non-seulement  par  sa  sa- 
»  gesse  dans  l'art  du  gouvernement,  mais  par  sa  connais- 
»  sance  des  belles -lettres  et  par  son  goût  délicat  pour  le 
»  drame,  goût  qui  nous  est  démontré  par  l'admiration 
»  qu'elle  avait  des  anciens.  Cette  comédie  fut  écrite  par  son 
»  commandement  et  par  ses  directions  ;  et  elle  était  si  im- 
»  patiente  de  la  voir  jouée,  qu'elle  commanda  que  la  pièce 
»  fût  achevée  en  quinze  jours;  et  elle  fut  ensuite,  comme 
»  nous  le  dit  la  tradition,  fort  satisfaite  de  la  représenta- 
»  tion...  » 

Ainsi,  d'après  la  tradition  rapportée  pour  la  première  fois 
par  John  Dennis,  la  comédie  les  Joyeuses  épouses  de  Wind- 
sor aurait  été  composée  par  le  commandement  exprès  de  la 
reine  Elisabeth,  écrite  selon  ses  directions,  et  achevée  en 
deux  semaines.  — En  1709,  le  chroniqueur  Rowe,  faisant 
la  biographie  de  Shakespeare,  ajoute  au  rapport  de  Dennis 
les  détails  nouveaux  que  voici  :  «  La  reine  fut  si  charmée 
»  de  l'admirable  rôle  de  Falstaff  dans  les  deux  parties  de 
»  Henry  JV  qu'elle  commanda  au  poète  de  le  continuer 
»  dans  une  pièce  nouvelle  en  montrant  le  personnage 
»  amoureux  :  ce  fut  à  cette  occasion,  dit-on,  que  cette  co- 
»  médie  fut  écrite.  »  Enfin,  en  1710,  Gildon,  dans  ses  Re- 
marques sur  les  pièces  de  Shakespeare,  répète,  avec  le  ton 
de  la  certitude,  que  la  reine  obligea  Shakespeare  à  mettre 
en  scène  Falstaff  amoureux  :  «  J'ai  la  parfaite  assurance, 
»  ajoute-t-il,  qu'il  acheva  l'œuvre  en  quinze  jours.  Chose 


INTRODUCTION.  13 

»  prodigieuse,  quand  on  considère  que  tout  est  si  bien 
»  imaginé  et  mené  sans  la  moindre  confusion  !  » 

La  tradition,  ainsi  consacrée  par  trois  témoignages  suc- 
cessifs, acquiert  et  garde  pendant  tout  le  dix-huitième  siècle 
la  consistance  d'un  fait  historique.  Les  commentateurs  la 
corroborent  de  leur  adhésion  unanime.  Pope  et  Théobald 
l'enregistrent,  en  déclarant  toutefois  que  l'ouvrage  écrit  par 
Shakespeare  à  la  requête  royale  est  l'ouvrage  embryonnaire 
imprimé  en  1602,  et  non  l'ouvrage  définitif  publié  en  1623. 
Johnson  la  mentionne  et  s'en  sert  pour  critiquer  les  Joyeuses 
épouses  de  Windsor,  faisant  remarquer  que  «  nul  labeur 
n'est  plus  ardu  que  d'écrire  d'après  les  idées  d'aulrui.  » 
Enfin  l'oracle  Malone  la  proclame  et  l'explique  solennelle- 
ment. Malone  pense  qu'elle  a  été  transmise  à  Dennis  et  à 
Gildon  par  Dryden  et  à  Dryden  par  Davenant,  et  affirme, 
avec  Pope  et  Théobald,  qu'elle  s'appUque  à  l'œuvre  ébau- 
chée; il  ajoute  que  la  comédie,  probablement  esquissée  en 
1601  et  retouchée  en  1603,  doit  être  logiquement  placée 
avant  Henry  F,  bien  qu'elle  ait  été  chronologiquement  con- 
çue après  ce  drame-chronique,  joué  en  1600.  «  Le  fait  est, 
»  dit-il,  que,  bien  qu'elle  doive  être  lue,  comme  l'a  dé- 
»  claré  le  docteur  Johnson,  entre  la  seconde  partie  de 
»  Henry  IV  et  Henry  V,  elle  fut  écrite  après  Henry  V  et 
»  quand  déjà  Shakespeare  avait  tué  Falstaff.  Shakespeare, 
»  ayant  ressuscité  sir  John  par  déférence  pour  le  comman- 
»  dément  royal,  jugea  nécessaire  en  même  temps  de  res- 
»  susciter  tous  les  personnages  avec  qui  on  était  habitué  à 
»  le  voir.  »  Cette  théorie  de  Malone,  confirmant  et  éluci- 
dant la  tradition,  est  acceptée  sans  réserve  par  les  critiques 
les  plus  compétents  du  commencement  de  ce  siècle,  —  en 
Angleterre,  par  Goleridge,  Hazlitt  et  Skottowe,  —  en  Alle- 
magne, par  Tieck  et  Schlegel.  Déjà  cependant  la  dissidence 
éclate.  George  Chalmers,  dans  son  «Apologie  supplémen- 
taire, »  attaque  à  fond  le  verdict  de  Malone,  traite  la  tradi- 


14  LES  FARCES. 

tion  de  fable,  déclare  qu'en  l'année  1601,  l'année  de  l'exé- 
cution d'Essex,  la  reine  Elisabeth  n'était  pas  en  humeur  de 
s'occuper  dej^areillesplaisa^iteries,  et,  se  fondant  sur  certains 
rapprochements  de  détails,  émet  cette  hypothèse  toute  nou- 
velle que  la  comédie  de  Shakespeare,  écrite  dès  1596,  doit 
être  placée  logiquement  et  chronologiquement  avant  la  pre- 
mière partie  de  Henry  IV.  En  vain  Nathan  Drake  crie  au 
paradoxe  et  défend  chaleureusement  la  théorie  de  Malone. 
M.  Knight  revient  à  la  charge  contre  cette  théorie,  met  en 
question  la  tradition,  puis,  croyant  voir  dans  un  passage  de 
la  pièce  une  allusion  à  une  visite  faite  à  la  cour  d'Angle- 
terre par  un  certain  comte  de  Montbéliard,  en  1592,  pré- 
tend que  la  comédie  a  dû  être  écrite  à  cette  occasion,  et 
conclut  avec  Chalmers  que,  composée  avant  la  première 
partie  de  Henry  IV,  elle  fait  prologue  à  cette  première  par- 
tie. Sur  quoi,  M.  Halliwell  tente  une  transaction  entre  Ma- 
lone et  M.  Knight, —  inchnant  à  croire  avec  M.  Knight  que 
la  comédie  a  dû  être  conçue  dans  son  état  primitif  en  1592, 
mais  reconnaissant  avec  Malone  qu'elle  fait  suite  dramati- 
quement à  la  seconde  partie  de  Henry  IV .  Enûn  (1860), 
M.  Staunton,  dans  cette  belle  édition  qu'a  illustrée  l'élégant 
crayon  de  John  Gilbert,  rejette  la  conjecture  de  M.  Knight, 
repousse  l'opinion  mixte  de  M.  Halliwell,  affirme  de  nou- 
veau la  tradition  léguée  par  le  dix-huitième  siècle  et  se  ral- 
lie définitivement  à  la  théorie  de  Malone. 

Maintenant  oij  est  la  vérité  entre  tant  d'hypothèses  diffé- 
rentes? Dégageons  les  diverses  questions  impliquées  dans 
ce  débat  séculaire. 

Première  question  :  Quelle  date  faut-il  assigner  à  la  co- 
médie de  Shakespeare?  Est-ce  l'année  1601,  indiquée  par 
Malone?  ou  l'année  1596,  fixée  par  Chalmers?  ou  l'année 
159i,  préférée  par  MM.  Knight  et  Halliwell? 

Deuxième  question  :  La  tradition  rapportée  par  John 
Dennis,  et  léguée  par  le  dix-huilième  siènle  ;uji  dix-neu- 


INTRODUCTION.  \L 

vième,  doit-elle  être  rejetée  complètement,  comme  elle  l'est 
par  Chalmers,  repoussée  partiellement,  comme  elle  l'est 
par  MM.  KnightetHalliwell,  ou  affirmée  absolument,  comme 
elle  l'est  par  Malone  et  par  l'immense  majorité  des  com- 
mentateurs? 

Troisième  question  :  La  comédie  de  Shakespeare  doit-elle 
être  regardée  comme  une  introduction  à  la  première  partie 
de  Henry  IV,  conformément  à  l'opinion  de  Chalmers  et  de 
M.  Knight,  ou  comme  faisant  suite  à  la  seconde  partie, 
selon  l'avis  de  Johnson  ? 

Je  vais  essayer  de  résoudre  le  triple  problème. 

Tout  d'abord  une  présomption  grave  s'élève  contre  la  théo- 
rie de  Chalmers  et  de  M.  Knight.  En  1598,  Mères,  critique 
enthousiaste  de  Shakespeare,  donne  le  catalogue  des  comé- 
dies jusque-là  publiées  par  le  poëte  :  il  cite  les  Deux  gentils- 
hommes de  Vérone,  la  Comédie  des  erreurs,  Peines  d'amour 
perdues,  Peines  d'amour  gagnées  (titre  primitif  de  Tout  est 
bien  qui  finit  bien),  le  Songe  d'une  nuit  d'été,  le  Marchand 
de  Venise,  mais  ne  nomme  pas  les  Joyeuses  épouses  de 
Windsor.  Or,  si  cette  dernière  œuvre  était  composée  dès 
1592  ou  1596,  si  elle  était  au  répertoire  depuis  plusieurs 
années,  comment  se  fait-il  que  l'auteur  de  Palladis  Tamia 
ne  l'ait  pas  mentionnée?  Manque  de  mémoire,  dira-t-on. 
Mais  Mères  a-t-il  pu  oublier  cette  inoubliable  comédie, 
vouée  dès  son  apparition  à  un  succès  populaire,  la  plus  an- 
glaise peut-être  des  compositions  du  maître,  une  comédie 
dont  le  sujet,  pris  dans  les  mœurs  intimes  des  classes 
moyennes,  devait  intéresser  profondément  la  nation,  une 
comédie  faite  pour  passionner  et  la  cour  et  la  ville,  et  qui 
d'ailleurs,  comme  l'annonce  le  titre  de  l'édition  de  1602, 
avait  été  plusieurs  fois  représentée  devant  Sa  Majesté  la 
reine  Ehsabeth?  Le  critique,  qui  se  souvenait  si  bien  de 
Henry  IV,  pouvait-il  ne  pas  se  rappeler  une  œuvre  qui  en 
est  le  complément  scénique  et  qui  a  pour  protagoniste  le 


16  LES  FARCES. 

héros  comique  de  ce  drame  illustre?  Le  silence  de  Mères 
n'a,  selon  moi,  qu'une  explication  raisonnable  :  si  Mères 
n'a  pas  mentionné  les  Joyeuses  épouses  de  Windsor  en 
1598,  c'est  qu'en  1598  les  Joyeuses  épouses  de  Windsor 
n'existaient  pas  encore. 

Je  rejette  donc  à  priori  la  date  1592,  proposée  par 
MM.  Knight  et  Halliwell,  et  la  date  1596,  adoptée  par  Chal- 
mers;  mais  je  n'accepte  pas  davantage  la  date  1601,  fixée 
par  Malone  et  par  Drake.  L'année  1601  est  l'époque  la  plus 
sombre  peut-être  de  la  vie  et  du  règne  d'Elisabeth;  c'est 
l'année  de  la  révolte  et  du  supplice  d'Essex  ;  et  je  conviens 
avec  Chalmers  qu'alors  la  reine  Elisabeth,  veuve  de  son  fa- 
vori, ne  devait  guère  être  en  humeur  de  s'amuser  d'une  co- 
médie, encore  moins  d'en  commander  une.  Selon  moi, 
c'est  donc  dans  l'intervalle  entre  l'année  1598  et  l'année 
1601  exclusivement  qu'a  dû  être  conçue,  composée,  mon- 
tée et  jouée  devant  la  reine  la  comédie  imprimée  en  1602 
par  l'éditeur  Johnson.  En  effet  l'histoire  fournit  à  l'appui 
de  ma  conjecture  un  document  remarquable  qui,  chose 
étrange,  a  jusqu'ici  échappé  à  l'attention  des  commenta- 
teurs. 

L'hiver  de  1599-1600  fut  singulièrement  gai  à  la  cour 
d'Angleterre.  Elisabeth,  qui  venait  de  mettre  Essex  aux  ar- 
rêts, affecta  une  joie  cruelle  tant  que  dura  cette  rigoureuse 
captivité.  Elle  eut,  notamment  aux  fêtes  de  Noël,  comme 
une  frénésie  de  plaisir.  Le  courtisan  Rowland  Whyte,  sorte 
de  Dangeau  anglais  à  l'affût  de  tous  les  faits  et  gestes  de  la 
reine,  raconte,  dans  une  de  ses  lettres  à  sir  Robert  Sydney, 
que  Sa  Majesté  s'amusait  alors  fréquemment  à  faire  danser 
ses  femmes  au  son  du  tambourin.  Elle  riait,  elle  jouait, 
elle  chantait,  elle  coquetait  avec  ses  gentilshommes,  elle  se 
mêlait  elle-même  aux  rondes  joyeuses  et  agitait  en  cadence 
ses  vieilles  jambes  de  soixante-huit  ans.  Tout  lui  était  pré- 
texte à  divertissements.  L'envoyé  de  l'archiduc  Albert,  lo 


INTRODUCTION.  17 

flamand  Vereiken,  étant  venu  pour  négocier  la  paix  entre 
l'Angleterre  et  la  maison  d'Autriche,  la  reine  le  reçut  en 
grand  gala,  le  23  février  1600,  et,  au  moment  où  l'ambas- 
sadeur lui  remit  ses  lettres  de  créance,  elle  lui  dit  en  sou- 
riant :  «  J'ai  ouï  dire  que  vous  étiez  personnellement  dési- 
»  reux  de  me  voir;  vous  n'en  êtes  que  mieux  venu.  » 
Gracieuseté  royale  à  laquelle  le  flamand  répondit  par  cette 
fadaise  diplomatique  :  «  Il  est  vrai  que  je  brûlais  d'entre- 
»  prendre  ce  voyage  pour  voir  Votre  Majesté  qui,  pour  la 
»  beauté  et  la  sagesse,  surpasse  tous  les  princes  du  monde, 
»  et  je  me  considère  comme  infiniment  obligé  à  ceux  qui, 
»  en  m'envoyant  ici,  m'ont  procuré  le  bonheur  dont  je 
»  jouis.  »  Tout  cela,  du  reste,  était  dit  du  bout  des  lèvres. 
Si  coquette  qu'elle  fût  avec  le  plénipotentiaire  catholique, 
la  reine  protestante  n'avait  au  fond  nulle  envie  de  traiter 
avec  lui  ;  car  en  ce  moment-là  même  elle  méditait  le  re- 
nouvellement de  son  pacte  d'alliance  avec  les  révoltés  de 
Hollande.  Bien  éloignée  de  répondre  sérieusement  à  l'en- 
voyé flamand,  elle  ne  s'occupa  que  de  le  distraire.  Sir  Wal- 
ter  Raleigh,  chargé  de  faire  à  Vereiken  les  honneurs  de 
Londres,  lui  montra  l'abbaye  de  Westminster,  les  tom- 
beaux et  autres  singularités  du  lieu.  Rowland  Whyte  écri- 
vait à  son  ami  sir  Robert  Sydney,  à  la  date  du  samedi 
8  mars  1600  :  «  Toute  cette  semaine,  les  lords  ont  été  à 
»  Londres  et  ont  passé  le  temps  en  fêtes  et  en  spectacles  ; 
»  car  Vereiken  a  dîné  mercredi  avec  milord  trésorier  qui 
»  lui  a  donné  un  dîner  royal  ;  jeudi,  milord  chambellan  l'a 
»  festoyé  et  lui  adonné  un  très-grand  et  très-délicat  dîner; 
»  et  là,  dans  l'après-midi,  ses  comédiens  ont  joué  devant 
y>  Vereiken  Sir  John  Oldcastle,  à  son  grand  contentement, 
»  and  there  in  the  afternoone  bis  Plaiers  acted  before  Ve- 
»  reiken  Sir  John  Oldcastell  to  his  great  contentment.  » 
»  —  Sydney  Papers,  éd.  1746,  tome  II,  page  175. 
Or,  quelle  est  cette  pièce  intitulée  :  Sir  John  Oldcastle, 


18  LES  FARCES. 

qui  fut  représentée  officiellement,  le  jeudi  6  mars,  par  les 
comédiens  du  lord  chambellan  devant  l'ambassadeur  de 
l'archiduc  et  qui  contenta  si  fort  celui-ci?  Au  premier  abord, 
on  est  tenté  de  croire  qu'il  s'agit  d'un  drame  en  deux  parties, 
ayant  pour  titre  :  la  Vie  de  sir  John  Oldcastle,  lord  Cobham, 
pour  la  composition  duquel  quatre  auteurs,  Monday,  Dray- 
ton,  Wilson  et  Hathaway,  reçurent  du  chef  de  troupe  Hens- 
lowe  la  somme  de  dix  livres,  à  la  date  du  16  octobre  1599, 
et  qui  fut  publié  en  1600  par  le  libraire  Thomas  Pavier. 
Mais  cette  supposition  ne  résiste  pas  à  l'examen.  Le  drame, 
acheté  par  Henslowe,  fut  monté  et  représenté,  non  par  la 
troupe  du  lord  chambellan,  mais  par  la  troupe  dont  Hens- 
lowe lui-même  était  le  chef,  et  dont  le  lord  amiral  était  le 
patron;  la  preuve  de  ce  fait  est  en  tête  de  l'édition  de 
160    qui  publie  le  drame  en  question,  «  tel  qu'il  a  été  joué 
récemment  par  les  serviteurs  du  très-honorable  comte  de 
Nottingham,  lord  grand  amiral  d'Angleterre.  »  D'ailleurs, 
il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  drame  publié  en  1600 
pour  reconnaître  qu'il  n'a  pu  être  représenté  devant  Verei- 
ken  au  grand  contentement  de  celui-ci.  Une  pièce  ayant 
pour  idée  fondamentale  la  réhabilitation  du  martyr  Oldcastle, 
qui  fut  brûlé  vif  en  1418,  comme  partisan  des  doctrines 
hétérodoxes  de  Wiclef,  ne  pouvait  certes  pas  être  agréable  à 
un  catholique  représentant  de  la   très-catholique  maison 
d'Autriche.  Vereiken,  loin  de  s'en  déclarer  content,  se  fût 
certainement  tenu  pour  offensé  d'un  spectacle  qui  outrageait 
ses  convictions  religieuses  en  présentant  les  prêtres  papistes 
comme  des  brigands  et  des  assassins.  Évidemment  donc  la 
pièce  qui  charma  si  fort  Vereiken  dans  l'après-midi  du  jeudi 
6  mars  n'était  pas  et  ne  pouvait  pas  être  l'ouvrage  acheté  et 
monté  par  Henslowe  dès  1599.  Qu'était-ce  donc  que  cette 
pièce?  Eh  bien,  selon  mon  hypothèse,  c'était  la  comédie 
même  de  Shakespeare,  la  comédie  publiée  en  1602  par  le  li- 
braire Johnson  sous  ce  titre  :  «  Une  comédie  fort  plaisante  de 


INTRODUCTION.  19 

Sir  John  Falstajfe  et  des  joyeuses  épouses  de  Windsor, 
comme  elle  a  été  diverses  fois  jouée  par  les  serviteurs  du 
très-honorable  lord  chambellan.  »  Au  lieu  de  ce  mot  :  Fals- 
taffe^  mettez  ce  mot  :  Oldeastle,  et  tout  devient  clair;  le 
problème,  qui  depuis  cent  cinquante  ans  intrigue  toute 
la  critique,  est  résolu. 

Or,  rappelons-nous  ce  fait  incontestable  et  incontesté  que 
le  personnage  bouffon,  aujourd'hui  si  fameux  sous  le  nom 
deFalstaff,  porta  dans  l'origine  le  nom  tragique  d'Old- 
castle.  Le  nom  d' Oldeastle  est  encore  lisible  dans  le  texte 
de  l'édition  originale  de  Henry  IV  (se.  II,  part.  II)  en  tête 
d'une  des  répliques  de  Falstaff  au  grand  juge,  «  A  la  pre- 
mière représentation  de  Henry  F,  écrivait  du  temps  de  notre 
poêle  le  docteur  Richard  Japies,  le  personnage  à  qui  était 
confié  le  rôle  du  bouffon  était  non  Falstaff,  mais  sir  John 
Oldeastle  :  des  descendants  de  ce  personnage,  qui  por- 
taient son  litre,  s'étant  justement  offensés  d'une  telle  exhi- 
bition, le  poète  fut  forcé  de  recourir  au  maladroit  expé- 
dient d'outrager  sir  John  Fastolphe ,  un  homme  d'une 
vertu  non  moindre  * »  Ainsi,  —  l'assertion  du  doc- 
teur James  le  prouve,  —  le  héros  comique  du  poète  resta 
populairement  connu  sous  l'appellation  d'Oldcastle  jusqu'à 
la  fin  du  seizième  siècle ,  en  dépit  même,  semble-t-il,  du 
changement  de  nom  opéré  déjà  par  Shakespeare  lors  de  la 
publication  de  la  première  édition  de  Henry IV  en  1597.  Il 
est  donc  tout  naturel  que  Rowland  Whyte,  habitué  à  cette 
appellation  famihère,  ait,  dans  sa  lettre  à  sir  Robert  Syd- 
ney désigné  par  le  titre  Sir  John  Oldeastle  la  comédie  de 
Shakespeare,  qui  fat  publiée  en  1602  par  Johnson  et  qui, 
retouchée  ultérieurement  par  l'auteur,  fut  jouée  en  1613 
devant  l'Électeur  Palatin  sous  ce  titre  :  Sir  John  Falstaff^. 

^  Extrait  d'une  lettre  récemment  retrouvée  à  la  bibliothèque  dite  Bodkian 
library. 
2  «  Payé  à  John  Héminge,  sur  un  mandat  du  conseil  daté  de  Whitehall, 


20  LES  FARCES. 

Je  dis  que  la  pièce,  jouée  en  1600  devant  Vereiken,  était 
l'œuvre  embryonnaire,  imprimée  en  1602,  et  non  l'œuvre 
définitive,  imprimée  en  1623;  et  voici  un  détail  curieux 
qui  vient  à  l'appui  de  mon  opinion.  L'ambassadeur  de  l'ar- 
chiduc  Albert,  Vereiken,  était  flamand,  rappelons- nous-le. 
Or,  dans  la  comédie  révisée  et  publiée  en  1623,  il  y  a 
deux  gros  sarcasmes  à  l'adresse  des  Flamands.  A  la  fin  de  la 
scène  V  le  mari  jaloux  Gué  (Ford)  se  dit  qu'il  aimerait 
mieux  «  confier  son  beurre  à  un  Flamand  ^  sa  bouteille 
d'eau -de -vie  à  un  Irlandais,  sa  haquenée  à  un  voleur 
en  promenade  que  sa  femme  à  elle-même.  »  Ailleurs,  au 
commencement  de  la  scène  IV,  mistress  Page,  lisant  la  dé- 
claration d'amour  de  Falstaff,  s'écrie  avec  indignation  : 
«  Quelle  légèreté  cet  ivrogne  flamand  a-t-il  donc  découverte 
dans  ma  conduite  pour  oser  m'assaillir  de  cette  manière?  » 
Cette  qualification  d'ivrogne  adressée  au  Flamand  par  une 
bouche  anglaise  était  d'autant  plus  offensante,  remar- 
quons-le, qu'elle  exprimait  un  grief  national.  Les  contem- 
porains de  Shakespeare  accusaient  fort  sérieusement  le  peu- 
ple des  Pays-Bas  de  les  avoir  initiés  à  l'ivrognerie.  Sir  John 
Smythe  raconte  avec  amertume,  dans  ses  Causeries  (1590), 
que  la  nation  anglaise,  jadis  une  des  plus  sobres  de  la  chré- 
tienté, contracta  ce  détestable  vice  à  la  suite  des  campagnes 
de  Flandre.  Or,  est-il  probable  qu'une  pièce  contenant 
des  paroles  si  injurieuses  pour  les  mœurs  flamandes  ait 
été  représentée  devant  un  ambassadeur  flamand,  à  la  grande 


le  vingtième  jour  de  mai  1613,  la  somme  de  33  livres  6  shillings  8  deniers 
pour  avoir  représenté  devant  Son  Altesse  le  prince  Charles,  Madame  Elisabeth 
et  le  prince  Électeur  Palatin  quatorze  pièces,  à  savoir  Philaster,  la  Bande 
des  fous^  Beaucoup  de  hruit  "pour  rien,  la  Tragédie  de  la  Vierge,  le 
Joyeux  Diable  d'Edmonton,  la  Tempête,  Roi  et  pas  roi,  la  Tragédie  des 
Jumeaux,  le  Conte  d'Hiver,  Sm  John  Falstaffe  {les  Joyeuses  Épouses  de 
Windsor),  le  More  de  Venise,  le  Grand  Seigneur,  la  Tragédie  de  César  et 
V Amour  sanglant.  »  Extrait  des  comptes  de  Lord  Harrington,  trésorier  de 
la  chambre  de  Jacques  1". 


INTRODUCTION.  21^ 

satisfaction  de  cet  ambassadeur?  Non,  certes.  Eii  bien, 
chose  digne  de  remarque,  ces  deux  passages,  si  malson- 
nants aux  oreilles  flamandes,  que  contient  la  comédie  révi- 
sée, ne  sont  pas  dans  la  comédie  ébauchée.  Dans  la  pièce 
publiée  en  1602,  il  n'est  pas  question  d'ivrogne  flamand,  et 
le  membre  de  phrase  donner  son  beurre  à  un  Flamand 
manque  justement  à  la  phrase  dite  par  Gué.  Je  conclus 
de  là  que  c'est  l'œuvre  primitive  qui  fut  jouée  devant 
l'envoyé  de  Tarchiduc.  Le  sarcasme,  interdit  à  Shakespeare 
lors  de  la  conception  de  la  comédie,  lui  fut  amplement 
permis  lors  de  la  révision.  Quand  le  plénipotentiaire  de  la 
maison  d'Autriche  fut  parti,  quand  les  négociations  furent 
rompues  entre  Bruxelles  et  Londres,  quand  les  rives  oppo- 
sées de  la  Flandre  catholique  et  de  l'Angleterre  protestante 
furent  redevenues  ennemies,  le  poëte  alors  reprit  sa  liberté 
et  fut  parfaitement  à  l'aise  pour  ouvrir  contre  les  papistes 
flamands  le  feu  de  ses  épigrammes. 

Ceci  admis  que  la  pièce  représentée  devant  Vereiken  en 
1600  est  la  comédie  de  Shakespeare,  telle  qu'elle  fut  im- 
primée en  1602,  l'ensemble  des  circonstances  historiques 
rattachées  aux  Joyeuses  Épouses  de  Windsor  se  développe 
logiquement.  L'allusion  à  certain  duc  de  Germanie  visitant 
la  cour  d'Angleterre,  —  allusion  que  MM.  Knight  et  Hal- 
liwell  rattachent  à  un  comte  de  Montbéliart  venu  à  Londres 
en  1592,  —  peut  tout  aussi  bien  s'appliquer  à  l'archiduc 
Albert,  représenté  par  son  ambassadeur.  La  tradition  men- 
tionnée par  Dennis  acquiert  une  grande  vraisemblance  :  il 
est  tout  simple  que  la  reine  Elisabeth,  recevant  solennelle- 
ment l'envoyé  de  la  maison  d'Autriche,  ait  elle-même  in- 
clus dans  le  programme  officiel  des  fêtes  données  en  cette 
circonstance  la  représentation  d'une  pièce  nouvelle  par  la 
troupe  que  patronnait  son  chambellan.  Ce  divertissement 
entrait  en  quelque  sorte  dans  sa  politique.  Elle  jugeait 
nécessaire  d'amuser  le  diplomate  catholique,  et  certes 
XIV.  2 


22  LES  FARCES. 

elle  ne  pouvait  mieux  l'amuser  qu'en  faisant  ressusciter  par 
Shakespeare  le  personnage  éminemment  bouffon  qui  l'avait 
tant  fait  rire  elle-même  à  la  représentation  de  Henry  IV. 
D'après  la  tradition,  la  comédie,  commandée  par  la  reine, 
aurait  dû  être  composée  en  moins  de  quinze  jours.  La 
brièveté  du  délai  ainsi  accordé  à  l'auteur  s'explique  ici  tout 
naturellement,  la  représentation  devant  avoir  lieu  en  pré- 
sence d'un  ambassadeur  dont  la  mission  extraordinaire 
devait  être  de  courte  durée;  et  en  effet  Vereikefa,  débarqué 
à  l'escalier  de  la  Tour  de  Londres  le  48  février,  était  reparti 
pour  Bruxelles  le  11  mars  4600.  —  Ainsi  pressé  par  le 
temps,  le  poète  dut  se  dépêcher  d'accomplir  le  miracle  qui 
lui  était  commandé.  Sans  avoir  le  temps  de  la  méditation,  il 
dut  faire  revivre  Falstaff  et  ses  compagnons,  et  ranimer 
pour  une  intrigue  nouvelle  ces  personnages  si  populaires 
tout  fraîchement  enterrés  dans  Henry  V. 

On  voit  d'ici  l'immense  difficulté  de  cette  tâche.  Il  fallait 
que  la  pièce  écrite  en  hâte  restât  constamment  en  harmonie 
intime  avec  les  drames  historiques  dont  elle  devait  former 
le  complément.  Il  fallait  que  l'action  de  cette  pièce  pût  pren- 
dre logiquement  sa  place  dans  lecourantdes  événements  qui 
font  le  sujet  de  la  trilogie  lancastrienne.  Il  fallait  enfin  que 
ces  individuahtés  si  originales,  Falstaff,  Bardolphe,  Pistolet, 
Nym,  Shallow,  mistress  Quickly,  figurassent  dans  la  fable 
improvisée  sans  contredire  ni  leur  caractère  ni  leur  exis- 
tence antérieurement  connue.  Que  de  minutieux  problèmes 
à  résoudre  !  Grande  fut  la  perplexité  de  l'auteur  quand  il 
s'agit  de  déterminer  l'époque  à  laquelle  devait  avoir  lieu  la 
comédie  nouvelle.  La  farce  jouée  à  Falstaff  par  les  joyeuses 
bourgeoises  de  Windsor,  devait-elle  prendre  date  avant  ou 
après  sa  disgrâce,  sous  le  règne  de  Henry  IV  ou  sous  le 
règne  de  Henry  V?  Shakespeare,  en  improvisant  la  comé- 
die, se  prononça  d'abord  pour  la  première  solution,  et 
plaça  l'aventure  de  Windsor  avant  la  mort  de  Henry  IV  par 


INTRODUCTION.  23 

cette  exclamation  mise  dans  la  bouche  de  Falstaff  à  la  fin 
de  l'œuvre  ébauchée  :  «  Sur  ma  vie,  je  gage  que  ce  fou  de 
prince  de  Galles  est  en  train  de  tuer  les  daims  de  son 
père,  ni  lay  my  Ufe  the  mad  prince  of  Wales  is  stealing 
his  father's  deer.  »  Mais  Shakespeare  dut  reconnaître, 
après  réflexion,  les  nombreux  inconvénients  qu'il  y  avait  à 
placer  la  comédie  avant  l'avènement  de  Henry  V.  Si,  au 
moment  de  l'algarade  de  Windsor,  Henry  est  encore  prince 
de  Galles,  son  association  avec  sir  John  n'est  pas  dissoute, 
dame  Quickly  tient  encore  la  taverne  d'Eastcheap  d'oij, 
rappelons-nous~le ,  elle  n'a  été  enlevée  avec  Dorothée 
qu'immédiatement  avant  le  couronnement  de  Henry,  et  ne 
peut  pas  conséquemment  être  à  Windsor  la  femme  de  mé- 
nage du  docteur  Caïus  ;  le  juge  Shallow  en  est  encore  au 
temps  oii  il  se  rappelle  complaisamment  son  camarade  de 
collège  Falstaff,  et  oii,  fort  honoré  de  la  visite  de  ce  bon 
chevalier,  il  va  lui  prêter  mille  livres  sur  parole  ;  si  bien 
disposé  pour  Falstaff,  il  ne  peut  certainement  pas  avoir 
déjà  contre  lui  ce  gros  grief  du  daim  tué  pour  lequel  il 
veut  porter  plainte  devant  la  chambre  étoilée.  En  méditant 
sur  son  œuvre,  Shakespeare  vit  les  contradictions  cho- 
quantes que  lui  imposait  la  date  originairement  fixée  par 
lui  ;  dès  lors  il  se  ravisa,  et  résolut  de  placer  définitivement 
l'aventure  de  Windsor,  non  plus  avant,  mais  après  le  cou- 
ronnement de  Henry  V. 

Nul  doute  que  le  poëte,  en  révisant  sa  comédie,  n'ait 
tenu  à  marquer  ce  changement  d'époque.  Nous  ne  retrou- 
vons plus  dans  l'ouvrage  remanié,  tel  qu'il  fut  imprimé  en 
1623,  l'exclamation  de  Falstaff  croyant  entendre  le  cor  du 
prince  de  Galles  chassant  sur  les  terres  de  son  père.  Non 
content  de  cette  rature,  l'auteur  indique  par  des  détails 
nouveaux  que  la  comédie  prend  décidément  place  entre  la 
seconde  partie  de  Henry  IV  &{  Henry  V,  dans  la  période  in- 
déterminée qui  commence  à  la  disgrâce  de  Falstaff  el  finit 


24  LES  FARCES. 

à  sa  mort.  Ainsi,  l'amoureux  d'Anne  Page,  Fenton,  pré- 
senté comme  un  ancien  compagnon  du  prince  de  Galles  et 
de  Poins,  parle  comme  d'un  souvenir  déjà  lointain  de  ses 
extravagances  passées,  mij  riotspast  :  ce  qui  nous  donne  à 
entendre  que  la  folle  bande  patronnée  par  Hal  est  déjà 
licenciée.  Les  personnages  que  nous  avons  vus  dans 
Henry  IV  ont  évidemment  vieilli  quand  ils  reparaissent  à 
Windsor.  Falstaff,  qui  n'avait  guère  plus  de  soixante  ans 
dans  Henry  IV,  et  que  le  prince  de  Galles  appelait  son  été 
de  la  Saint-Martin,  est  dénoncé  par  mistress  Page  comme 
un  vieillard  glacé  et  flétri,  o/rf,  cold,  withered,  comme  un 
homme  presque  mis  en  pièces  par  l'âge,  one  that  is  very 
nigh  worn  to  pièces  by  âge.  Le  juge  Shallow,  qui,  dans 
Henry  IV^  se  rappelle  avoir  été  étudiant  cinquante-cinq  ans 
auparavant,  se  dit  ici  plus  qu'octogénaire  :  «  J'ai  vécu, 
dit-il,  quatre-vingts  ans  et  au  delà.  ».  Tous  ces  détails  ont 
été  ajoutés  par  la  retouche  au  texte  primitif  publié  en 
1602.  Un  dernier  raccord  significatif  met  hors  de  doute 
l'intention  du  correcteur.  On  se  rappelle  que  dans  la  se- 
conde partie  de  Henry  IV  dame  Quickly  se  donne  «  comme 
une  pauvre  veuve  d'Eastcheap,  »  et  que  dans  Henry  V  elle 
reparaît  brusquement  mariée  à  Pistolet.  Eh  bien,  ce  ma- 
riage entre  l'entremetteuse  et  l'enseigne,  que  rien  ne  faisait 
prévoir  dans  Henry  IV,  est  l'accomplissement  de  ce  vœu 
fantasque  que  la  pièce  révisée  fait  prononcer  par  Pistolet, 
quand  celui-ci  voit  sortir  dame  Quickly  de  chez  Falstaff  à  la 
scène  V  :  «  Forçons  de  voile,  donnons-lui  la  chasse,  his- 
sons les  bastingages.  Feu  !  elle  est  ma  prise,  she  is  myprize, 
ou  je  veux  que  l'océan  nous  engloutisse  tous,  » 

Ainsi  l'époque  est  bien  fixée.  Les  mésaventures  de  Falstaff 
à  Windsor  sont  postérieures  au  couronnement  de  Henry  V 
et  à  la  rupture  publique  de  sir  John  avec  son  royal  ami. 
Le  poëte  a  ainsi  marqué  puissamment  l'écart  final  entre 
ces  deux  existences  autrefois  mêlées  par  la  camaraderie. 


INTRODUCTION.  25 

Tandis  que  Hal  va  se  développer  dans  la  gloire,  Falstaff  va 
progresser  dans  la  honte.  Pendant  que  le  prince  régénéré, 
épuré,  transfiguré,  marche  de  triomphe  en  triomphe  et  de- 
vient à  Azincourt  la  plus  lumineuse  incarnation  de  la  pairie 
anglaise,  Falstaff,  disgracié,  ne  sachant  même  pas  se  con- 
tenter de  la  pension  qu'il  doit  à  une  aumône  princière,  en- 
detté incessamment  par  ses  appétits  croissants,  empêtré  de 
plus  en  plus  dans  la  crapule,  dégénérant  indéfiniment  dans 
la  matière,  désespérément  envahi  par  la  décrépitude,  n'est 
plus  qu'un  fantoche  grotesque  bon  à  amuser  des  enfants, 
et  qu'un  Cassandre   ridicule  berné  par  des  provinciales! 

Grâce  à  l'heureuse  modification  ainsi  apportée  par  le 
poëte  à  son  œuvre,  les  Joyeuses  Épouses  de  Windsor,  précé- 
dant immédiatement  Henry  V,  donnent  un  rehef  extraordi- 
naire à  ce  drame  héroïque.  La  dégradation  du  chevalier 
abruti  devient  la  contrepartie  de  l'apothéose  du  prince  idéa- 
lisé. La  farce  fait  repoussoir  à  l'épopée. 

La  comédie,  hâtivement  improvisée  par  Shakespeare  en 
d600,  n'a  acquis  sa  valeur  véritable  que  par  la  retouche. 
Cette  retouche  magistrale  lui  a  donné  ce  qui  lui  manquait, 
le  fini  du  détail,  la  précision  et  la  saillie  des  figures,  la 
mise  en  perspective  de  l'ensemble.  Le  défaut  choquant  de 
la  comédie  ébauchée  est  la  trop  brusque  accumulation  des 
incidents.  Les  trois  mystifications  dont  Falstaff  est  la 
victime  se  succèdent  presque  sans  préparation,  presque 
sans  explication.  Sir  John  n'a  pas  le  temps  de  respirer 
entre  toutes  ses  infortunes  :  à  peine  s'est-il  dépêtré  du 
panier  au  linge  sale  et  de  la  bourbe  de  la  rivière,  qu'il  se 
laisse  travestir  en  vieille  femme  pour  être  bâtonné;  et  il  n'a 
pas  plus  tôt  reçu  sa  volée  de  bois  vert,  qu'il  se  laisse  em- 
mener dans  le  parc  pour  y  être  tarabusté  de  plus  belle. 
Cette  précipitation  ôte  toute  vraisemblance  à  l'intrigue.  Il 
est  impossible  que  Falstaff,  si  aveuglé  qu'on  le  suppose, 
donne  si  vite  dans  tant  de  panneaux. 


26  LES  FARCES, 

Aussi  la  révision,  en  doublant  matériellement  l'étendue 
de  l'œuvre,  a-t-elle  largement  espacé  toutes  ces  péripéties. 
—  Dans  la  comédie  esquissée,  il  n'y  a  que  deux  petites 
scènes  entre  la  farce  de  l'immersion  et  la  farce  de  la  bas- 
tonnade; là,  aussitôt  que  Falstaff,  inondé  de  fange,  est  ren- 
tré à  son  auberge,  dame  Quickly  et  Gué  accourent  et  le  dé- 
cident à  tenter  une  seconde  épreuve  ;  puis  intervient  un 
court  dialogue  dans  lequel  les  deux  rivaux  Fenton  et  Slen- 
der  sont  mis  en  présence  de  leur  chère  Anne  Page  ;  après 
quoi  Falstaff  reparaît,  et  le  second  tour  est  joué.  Dans  la  co- 
médie révisée,  l'action  suit  une  tout  autre  marche;  l'ordre 
des  scènes  est  interverti  ;  immédiatement  après  l'incident 
du  panier  à  lessive,  se  place  le  tableau  oii  figurent  Anne 
Page  et  ses  deux  galants;  puis  a  lieu  la  conférence  de  l'au- 
berge entre  Falstaff,  dame  Quickly  et  Gué  ;  et  alors,  pour 
empêcher  le  rapprochement  trop  brusque  entre  cette  con- 
férence et  la  mystification  qui  doit  s'ensuivre,  arrive  un 
épisode,  ajouté  tout  exprès  au  scénario  primitif,  ce  char- 
mant épisode  qui  nous  montre  mistress  Page  menant  «  son 
petit  homme  à  l'école  »  et  faisant  interroger  l'enfant  par  sir 
Hugh  Evans.  Ainsi  l'intervalle  entre  la  farce  du  panier  à 
lioge  et  la  farce  de  la  bastonnade,  qui  n'était  primitivement 
qac  de  deux  scènes,  est  ici  de  trois  scènes.  —  Le  poète  a 
pris  plus  de  précaution  encore  pour  amener  la  farce  dé- 
cisive du  parc  de  Windsor.  Dans  l'œuvre  esquissée  cette 
ftirce  n'est  séparée  de  la  précédente  que  par  quatre  scènes; 
elle  en  est  séparée  par  sept  scènes  dans  l'œuvre  révisée. 
Non  content  de  la  diversion  déjà  créée  par  la  réconciliation 
de  Gué  avec  sa  femme,  par  la  visite  burlesque  que  fait 
Simple  à  l'auberge  de  la  Jarretière,  par  le  bon  tour  que  le 
curé  et  le  docteur  jouent  à  l'aubergiste,  par  l'entretien  du 
susdit  aubergiste  avec  Fenton,  Shakespeare  a  ajouté  à  l'œu- 
vre originale  trois  scènes  destinées  spécialement  à  préparer 
la  mystification  finale  :  la  scène  où  Falstaff  reçoit  la  troi- 


INTRODUCTION.  27 

sième  visite  du  mari  jaloux  et  les  deux  scènes  qui  nous  mon- 
trent les  différents  groupes  de  conjurés  cheminant  tout  en 
causant  vers  le  lieu  du  rendez-vous.  Ainsi  ménagé,  expli- 
qué, comploté,  éclate  avec  toute  la  solennité  nécessaire  le 
féerique  coup  de  théâtre  du  dénoûment. 

Cette  scène  suprême  a  été  elle-même  profondément  mo- 
difiée par  la  retouche.  Dans  l'ouvrage  ébauché,  les  vers 
chantés  par  les  prétendus  lutins  autour  du  chêne  de  Herne 
sont  exclusivement  satiriques.  Les  lutins  s'excitent  à  des 
espiègleries  bouffonnes  :  ils  s'exhortent  à  pincer  les  ser- 
vantes qui  se  sont  couchées  sans  avoir  lavé  la  vaisselle  ni 
balayé  l'âtre,  et  à  troubler  sans  merci  le  sommeil  des  pro- 
cureurs et  des  records  «  aux  yeux  de  renard.  »  L'auteur  a 
raturé  cette  épigramme  un  peu  banale  contre  les  gens  de 
loi,  et  l'a  remplacée  par  cette  ode  fameuse  que  lui  inspire 
la  grandeur  immémoriale  du  château  de  Windsor.  Dans  un 
magnifique  mouvement  lyrique,  il  somme  les  rois  de  res- 
pecter à  jamais  cette  majesté  de  pierre  dont  ils  sont  les 
hôtes,  et  souhaite  fièrement  que  «  le  châtelain  soit  toujours 
digne  du  château.  »  Puis,  s'adressant  à  l'aristocratie  dont 
les  panoplies  armoriées  sont  rangées  à  l'ombre  du  monu- 
ment dans  la  chapelle  Saint-George,  il  émet  le  vœu  que  ces 
splendides  insignes  de  la  grandeur  mondaine  soient  aussi 
les  symboles  de  la  grandeur  morale.  De  l'avis  des  commen- 
tateurs, ces  vers  admirables  auraient  été  composés  à  pro- 
pos d'un  événement  qui  dut  intéresser  intimement  Sha- 
kespeare. En  juillet  1603,  le  noble  privilégié  à  qui  sont 
dédiés  les  sonnets  de  Will,  le  comte  de  Southampton,  tout 
récemment  délivré  de  captivité  par  la  mort  de  la  reine  Eli- 
sabeth, fut  installé  chevalier  de  la  Jarretière.  La  comédie  les 
Joyeuses  Épouses  de  Windsor  fut  représentée  de  nouveau 
h  la  cour  en  1604  ;  et  il  est  infiniment  probable  que,  révisant 
son  œuvre  à  cette  occasion,  le  poète  a  en  effet  voulu  adres- 
ser ici  un  délicat  souvenir  au  «  Lord  de  son  amour.  » 


28  LES  FARCES. 

Ce  qui  me  frappe  dans  cette  refonte  des  Joyeuses  épouses 
de  Windsor,  ce  n'est  pas  seulement  le  perfectionnement  de 
l'ensemble,  l'éclaircissement  de  l'intrigue,  c'est  principale- 
ment l'achèvement  du  détail.  Partout  sous  la  retouche  nais- 
sent les  traits  lumineux  qui  font  ressortir  les  personnages 
et  saillir  les  figures.  Ici,  une  exclamation  caractéristique 
nous  peint  sous  un  jour  tout  nouveau  la  mélancolique  Anne 
Page,  la  beauté  aux  cheveux  noirs  et  à  la  menue  voix  : 
n  Épouser  le  docteur  Caïus!  s'écrie-t-ellei  j'aimerais  mieux 
»  être  enterrée  vive  et  lapidée  avec  des  navets  !  »  Là  une 
phrase  ravissante  nous  explique  et  la  préférence  d'Anne 
pour  Fenton  et  le  triomphe  futur  de  celui-ci  :  «  Fenton 
»  voltige,  il  danse,  il  a  les  yeux  de  la  jeunesse,  il  écrit  des 
»  vers,  il  parle  en  style  de  gala;  il  a  un  parfum  d'avril  et 
»  de  mai.  Tl  l'emportera,  les  fleurs  le  lui  annoncent,  il 
»  l'emportera.  »  Maintenant  voulez-vous  voir  le  rival  de 
Fenton,  Slender?  C'est  encore  une  retouche  qui  va  vous  le 
révéler  :  «  Maître  Slender  a  une  toute  petite  figure  avec  une 
»  petite  barbe  jaune  comme  la  barbe  de  Caïn;  il  est  d'hu- 
»  meur  douce,  mais  il  a  la  main  aussi  leste  que  peut  l'avoir 
»  un  homme  à  tête  vive  ;  il  porte  la  tête  haute  et  se  pavane 
»  en  cheminant.  »  La  plus  grande  gloire  de  Slender,  en- 
core mise  en  lumière  par  la  retouche,  c'est  d'avoir  tenu  en 
laisse  le  terrible  ours  Sackerson,  le  plus  féroce  de  la  ména- 
gerie du  Bankside.  Dans  la  comédie  esquissée,  Slender, 
tout  gauche  qu'il  est,  a  encore  une  certaine  initiative  mo- 
rale :  il  conçoit  de  lui-même  l'idée  d'épouser  Anne  Page, 
et  il  a  assez  d'intelligence  pour  le  lui  dire  dans  un  tête  à 
tête  que  lui-même  a  su  ménager.  Dans  l'œuvre  révisée, 
Slender  est  bien  autrement  grotesque  :  son  mariage  avec 
Anne  Page  est  une  idée  du  curé  Evans,  adoptée  par  Shallow 
et  approuvée  par  Page,  et  les  trois  graves  personnages  ont 
beau  lui  seriner  son  rôle,  il  ne  vient  jamais  à  bout  de  faire 
sa  déclaration  à  la  jeune  fille.  Cette  figure  de  provincial  ou- 


liNTKODUCTlON.  29 

trecuidant  et  stupide,  qui  pour  Hazlitt  est  la  plus  originale 
de  l'œuvre,  n'est  pas  même  entrevue  dans  l'ébauche  ;  elle 
est  tout  entière  une  évocation  de  la  retouche.  La  retouche 
illumine  aussi  les  autres  figures.  Si  Gué  est  aussi  jaloux  de 
sa  femme,  c'est  que  «  sa  femme  jase  et  a  l'œillade  aga- 
çante. »  Si  Page  est  aussi  peu  inquiet  de  la  sienne,  c'est  que 
mistress  Page  «  est  aussi  loin  de  lui  donner  un  motif  de  ja- 
lousie que  le  monde  oii  nous  sommes  est  loin  des  antipo- 
des. »  Et  puis  c'est  que  mistress  Page  domine  absolument 
son  mari  et  règne  souverainement  dans  son  ménage  ;  «  Elle 
»  fait  ce  qu'elle  veut,  dit  ce  qu'elle  veut,  reçoit  tout,  paie 
»  tout,  va  au  ht  quand  il  lui  plaît,  se  lève  quand  il  lui  plaît; 
»  tout  va  comme  elle  l'entend  ;  et  vraiment  elle  le  mérite  ; 
»  car,  s'il  y  a  une  femme  aimable  dans  Windsor,  c'est 
»  celle-là.  »  Mistress  Page  est  honnête,  mais  point  prude  ; 
c'est  une  de  ces  femmes  aimables  qui  ont  la  vertu  enjouée, 
et  sa  loyauté  même  ressort  de  ce  trait  rabelaisien  qui  manque 
à  l'esquisse  :  «  Etre  mise  sous  presse  par  ce  Falstaff  !  j'aime- 
»  rais  mieux  être  une  géante  couchée  sous  le  mont  Pélion  !  » 
Les  Joyeuses  Épouses  de  Windsor  sont  une  œuvre  ex- 
ceptionnelle dans  l'immense  théâtre  de  Shakespeare.  Cette 
comédie  est  la  seule  composition  du  maître  qu'on  pourrait 
qualifier  aujourd'hui  de  réaliste.  Sauf  au  dénoûment  oii 
la  fantaisie  lyrique  reparaît  souveraine,  les  tableaux  qui  ici 
s'offrent  à  nous  semblent  tous  faits  d'après  nature.  Ici  tout 
vit,  tout  marche,  tout  s'agite  dans  l'air  même  que  respirait 
Shakespeare.  Ce  bourg  de  Windsor  condense,  dans  un  mi- 
crocosme complet,  la  société  anglaise  telle  que  l'a  faite  le 
moyen  âge.  La  critique  n'a  pas  encore  remarqué  que  toutes 
les  fonctions  essentielles  à  la  vie  civile  du  seizième  siècle 
sont  groupées  là  avec  un  art  admirable.  —  Celui-ci,  l'hôte 
de  la  Jarretière,  gai  compère,  gouailleur,  narquois,  plein 
de  son  importance,  ayant  le  sourire  fixe  de  l'hospitalité 
cosmopolite,  c'est  le  trait  d'union  primitif  de  tous  les  rangs 


30  LES  FARCES. 

et  de  toutes  les  classes,  le  familier  du  passant,  l'ami  inté- 
ressé de  quiconque  arrive,  le  compatriote  banal  de  tous  les 
étrangers,  l'aubergiste.  —  Cet  autre,  Caïus,  au  grasseye- 
ment exotique,  à  l'air  charlatan,  pédant  prétentieux,  tout 
bouffi  des  hautes  relations  qu'il  doit  à  un  savoir  probléma- 
tique, c'est  le  confident  indispensable  des  ménages,  le  visi- 
teur de  lu  cour  et  de  la  ville,  le  possesseur  des  recettes 
mystérieuses  d'Hippocrates  et  de  Paracelse,  le  médecin.  — 
Ce  troisième,  Evans,  au  regard  limpide,  à  la  mine  ouverte, 
Gallois  à  face  gauloise,  clerc  mondain  qui  entremêle  les 
chansons  d'amour  et  les  psaumes,  qui  manigance  les  ma- 
riages en  attendant  qu'il  les  consacre  et  qui,  au  besoin, 
croiserait  l'épée  comme  un  homme  d'armes,  c'est  l'indis- 
pensable représentant  du  spirituel  dans  le  temporel,  l'im- 
mémorial directeur  des  âmes,  le  rival  instinctif  du  médecin, 
le  curé.  —  Ce  quatrième,  Shallow,  vaniteux,  bavard,  im- 
portant, tout  fier  d'avoir  douze  brochets  dans  ses  armoiries, 
robin  décrépit  qui  rend  des  arrêts  en  latin  barbare,  c'est 
l'organe  de  la  loi,  le  pourvoyeur  de  la  vindicte  publique, 
l'arbitre  de  la  chicane,  le  défenseur  de  l'ordre,  le  juge.  — 
Ces  deux  autres,  Page  et  Gué,  personnages  sans  façon,  aux 
mains  rudes,  aux  allures  indépendantes  et  cordiales,  vivant 
grassement  sur  leurs  terres  qu'ils  exploitent,  fermiers-pro- 
priétaires, citadins  demi-campagnards,  ce  sont  les  repré- 
sentants de  l'antique  servage  émancipé,  les  hommes  de  la 
classe  moyenne,  les  francs  tenanciers,  les  bourgeois.  — Cet 
autre,  Slender,  à  la  silhouette  béatement  idiote,  ce  gobe- 
mouche  allié  aux  hobereaux  du  Glocestershire  et  neveu 
d'un  Custalorum,  ce  godelureau  qui  se  plaint  modestement 
de  n'avoir  à  son  service  que  trois  valets  et  un  page,  ce  mer- 
veilleux de  province  singeant  les  incroyables  de  la  capitale, 
fou  des  courses  de  chien,  passionné  pour  les  combats  d'ours, 
ayant  pour  l'escrime  un  goût  malheureux,  ce  galant  qui  ne 
peut  faire  sa  cour  s'il  n'a  pas  sur  lui  son  manuel  de  chan- 


INTRODUCTION.  31 

sons  et  de  sonnets,  c'est  le  personnage  intermédiaire  entre 
l'homme  de  qualité  et  le  bourgeois,  le  représentant  de  cette 
catégorie  de  plus  en  plus  nouibreuse  qui  en  Angleterre 
prend  place  entre  la  qualité  et  la  roture,  Y  esquive.  —  Cet 
autre  enfin,  Falstaff,  capitaine  encanaillé,  banneret  délabré, 
gentilhomme  gueux,  homme  d'épée  à  la  retraite,  frère  d'ar- 
mes dégénéré  des  preux  et  des  paladins,  c'est  le  type  mo- 
derne de  l'antique  race  conquérante,  la  dernière  incarnation 
de  l'aristocratie  primordiale,  le  chevalier. 

Tous  ces  personnages  si  bien  dessinés,  dont  chacun  re- 
présente une  classe,  —  l'hôtelier,  le  médecin,  le  curé,  le 
juge,  le  bourgeois,  l'esquire,  le  chevalier,  —  se  meuvent, 
s'agitent,  se  coudoient,  s'irritent,  se  provoquent,  se  dupent 
et  se  bafouent  dans  une  mêlée  bouffonne,  qu'une  étince- 
lante  gaîté  illumine  d'un  bout  à  l'autre.  L'action,  que  doit 
terminer  une  mascarade,  commence  par  un  gala.  Un  dîner, 
dont  la  pièce  de  résistance  est  un  pâté  de  venaison  envoyé 
par  Shallow,  réunit  chez  Page  presque  tout  le  personnel  de 
la  comédie.  C'est  dans  cette  réunion  joyeuse  que  se  nouent 
les  deux  intrigues  principales,  l'une  qui  doit  aboutir  à  la 
déconvenue  de  Slender,  l'autre  qui  doit  se  terminer  par 
l'humihation  de  Falstaff.  Tandis  que,  d'un  côté,  un  groupe 
composé  du  juge  Shallow,  du  curé  Evans  et  de  maître  Page 
complote  le  mariage  de  la  jolie  Anne  avec  cet  esquire  im- 
bécile, de  l'autre  le  chevalier  besoigneux  rumine  le  projet 
de  se  faire  entretenir  par  mistress  Page  et  mistress  Gué 
qu'il  honorera  en  même  temps  de  ses  faveurs  gentilhom- 
mières. Les  deux  bourgeoises,  qui  reçoivent  du  chevalier 
le  même  billet  doux,  sont  scandalisées  de  tant  d'impertinence 
et  résolvent  de  châtier  le  gros  paillard  en  lui  donnant  un 
rendez-vous  oii  il  sera  berné  d'importance.  Mais  cette  amu- 
sante contre-intrigue,  ourdie  par  les  deux  matrones  pour 
déjouer  l'intrigue  de  leur  aspirant  séducteur,  n'a  pas  suffi 
au  génie  bouffon  de  Shakespeare.  Le  poëte  a  doublé  la 


32  LES  FARCES. 

puissance  de  l'imbroglio,  en  provoquant  contre  Falstaff  la 
jalousie  d'un  des  deux  maris,  Gué,  qui  prend  au  tragique 
les  avances  ironiques  de  sa  femme,  et  qui,  pour  faire  avor- 
ter les  projets  amoureux  de  sir  John,  s'insinue,  sous  un 
déguisement,  dans  la  confidence  du  chevalier. 

Cette  situation  éminemment  comique  du  galant  ayant 
pour  confident  le  jaloux,  Shakespeare  l'a  empruntée,  en  la 
renouvelant,  au  roman  italien.  Dès  le  quatorzième  siècle, 
Ser  Giovanni  Fiorentino  avait  raconté,  dans  //  Pecorone 
(giornata  l,novella  2),  l'aventure  d'un  étudiant  de  Bologne 
qui,  s'étant  amouraché  d'une  femme  qu'il  ne  sait  pas  être  la 
propre  femme  de  son  professeur,  confie  à  celui-ci  ses  projets 
de  séduction  et  le  prévient  des  rendez-vous  que  lui  accorde 
la  belle.  Le  mari,  ainsi  averti  d'avance,  arrive  constamment 
au  milieu  des  tête-à-tête  ;  mais  constamment  l'étudiant 
échappe  à  ses  perquisitions,  une  fois  en  se  cachant  sous 
un  monceau  de  linge  fraîchement  revenu  de  la  lessive,  une 
autre  fois  en  s'esquivant  dans  l'obscurité  au  moment  où  la 
femme  ouvre  la  porte  au  jaloux.  Le  mari,  frustré  dans  ses 
recherches,  devient  furieux  ;  les  parents  de  la  femme  ac- 
courus le  traitent  de  fou,  le  garrottent,  i'étendent  sur  un 
matelas  devant  un  feu  ardent;  et  l'étudiant,  venu  alors  pour 
voir  son  maître,  reconnaît  celui  qu'il  a  trompé  et,  impuni 
jusqu'au  bout,  se  réfugie  à  Rome.  —  La  même  histoire  se 
retrouve  dans  un  recueil  de  nouvelles  publié  à  Venise  en 
1569,  Le  Tredeci  piacevoli  notti  ciel  S.  Gio.  Straparola  '  ; 
seulement  les  stratagèmes  d'évasion  y  sont  légèrement  mo- 
difiés, et  la  conclusion  en  est  plus  tragique.  Le  trompeur 
échappe  à  l'époux  trompé,  d'abord  en  se  fourrant  dans  le  lit 
conjugal  sur  lequel  les  rideaux  ont  été  tirés,  puis  en  se  ca- 
chant dans  une  malle  recouverte  de  linge,  enfin  en  se  fau- 

<  Les  facétieuses  nuits  de  Straparole,  traduites  par  Jean  Louveau  et  Pierre 
de  Larivey.  iv  nuit,  Table  iv.  —  bibliotiièque  eizévirienne.  —  Paynerre, 
éditeur. 


INTRODUCTION.  33 

filant  dans  une  caisse  remplie  de  papiers  de  famille  pré- 
cieux, que  la  femme  fait  emporter  de  la  maison  incendiée 
par  le  mari.  Sur  quoi  les  deux  adultères  s'enfuient  en  Por- 
tugal, et  le  mari  meurt  de  désespoir.  En  1590  le  conte  ita- 
lien est  popularisé  en  Angleterre  par  la  publication  des 
Nouvelles  du  Purgatoire  de  Tarleton.  Le  narrateur  anglais 
paraphrase  le  récit  de  Straparole  S  et  le  reproduit  presque 
servilement,  en  essayant  toutefois,  —  précaution  qui  lui  fait 
honneur,  —  de  pallier  la  faute  de  l'épouse  qu'il  représente 
comme  mariée  toute  jeune  et  contre  son  gré  à  un  docteur 
de  quatre-vingts  ans.  C'est  probablement  par  cette  version 
d'un  compatriote  que  Shakespeare  a  connu  le  récit  ita- 
lien. Mais  le  grand  poëte  n'a  accepté  ce  récit  que  pour 
le  transfigurer.  S'il  a  adopté  l'intrigue,  ce  n'a  été  qu'à  la 
condition  d'en  éliminer  la  circonstance  immorale,  l'adultère 
de  la  femme,  et  la  circonstance  odieuse,  la  mort  du  mari. 

C'est  une  étude  infiniment  curieuse  d'examiner  ce  que 
devient  la  donnée  italienne,  traitée  par  ces  deux  génies  si 
divers,  le  génie  anglais  et  le  génie  français.  Molière,  dans 
VÉcole  des  femmes^  s'empare  de  la  fable  même  que  Shakes- 
peare s'approprie  ici.  Or  Molière  est  d'accord  avec  Shakes- 
peare pour  dépouiller  la  fable  de  sa  conclusion  tragique  ; 
ainsi  que  Shakespeare,  Molière  tient  à  éliminer  la  circons- 
tance aggravante  de  l'adultère,  et  il  y  parvient,  autrement 
que  Shakespeare,  en  modifiant  radicalement  la  relation  de 
la  trompeuse  avec  le  trompé  :  Arnolphe  n'est  pas  pour 
Agnès  un  mari,  mais  un  soupirant  ;  et  cette  situation  per- 
met à  la  jeune  fille  de  se  donner  sans  crime  à  Horace 
qu'elle  préfère.  Mais  Molière  a  eu  beau  fournir  cette  excuse 
à  Agnès;  il  a  eu  beau  exagérer  les  travers  ridicules  d'Arnol- 
phe;  la  déconvenue  du  vieillard  profondément  amoureux 
et  son  désespoir  final  n'en  laissent  pas  moins  une  impres- 

'  Voir  le  conte  de  Tarleton  à  l'Appendice. 


34  LES  FARCES. 

sion  pénible  sur  l'esprit  du  spectateur.  Molière  ici  n'a  pu 
éviter  un  effet  fâcheux  que  Shakespeare  a  supérieurement 
prévenu.  Moins  comique  dans  son  essence  que  l'œuvre  de 
Shakespeare,  l'œuvre  de  Molière  est  moins  comique  aussi 
dans  son  développement.  Ainsi  que  Gué,  sous  un  faux  nom, 
est  le  confident  de  Falstaff,  Arnolphe,  sous  un  nom  d'em- 
prunt, est  le  confident  d'Horace  ;  mais  les  péripéties  bouf- 
fonnes qui  résultent  des  révélations  faites  par  le  galant  au 
jaloux,  péripéties  que  Shakespeare  a  largement  mises  en 
scène,  sont  systématiquement  tenues  dans  l'ombre  par 
Molière  et  reléguées  au  récit.  C'est  par  les  froides  narrations 
d'Horace  que  nous  sont  successivement  révélées  toutes  les 
épreuves  auxquelles  le  soumet  la  jalousie  de  Monsieur  de 
la  Souche  : 

Mais  à  peine  tous  deux  dans  la  chambre  étions-nous 
Qu'elle  a  sur  les  degrés  entendu  son  jaloux; 
Et  tout  ce  qu'elle  a  pu  dans  un  tel  accessoire, 
C'est  de  me  renfermer  dans  une  grande  armoire. 
11  est  entré  d'abord,  je  ne  le  voyais  pas; 
Mais  je  l'oyais  marcher,  sans  rien  dire, , à  grands  pas, 
Poussant  de  temps  en  temps  des  soupirs  pitoyables, 
Et  donnant  quelquefois  de  grands  coups  sur  les  tables. 
Frappant  un  petit  chien  qui  pour  lui  s'émouvait, 
Et  jetant  brusquement  les  hardes  qu'il  trouvait. 

Ce  que  Mohère  nous  cache  là,  est  justement  ce  que  Sha- 
kespeare aime  à  nous  montrer.  Shakespeare  veut  que  nous 
soyons  témoins  de  l'amusante  scène  récitée  par  Molière  ; 
il  veut  que  nous  assistions  aux  perquisitions  si  divertissan- 
tes du  jaloux  ;  il  tient  à  ce  que  nous  voyions  ces  hardes  je- 
tées si  brusquement,  et,  en  dépit  du  qu'en  dira-t-on,  il 
sème  complaisamment  sur  la  scène  le  linge  sale  que  le 
jaloux  arrache  pièce  à  pièce  du  panier  à  lessive.  Les  pé- 
ripéties grotesques,  qui  passent  inaperçues  dans  la  pièce 
française,  forment  les  incidents  les  plus  saillants  de  la  pièce 
anglaise.  MoUère  évite  les  développements  bouffons  du  su- 


INTRODUCTION.  35 

jet;  Shakespeare  les  cherche.  Molière  modère  sans  cesse  la 
comédie;  Shakespeare  l'outre  magistralement  jusqu'à  la 
farce.  Le  bâton,  qui  derrière  la  coulisse  se  lève  sur  Horace, 
tombe  en  plein  proscenium  sur  les  épaules  énormes  de 
Falstaff  travesti  en  vieille  femme.  Les  cornes,  qui  restent 
pour  Arnolphe  un  épouvantail  insaisissable,  deviennent 
visibles  chez  Shakespeare  et,  au  moment  décisif,  à  la  clarté 
de  mille  flambeaux  fantastiques,  au  fracas  des  fous  rires 
et  des  chansons  folles,  étalent  leurs  gigantesques  ramures 
sur  le  front  de  Falstaff  bafoué. 

Le  dénoûment  des  Joyeuses  Épouses  de  Windsor,  ad- 
mirable mélange  de  lyrisme  et  de  bouffonnerie,  traduit 
ainsi  par  une  satire  inoubliable  la  pensée  si  hautement  mo- 
rale de  l'œuvre.  Le  complot  se  retourne  contre  le  conspira- 
teur. Le  ridicule  que,  dans  un  calcul  sordide,  Falstaff  vou- 
lait infliger  aux  deux  maris,  finit  par  écraser  le  chef  ébouriffé 
du  galant  confondu.  Ah  !  chevalier,  vous  prétendiez  exploiter 
ces  deux  honnêtes  femmes  ;  et  vous,  l'homme  d'esprit  par 
excellence,  vous  vous  croyiez  sûr  de  triompher  de  leur  sim- 
plicité roturière;  mais  telle  est  la  puissance  de  la  vertu  que, 
guidées  par  elle,  deux  provinciales  vous  ont  battu.  Vous 
comptiez  les  jouer  ;  elles  vous  ont  berné.  Vous  espériez  faire 
d'elles  vos  «  Indes  occidentales  ;  »  elles  ont  fait  devons  leur 
mannequin.  Vous  vouliez  qu'elles  trahissent  leurs  maris  ; 
c'est  à  vous  qu'elles  en  ont  fait  porter. 

Convenons-en,  la  chevalerie,  dont  Falstaff  est  le  repré- 
sentant, fait  ici  piteuse  mine.  Jamais  elle  n'a  apparu  plus 
saugrenue,  plus  désespérément  ridicule  que  dans  cette 
humiliation  à  elle  infligée  par  deux  bourgeoises.  Pour 
qu'ici  nous  le  comprenions  bien,  le  poëte  a  complété  sa 
démonstration  par  un  corollaire.  La  conclusion,  qui  met  en 
lumière  l'opprobre  de  Falstaff,  met  en  relief  l'échec  de 
Slender.  Ce  sot  indigne  qui,  sous  prétexte  qu'il  a  des  ren- 
tes, croyait  acheter  en  mariage  la  jolie  Anne  Page,  se  la  voit 


36  LES  FARCES. 

enlever  finalement  par  le  pauvre  Fenton,  et,  —  déboire 
suprême,  —  au  lieu  de  la  charmante  fille,  épouse  un  pos- 
tillon! Ainsi  la  déconvenue  burlesque  de  l'esquire  consacre 
la  mortification  grotesque  du  chevalier.  En  définitive,  nous 
assistons  à  l'éclatante  victoire  des  humbles  sur  les  arro- 
gants :  la  simplicité  a  raison  de  la  ruse,  l'affection  de  la  cu- 
pidité, le  désintéressement  du  calcul,  la  droiture  de  l'in- 
trigue. 

Leçon  exquise  dont  le  dernier  mot  pourrait  être  cette  vé- 
rité :  Le  cœur  a  plus  d'esprit  que  l'esprit  même. 


II 


La  nature  a  de  singuliers  caprices.  Cette  génératrice  uni- 
verselle, qui  a  pour  loi  la  variété  dans  l'harmonie,  enfreint 
parfois  ce  principe  suprême  par  d'étranges  anomalies.  Elle 
qui  puise  à  même  l'inépuisable,  elle  qui  peut  diversifier 
les  types  à  l'infini,  et  produire  autant  de  physionomies  qu'il 
y  a  de  visages,  elle  a  par  moments  cette  fantaisie  de  jeter 
deux  figures  dans  un  moule  unique  :  elle  crée  des  mé- 
nechmes.  L'analogie  physique,  qui  existe  généralement 
entre  les  frères  venus  successivement  au  monde,  devient 
surprenante  chez  les  frères  engendrés  à  la  même  heure. 
L'air  de  famille  arrive  alors  jusqu'à  l'identité.  Même  figure, 
même  teint,  même  chevelure,  même  taille,  même  regard. 
Le  père  et  la  mère  s'y  méprennent  ;  ils  ont  beau  examiner 
ces  marmots;  ils  ne  distinguent  pas  l'un  de  l'autre. 

Proies 
Indiscreta  suis  gratusque  parentibus  error. 

L'affinité  de  traits  et  de  goûts  crée  entre  les  jumeaux 
une  sympathie  en  quelque  sorte  irrésistible,  et  en  fait  des 
inséparables.   Ils  sont  tellement  pareils   qu'ils  sQufïrent 


INTRODUCTION.  ,  37 

d'être  dépareillés.  L'éloignement  les  décomplète;  dès  qu'ils 
se  sont  perdus,  ils  se  cherchent  :  si  celui-ci  s'en  va,  celui-là 
le  suit,  fût-ce  dans  la  tombe.  Le  dernier  soupir  de  l'un  est 
généralement  l'agonie  de  l'autre  ;  ils  ont  peine  à  se  sur- 
vivre; nés  ensemble,  ils  veulent  instinctivement  mourir  en- 
semble. Ils  sont  ici-bas  l'expression  suprême  de  la  frater- 
ternité.  L'atroce  ■  raison  d'État  a  pu  seule  fournir  des 
exceptions  à  cette  règle  d'amour.  Il  a  fallu  toute  la  vio- 
lence du  principe  monarchique  pour  diviser  les  deux  ju- 
meaux mis  au  monde  par  Anne  d'Autriche  et  pour  faire  de 
l'un  le  geôlier  de  l'autre.  A  moins  de  remonter  jusqu'aux 
temps  fabuleux,  on  ne  trouverait  pas  un  autre  exemple 
d'un  si  monstrueux  fratricide.  Et  encore  Romulus  assassi- 
nant Remus  est-il  moins  horrible  que  Louis  le  Grand  étouf- 
fant lentement  l'homme  au  Masque  de  fer. 

Ces  cas  royalement  hideux  sont  rares.  Livrés  à  eux- 
mêmes,  abandonnés  à  leur  instinct,  les  jumeaux  s'aiment 
invinciblement.  Cette  fraternité  profonde,  que  le  mythe 
grec  a  déifiée  dans  l'union  sidérale  de  Castor  et  de  Pollux, 
fait  le  sujet  d'une  des  œuvres  les  plus  célèbres  de  la  Ut- 
térature  latine,  les  Ménechmes.  Ecoutez  la  comédie  de 
Piaule  : 

Un  marchand  de  Syracuse  a  eu  deux  enfants  jumeaux. 
Ces  enfants,  parfaitement  semblables  de  taille,  de  tournure 
et  de  visage,  ont  été  séparés  dès  l'âge  de  sept  ans.  L'un, 
que  son  père  avait  emmené  aux  jeux  de  Tarente,  a  été  volé 
dans  la  foule  et  emmené  à  Épidamnum  par  un  riche  citoyen 
qui,  avant  de  mourir,  l'a  adopté,  l'a  institué  son  héritier  et 
l'a  marié  richement  dans  sa  ville.  L'autre,  resté  au  pays  na- 
tal avec  son  grand-père,  a  reçu  de  celui-ci  le  nom  de  Mé- 
nechme  que  portait  l'enfant  disparu,  et,  ayant  atteint  l'âge 
d'homme,  s'est  mis  à  la  recherche  de  son  frère  ;  en  vain 
durant  six  longues  années  a-t-il  parcouru  le  monde  connu; 
en  vain  a-t-il  fouillé  l'Espagne,  la  colonie  raassilienne,  l'Is- 
XIV.  3 


m  LES  FARCES. 

trie,  riUyrie,  la  Grèce  exotique,  toutes  les  côtes  d'Italie  ;  il 
n'a  pu  retrouver  son  pareil.  Enfin  un  vent  propice  pousse 
sa  voile  vers  la  ville  mémo  oià  s'est  établi  ce  cher  frère.  — 
C'est  à  ce  moment  que  l'action  commence.  Nous  sommes  à 
Épidamnum,  devant  la  maison  de  Ménechme  le  citoyen, 
et  voici  le  parasite  Peniculus  qui  arrive  pour  y  chercher  pi- 
tance. A  l'instant  même  oii  Peniculus  va  frapper  à  la  porte, 
Ménechme  sort  de  chez  lui,  apostrophant  et  injuriant  sa 
femme  à  laquelle  il  reproche  de  lui  demander  compte  de 
toutes  ses  actions.  Ce  mari  peu  courtois  rumine  une  bonne 
vengeance  :  il  va  de  ce  pas  dîner  chez  la  courtisane  Erotium, 
à  qui  il  fera  cadeau  d'un  splendide  manteau  soustrait  par 
lui  à  la  garde-robe  de  sa  femme.  Peniculus,  ayant  surpris 
ce  secret,  offre  sournoisement  à  Ménechme  de  l'accompa- 
gner, et  Ménechme,  craignant  d'être  dénoncé,  est  contraint 
d'inviter  ce  confident  importun.  Tous  deux  donc  se  présen- 
tent chez  Erotium  :  la  courtisane  les  reçoit  fort  bien,  prend  le 
beau  cadeau,  et  ne  demande  que  le  temps  de  faire  préparer 
un  bon  dîner.  Pendant  que  le  cuisinier  Cylindrus  fait  ses 
provisions,  Ménechme  se  rend  au  forum  où  l'appelle  une 
affaire  importante,  toujours  accompagné  du  parasite  qui  le 
suit  comme  son  ombre.  Mais  à  peine  a-t-il  disparu  que  sur- 
vient l'autre  Ménechme,  Ménechme  de  Syracuse,  tout  nou- 
vellement débarqué  à  Epidamnum,  en  compagnie  de  son 
esclave  Messenio.  Dès  lors  commence  la  série  des  méprises. 
Erotium,  croyant  reconnaître    son  Ménechme,  invite  le 
voyageur  au  festin  préparé.  Le  nouveau  venu  mange  du 
meilleur  appétit  le  dîner  de  son  frère,  et  sort  de  chez  Ero- 
tium, emportant  le  manteau  volé,  sous  le  fallacieux  prétexte 
d'en  faire  changer  la  broderie.  Au  moment  oij  il  quitte  la 
courtisane ,   il  se   heurte  contre  Peniculus  qui  l'accable 
d'invectives,  et  l'accuse  de  s'être  esquivé  dans  la  foule  pour 
s'en  aller  seul  dîner  chez  Erotium.  En  vain  Ménechme  de 
Syracuse  tâche  de  se  justifier  en  affirmant  qu'il  ne  connaît 


INTRODUCTION.  39 

même  pas  Peniculus;  le  parasite  ne  voit  qu'une  offensante 
ironie  dans  cette  protestation  d'innocence,  et,  furieux,  court 
dénoncer  à  l'épouse  de  Ménechme  d'Épidamnum  le  vol  du 
manteau.  Celle-ci  arrive  sur  la  place  que  le  voyageur  n'a 
eu  que  le  temps  de  quitter,  y  rencontre  son  mari  se  ren- 
dant chez  Erotium,  lui  reproche  le  vol  commis  par  lui 
dans  la  matinée  et  lui  signifie  qu'il  ne  rentrera  pas  sous  le 
toit  conjugal  s'il  ne  rapporte  le  manteau.  Tout  penaud, 
Ménechme  d'Epidamnum  se  présente  chez  Erotium  et  la 
supplie  de  lui  rendre  l'objet  volé.  Erotium,  qui  a  remis 
le  manteau  à  l'autre  Ménechme,  prend  cette  prière  pour 
une  raillerie,  et  ferme  sa  porte  au  mauvais  plaisant. 
—  Acte  cinquième  et  dernier  :  Ménechme  de  Syracuse 
passe  avec  le  manteau  volé  devant  la  maison  de  son  frère. 
Sa  belle  -sœur  l'aperçoit  et  lui  ouvre  la  porte  en  lui  faisant 
honte  de  sa  conduite.  Aux  récriminations  de  cette  inconnue 
le  voyageur  répond  par  des  injures.  Elle  l'appelle  impu- 
dent; il  l'appelle  chienne.  Altercation  ;  menaces.  La  femme 
croit  son  mari  fou,  et  appelle  son  père  au  secours.  Vite  on 
envoie  chercher  un  médecin.  L'homme  de  l'art  arrive,  et, 
au  lieu  du  faux  mari  qui  vient  de  s'esquiver,  trouve  sur  la 
place  le  véritable  époux.  Ménechme  d'Épidamnum,  pressé 
de  questions  par  le  médecin,  proteste  contre  l'interroga- 
toire auquel  on  veut  le  soumettre  ;  et,  comme  il  s'exas- 
père, quatre  portefaix  reçoivent  l'ordre  de  le  garrotter.  Ace 
moment,  survient  Messenio,  l'esclave  de  Ménechme  de  Sy- 
racuse. Messenio  croit  voir  son  maître  en  péril,  tombe  sur 
les  quatre  hommes,  les  disperse,  et  délivre  Ménechme  d'E- 
pidamnum, qu'il  comble  de  stupéfaction  en  lui  demandant 
la  liberté  en  retour  de  ce  beau  service.  C'est  sur  cette 
scène  émouvante  que  Plante  ferme  la  série  des  méprises. 
Ménechme  de  Syracuse  revient,  cherchant  Messenio,  et  se 
trouve  enfin  face  à  face  avec  Ménechme  d'Epidamnum.  Les 
deux  jumeaux  s'interrogent,   s'expliquent,  se  reconnais- 


40  LES  FAUCES. 

sent,  s'embrassent.  Ménechmc  de  Syracuse  est  si  joyeux 
qu'il  affranciiit  Messenio.  Ménechme  d'Épidamnura  est  si 
heureux  qu'il  jure  de  ne  plus  quitter  son  frère;  il  veut 
l'accompagner  à  Syracuse,  et,  pour  partir  plus  allègre,  il 
va  faire  mettre  à  l'encan  tout  ce  qu'il  possède  céans,  ses 
esclaves,  son  mobilier,  ses  terres,  sa  maison  et  surtout  sa 
femme  ! 

Ainsi  la  réunion  définitive  des  deux  jumeaux  est  la  con- 
clusion suprême  de  la  comédie  antique.  Leur  séparation 
avait  noué  l'intrigue  ;  leur  confrontation  la  dénoue.  Tout 
ici  est  sacrifié  au  triomphe  exclusif  d'une  passion  uni- 
que, —  l'amour  fraternel.  Pour  aller  vivre  avec  son  frère, 
Ménechme  d'Épidamnum  abandonne  sa  patrie  adoptive, 
met  aux  enchères  sa  maison  et  ses  serviteurs,  vend  sa 
femme,  et  c'est  après  ce  trait  final  que  Plaute  réclame  les 
applaudissements  du  parterre  latin  : 

Nunc  spectatores  valete,  et  nobis  clare  applaudite. 

Cette  immolation  cruelle  des  sentiments  les  plus  sacrés 
ne  troublait  pas  la  rude  joie  des  anciens.  Qu'allait  devenir 
cette  maisonnée  dispersée  aux  quatre  vents?  quelle  serait 
la  destinée  de  ces  serviteurs  livrés  à  l'encan?  quel  serait  le 
sort  de  cette  malheureuse  épouse  abandonnée  au  plus 
offrant?  De  tels  soucis  n'empêchaient  pas  les  bravos  et  les 
rires  d'éclater.  Ce  Ménechme  vendant  sa  femme  après  l'a- 
voir dépouillée  pouvait  rester  comique,  sans  risquer  d'ê- 
tre odieux,  pour  des  générations  endurcies  aux  spectacles 
navrants  du  marché  aux  esclaves.  Le  frère  avait  retrouvé  le 
frère,  et  cela  suffisait  :  le  peuple-roi  était  content. 

Entre  les  Ménechmes  et  la  Comédie  des  Erreurs  il 
y  a  l'abîme  de  dix-huit  siècles.  De  l'œuvre  de  Plaute  à 
l'œuvre  de  Shakespeare  il  y  a  toute  la  distance  qui  sépare 
le  monde  païen  du  monde  moderne.  Dans  les  deux  co- 
médies nous  reconnaissons  bien  le  même  plan  :  la  sépara- 


INTRODUCTION.  41 

tion  de  deux  jumeaux,  les  méprises  que  cause  leur  brus- 
que apparition  sur  un  point  donné,  leur  confrontation 
finale.  Dans  les  deux  pièces  nous  retrouvons  ces  situa- 
tions principales  :  —  l'un  des  deux  jumeaux  marié,  l'au- 
tre non  marié, — le  marié  en  querelle  avec  sa  femme  et  ayant 
une  maîtresse,  —  le  frère  du  mari  pris  pour  le  mari  par  la 
femme  et  par  la  maîtresse, —  le  mari  mis  à  la  porte  de  chez 
lui  par  sa  femme,  —  le  frère  du  mari  recevant  un  objet 
précieux  destiné  au  mari,  —  le  mari  cru  fou  par  sa  femme 
et  traité  comme  tel,  etc.  Mais,  pour  toutes  ces  analogies  exté- 
rieures, que  de  ditïérences  intimes  et  profondes  !  Ce  qui  oc- 
cupe le  moins  Plante  est  peut-être  ce  qui  préoccupe  le  plus 
Shakespeare.  Le  respect  de  la  femme,  la  vénération  de  la 
famille,  le  culte  de  la  loi  morale  dominent  constamment  la 
Comédie  des  Erreurs.  Plaute  ne  tient  nullement  à  ce  que 
nous  estimions  ses  personnages:  il  nous  montre  Ménechme 
d'Epidamnum  insultant  sa  femme,  la  pillant,  et  donnant  à 
une  courtisane  le  vêtement  même  de  l'épouse  ;  il  nous 
montre  Ménechme  de  Syracuse  abusant  de  l'hospitalité 
qu'il  reçoit  chez  la  maîtresse  de 'son  frère  et  volant  à  celle- 
ci  ce  qu'elle  lui  confie.  Shakespeare,  au  contraire,  fait  tout 
pour  que  ses  héros  restent  estimables.  Il  excuse  les  incar- 
tades conjugales  d'Antipholus  d'Éphèse  par  les  plus  graves 
griefs  apparents  :  c'est  seulement  après  s'être  vu  refuser 
l'entrée  de  sa  maison  par  sa  femme  que,  la  croyant  enfer- 
mée avec  un  amant,  Antipholus  se  décide  par  représailles  à 
aller  trouver  la  courtisane;  bien  loin  d'agir  comme  son  de- 
vancier Ménechme  d'Epidamnum  et  de  voler  sa  femme, 
il  avait  l'intention  de  lui  donner  un  beau  bijou  ;  et  ce  bi- 
jou, commandé  pour  elle,  il  ne  l'offre  à  la  courtisane  que 
dans  un  trop  légitime  accès  de  colère.  Aussi,  quand  à  la 
fin  de  la  pièce  il  se  réconcilie  avec  Adriana,  n'est-on  nul- 
lement surpris  de  cette  facile  terminaison  d'une  querelle 
de  ménage  causée  uniquement  par  un  malentendu.   La 


42  LES   FARCES. 

même  précaution  délicate,  qui  rend  si  excusable  Antipho- 
lus  d'Éphèse,  fait  d'Antipholus  de  Syracuse  une  figure 
hautement  sympathique.  Antipholus  de  Syracuse  ne  res- 
semble à  Ménechme  de  Syracuse  que  par  sa  profonde  affec- 
tion pour  son  frère  et  par  la  noble  obstination  qu'il  met  à 
le  chercher;  il  est  du  reste  absolument  incapable  des  actes 
d'improbité  commis  par  son  devancier,  et  il  se  refuse  rigi- 
dement à  accepter  l'hospitalité  de  la  courtisane  que  Mé- 
nechme exploite  avec  tant  d'effronterie.  Nature  doucement 
mélancolique,  Antipholus  n'a  que  faire  de  s'aventurer  dans 
une  orgie  avec  une  vierge  folle.  Ce  n'est  pas  chez  la  maî- 
tresse de  son  frère  qu'il  accepte  un  gîte,  c'est  chez  la 
femme  de  son  frère,  non  pour  abuser  d'une  méprise  qui 
aboutirait  à  un  crime,  mais  pour  offrir  son  cœur  à  la  char- 
mante Luciana  que  tout  exprès  pour  lui  le  poète  anglais 
a  ajoutée  au  personnel  antique.  La  scène  où  Antipholus,  si 
inflexible  pour  sa  belle-sœur,  est  si  tendre  pour  la  sœur  de 
sa  belle-sœur,  est  peut-être  la  plus  belle  de  l'œuvre.  Ici  la 
grâce  exquise  de  la  forme  est  égale  à  l'exquise  délicatesse 
de  la  pensée  : 

«  Chère  dame,  pourquoi  en  dépit  de  sa  pure  loyauté 
vous  efforcez-vous  d'égarer  mon  âme  dans  une  région  in- 
connue? Êtes-vous  un  Dieu?  Voudriez-vous  me  créer  à 
nouveau  ?  Alors  métamorphosez-moi,  et  je  céderai  à  votre 
puissance.  Mais,  si  je  suis  ce  que  je  suis,  je  suis  bien  sûr  que 
votre  sœur  éplorée  n'est  pas  ma  femme,  et  que  je  ne  dois 
pas  hommage  à  son  lit.  Bien  plus,  bien  plus  je  me  sens  en- 
traîné vers  vous...  Oh!  ne  m'attire  pas  partes  chants, 
suave  sirène,  pour  me  noyer  dans  le  flot  des  larmes  de  ta 
sœur;  chante,  sirène,  mais  pour  toi-même,  et  je  raffolerai. 
Étends  sur  les  vagues  d'argent  ta  chevelure  d'or,  et  j'en  fe- 
rai mon  lit,  et  je  m'y  coucherai,  et,  dans  ce  glorieux  rêve, 
je  regarderai  comme  un  bien  de  mourir  !» 

Autant  l'œuvre  latine  acquiert  en  valeur  lyrique  par  la 


INTRODUCTION.  43 

retouche  du  poëte  anglais,  autant  elle  gagne  en  intensité 
bouffonne.  Shakespeare  a  développé  le  sujet  comique, 
traité  par  Plante,  jusqu'à  sa  plus  haute  puissance,  en  fai- 
sant servir  ses  deux  ménechmes  par  deux  valets  j  umeaux. 
L'innovation  a  été  critiquée  comme  ajoutant  une  invrai- 
semblance à  une  invraisemblance  ;  mais,  ainsi  que  l'a  fort 
bien  dit  Schlegel,  «  la  première  improbabilité  admise, 
»  nous  ne  devons  pas  chicaner  sur  la  seconde  ;  et,  si  le 
»  spectateur  doit  être  diverti  par  de  pures  mystifications, 
»  elles  ne  sauraient  être  trop  variées.  ))  Or  l'addition  des 
Dromions,  en  rendant  l'imbroglio  plus  inextricable,  le  rend 
certainement  plus  réjouissant  ;  elle  a  d'ailleurs  sa  raison  d'ê- 
tre dans  le  mystère  même  de  l'harmonie  shakespearienne 
qui  presque  toujours  résulte  de  la  réflexion  de  l'action 
principale  dans  une  action  subalterne.  La  situation  des  deux 
maîtres,  l'un  marié,  l'autre  non  marié,  est  reflétée  hurles- 
quement  par  la  situation  des  deux  valets,  l'un  marié,  l'autre 
célibataire.  Les  aventures  du  second  couple  reproduisent 
en  crescendo  grotesque  les  aventures  du  premier.  La  ten- 
dresse erronée  dont  la  femme  d'Antipholus  d'Épidamnum 
poursuit  Antipholus  de  Syracuse,  est  parodiée  par  la  chasse 
conjugale  que  l'énorme  épouse  de  Dromion  d'Épidamnum 
donne  à  Dromion  de  Syracuse,  Chose  remarquable!  Sha- 
kespeare, refaisant  les  Ménechmes  d'après  Plante,  a  eu  ici  la 
même  inspiration  que  Mohère,  remodelant  V Amphytrion 
d'après  Plante.  L'appétit  de  Douzabel  pour  Dromion  de 
Syracuse  est  la  charge  de  la  passion  d'Adriana  pour  Anti- 
pholus de  Syracuse,  exactement  comme  l'ardeur  de  Cléan- 
this  pour  Mercure  est  la  caricature  de  l'amour  de  Jupiter 
pour  Alcmène,  L'effet  comique  est  le  même  ;  et,  détail  cu- 
rieux, Molière  a  obtenu  cet  effet,  ainsi  que  Shakespeare, 
par  une  addition  au  personnel  de  la  comédie  latine  : 
car  Cléanthis,  comme  chacun  sait,  ne  figure  pas  chez 
Plante. 


44  LKS  FARCES. 

L'introduction  des  deux  Dromions  dans  la  comédie  anti- 
que est  donc  conforme  à  la  loi  suprême  du  grand  art,  La 
Comédie  des  Erreurs,  exagérée  dans  son  principe  même, 
outrée  magistralement  jusqu'à  l'incroyable,  prend  les  pro- 
portions d'une  farce  idéale.  Si  l'amusante  anxiété  du  spec- 
tateur est  augmentée  par  une  multiplication  de  méprises,  l'é- 
motion causée  par  la  reconnaissance  définitive  est  également 
agrandie.  L'effet  du  dénoûment  s'accroît  en  raison  même 
des  complications  du  nœud.  Shakespeare  a  d'ailleurs  tout 
fait  pour  exalter  l'impression  finale.  Plaute,  on  le  remar- 
quera, exclut  de  son  scénario  le  père  et  la  mère  des  Mé- 
nechmes,  il  les  mentionne  au  prologue,  et  c'est  tout.  Le 
poëte  anglais  a  exhumé  ces  deux  figures  vénérables  relé- 
guées dans  l'ombre  par  l'auteur  latin,  et  il  a  voulu  que  les 
parents  consacrassent  de  leur  présence  la  scène  palpitante 
oii  s'embrassent  enfin  leurs  enfants.  Au  moment  même 
où  les  frères  dépareillés  se  réunissent,  les  époux  qu'un 
naufrage  avait  séparés  se  rejoignent.  Le  faisceau  de  ten- 
dresse, désagrégé  depuis  si  longtemps,  se  reforme  dans 
cette  quadruple  étreinte.  La  nature  triomphe  du  hasard  par 
la  puissance  de  l'instinct,  en  même  temps  que  la  vérité 
triomphe  de  l'apparence  par  la  force  de  l'évidence.  Cet 
énergique  amour,  qui  jadis  avait  enfanté  deux  êtres  sem- 
blables dans  un  seul  baiser,  rapproche  irrésistiblement 
le  couple  générateur  du  couple  engendré.  L'affection 
domestique,  dont  le  type  unique  des  jumeaux  est  comme  le 
symbole  visible,  revient  ici  au  point  de  départ  mystérieux 
qui  est  en  même  temps  son  but  suprême  :  la  constitution 
de  la  famille. 

Idée  profonde  que  Shakespeare  a  mise  en  relief  par  la 
manière  même  dont  il  a  refait  l'œuvre  de  Plaute.  Plaute 
avait  nié  le  principe  élémentaire  et  sacré  qui  est  la  base  de 
la  société  moderne,  Shakespeare  a  affirmé  et  proclamé  ce 
principe.  Plaute  avait  détruit  la  famille  par  le  rapproche- 


INTRODUCTION.  45 

ment  même  des  deux  jumeaux  ;  c'est  par  ce  rapprochement 
que  Shakespeare  l'a  reconstruite. 

Bien  qu'elle  ait  été  imprimée  pour  la  première  fois  en 
1623  après  la  mort  de  Shakespeare,  la  Comédie  des  Erreurs 
est  une  des  œuvres  de  sa  jeunesse.  Aucun  document  ne 
fixe  la  date  précise  à  laquelle  elle  fut  écrite,  mais  il  suffit  de 
la  Hre  pour  la  classer  parmi  les  plus  anciennes  composi- 
tions du  maître.  On  y  reconnaît  cette  forme  archaïque  pro- 
pre au  théâtre  anglais  primitif,  le  vers  sans  mesure  marqué 
uniquement  par  la  rime.  Cette  poésie  presque  sauvage, 
dont  on  ne  retrouve  d'exemple  que  dans  deux  autres  comé- 
dies de  notre  auteur,  Peines  d'amour  perdues  et  la  Sauvage 
apprivoisée,  Shakespeare  l'avait  à  jamais  condamnée  et 
rejelée,  en  1592,  lorsqu'il  esquissa  Roméo  et  Juliette. 
Les  commentateurs  sont  donc  à  peu  près  d'accord  pour 
fixer  avant  cette  époque  la  composition  de  la  Comédie  des 
Eireurs ,  et  Malone  ne  se  trompe  probablement  pas  de 
beaucoup  quand  il  assigne  cet  ouvrage  à  l'année  1591. 
Shakespeare  alors  était  un  nouveau-venu  dans  la  sombre 
métropole  britannique.  Il  arrivait  de  Stratford-sur-Avon.  A 
peine  échappé  du  toit  conjugal,  tout  jeune  mari  et  tout 
jeune  père,  il  avait  l'âme  pleine  d'émotions  domestiques. 
Ses  petits  jumeaux,  Hamlet  et  Judith,  nés  le  4  féyrierl585, 
n'avaient  guère  que  cinq  ou  six  ans;  ils  étaient  à  cet  âge 
candide  oij  leurs  caractères  informes  laissaient  complète- 
ment indistinctes  leurs  physionomies  enfantines.  Tout 
récemment  encore,  William  jouait  paternellement  avec  ses 
deux  ménechmes,  les  prenant  l'un  pour  l'autre  dans  de 
ravissants  ébats  ,  les  confondant  des  yeux  comme  il  les 
confondait  du  cœur;  et  les  ineffables  méprises  du  père 
avaient  d'avance  familiarisé  le  poète  avec  les  Erreurs  qui 
devaient  faire  l'imbroglio  de  sa  comédie. 


46  LES  FARCES. 


III 


Shakespeare  songeait-il  encore  à  Hamlet  et  à  Judith, 
lorsqu'il  mit  en  scène  Sébastien  et  Viola  ?  Toujours  est-il 
que  nous  allons  retrouver  dans  une  comédie  du  maître,  Le 
soir  des  Rois  ou  Ce  que  vous  voudrez,  ce  cas  étrange  de 
deux  jumeaux  de  sexe  différent  qu'offrait  la  jeune  famille  de 
Shakespeare. 

La  fable  qui  fait  le  canevas  de  Ce  que  vous  voudrez  paraît 
être  de  trame  italienne.  Matteo  Bandello  raconte  dans  une 
de  ses  nouvelles  [Parte  seconda,  novella  36)  une  aventure 
singulière  qu'il  donne  comme  historique.  —C'était en  1S27. 
Rome  venait  d'être  prise  d'assaut  et  saccagée  par  une  armée 
toute  catholique,  composée  d'Espagnols  et  d'Allemands, 
que  commandait  le  connétable  de  Bourbon.  Pendant  le  sac, 
un  riche  marchand  de  Chiese.AmbrogioNani,  fut  fait  prison- 
nier avec  ses  deux  enfants,  un  garçon  nommé  Paolo  et  une 
fille  appelée  Nicuola,  deux  jumeaux  «  qui  se  rapportaient 
si  fidèlement  de  visage  et  contenance  qu'il  était  presque 
impossible  de  les  discerner*.»  Ambrogio  parvint  à  s'é- 
vader. Paolo,  capturé  par  un  Allemand,  fut  emmené  à 
Naples,  et  l'on  n'en  eut  plus  de  nouvelles.  Nicuola,  prise 
par  deux  Espagnols,  fut  rachetée  par  son  père  qui  se  retira 
avec  elle  dans  sa  ville  natale.  Là,  la  jeune  fille  s'éprit  d'un 
jeune  homme,  Lattanzio  Puccini,  qui  sembla  répondre  à  sa 
passion  et  lui  promit  secrètement  de  l'épouser.  La  corres- 
jtondance,  établie  entre  les  amants  par  l'entremise  d'une 
nourrice,  suivait  doucement  son  cours,  quand  soudain 
Ambrogio,  appelé  à  Rome  par  ses  affaires,  emmena  sa  fille. 

*  Traduction  de  Belleforest.  Voir  cette  nouvelle  à  l'appendice. 


INTRODUCTION.  47 

Les  absents  ont  rarement  raison.  A  peine  Nicuola  avait- 
elle  disparu  que  Lattanzio  se  prit  de  caprice  pour  une  autre 
donzelle,  la  coquette  Catella  Lanzetti.  Et,  au  bout  de  six 
mois,  quand  Nicuola  revint,  elle  reconnut  avec  désespoir 
qu'elle  était  trahie.  Rien  ne  put  ramener  l'inconstant. 
En  vain  Nicuola  lui  adressa-t-elle  les  suppliques  les  plus 
touchantes  ;  en  vain  lui  dit-elle  dans  une  pathétique  élégie  : 


Faut-il  que  de  toi  me  plaigne, 
Et  que  la  terre  je  baigne 
Comme  un  arrosoir  de  pleui's  ? 
Et  que,  cruel,  tu  te  ries 
De  mes  grands  mélancolies, 
De  mes  ennuis  et  douleurs? 


Lattanzio  resta  inflexible  et  continua,  le  cruel,  à  faire  sa 
cour  à  Catella.  Cependant  le  bonhomme  Ambrogio  dut 
faire  un  second  voyage  à  Rome  ;  cette  fois,  il  laissa  sa  fille 
à  Chiese,  et  la  mit  dans  un  couvent,  —  un  couvent  peu  ri- 
gide oià  les  jeunes  laïques  étaient  admis  à  visiter  les  reli- 
gieuses. Un  jour  Lattanzio  étant  venu  au  cloître  voir  une 
cousine  de  Catella,  Nicuola,  qui  s'était  mise  aux  écoutes, 
l'entendit  se  plaindre  amèrement  d'avoir  perdu  un  sien 
page  auquel  il  tenait  beaucoup.  Elle  conçut  aussitôt  l'idée 
de  remplacer  ce  page  auprès  de  Lattanzio,  quitta  le  cou- 
vent, revêtit  des  habits  d'homme,  et  se  présenta  chez  l'in- 
fidèle sous  le  nom  de  Romulo.  Lattanzio  ne  la  reconnut  pas 
sous  ce  déguisement,  lui  trouva  fort  bonne  mine,  la  prit  à 
son  service,  et,  pour  lui  témoigner  toute  sa  confiance,  la 
chargea  de  transmettre  un  tendre  message  à  sa  Catella. 
Mission  douloureuse.  Voilà  Nicuola  réduite  à  réclamer  pour 
son  amant  l'amour  de  sa  rivale.  Émue,  navrée,  déses- 
pérée, elle  va  chez  Catella,  et  plaide  chaleureusement  la 
cause  qu'elle  tremble  de  gagner.  Bientôt  pourtant  elle  n'est 
que  trop  rassurée.  Catella  trouve  le  messager  si  charmant, 


48  LBS  FARCES. 

si  séduisant,  si  éloquent,  qu'elle  finit  par  lui  sauter  au  cou 
et  par  lui  dire  que  le  mari  qu'elle  veut,  ce  n'est  plus  Lat- 
tanzio,  c'est  Romulo  î  Déjà  même  Catella  est  toute  prête 
à  accorder  au  page  les  droits  de  l'époux;  ses  baisers  brû- 
lent, et  Nicuola  n'a  qu'à  se  sauver  bien  vite  si  elle  ne 
veut  pas  faire  évanouir  sur  le-champ  une  illusion  qu'il 
est  utile  de  prolonger.  Revenue  auprès  de  Lattanzio,  Ni- 
cuola lui  fait  part  de  l'insuccès  de  sa  démarche,  sans 
toutefois  lui  avouer  la  cause  de  l'échec.  Lattanzio,  mé- 
content, mais  non  désespéré,  charge  son  page  d'un  nou- 
veau message  pour  Catella.  Mais  à  peine  Nicuola  s'est- 
elle  remise  en  route  qu'elle  aperçoit  de  loin  son  père 
qui  revient  de  voyage  et  se  rend  chez  lui.  Il  faut  que  le 
bonhomme  ne  se  doute  de  rien  :  Nicuola  double  le  pas, 
court  chez  sa  nourrice,  dépouille  son  déguisement,  et  re- 
prend ses  vêtements  de  fille.  Lattanzio,  ne  voyant  pas  re- 
venir son  page,  s'inquiète,  s'informe,  apprend  qu'on  l'a  vu 
entrer  chez  la  nourrice,  et  court  l'y  réclamer.  La  duègne 
lui  ouvre,  et,  au  lieu  de  Romulo,  lui  présente  Nicuola. 
Scène  pathétique,  explications  de  la  jeune  tille,  attendrisse- 
ment du  jeune  homme.  Lattanzio,  ému  d'un  si  touchant 
dévouement,  renie  l'insensible  Catella,  demande  pardon  à 
Nicuola,  et  se  jette  à  ses  genoux  en  implorant  sa  main.  — 
Cependant  que  va  devenir  Catella,  avec  sa  passion  éperdue 
pour  un  Romulo  qui  n'existe  plus?  Penchée  sur  son^balcon, 
elle  guette  avec  anxiété  le  retour  du  bien-aimé.  Justement 
voici  Paolo  qui  passe  ;  Paolo,  le  ménechme  de  Nicuola,  Paolo 
qu'on  croyait  mort,  mais  qui  se  porte  à  merveille,  et  s'en 
revient  dans  son  pays,  chargé  des  dépouilles  du  tudesque 
dont  il  était  le  prisonnier.  Par  un  hasard  providentiel,  le 
frère  est  vêtu  de  blanc  comme  l'était  tout  à  l'heure  la  sœur, 
et,  sous  ce  costume,  Paolo  se  confond  avec  Romulo.  Il  va 
sans  dire  que  Catella  le  prend  pour  Romulo  ;  elle  l'appelle, 
le  fait  entrer,  le  serre  dans  ses  bras,  et,  à  son  heureuse 


INTRODUGTIOK.  49 

surprise,  au  lieu  d'une  glaciale  créature,  trouve  l'amant  le 
plus  ardent.  Vous  devinez  la  Un  de  l'histoire  :  reconnais- 
sance générale,  et  double  noce.  Ambrogio  retrouve  ses 
deux  jumeaux  qui  sollicitent  et  obtiennent  aisément  de  lui 
la  permission  de  se  marier,  Nicuola  à  Lattanzio  et  Paolo  à 
Catella. 

La  nouvelle  de  Bandello,  que  mon  imparfaite  analyse  ré- 
vélera sans  doute  à  bien  des  lecteurs,  eut  un  prodigieux 
succès  dans  toute  l'Europe  du  seizième  siècle.  En  Italie,  elle 
servit  de  thème  à  deux  comédies,  l'une,  de  Niccolo  Secchi, 
qui,  sous  le  titre  Gl'Inganni,  fut  jouée  solennellement  à 
Milan  en  1557  devant  Sa  Majesté  le  roi  Philippe  II,  l'autre, 
de  Curzio  Gonzaga,  qui  fut  imprimée  en  1592.  En  Espagne, 
Lope  de  Rueda  la  mit  en  scène  dans  la  saynète  des  Ên^/rmos. 
En  France,  Belleforest  la  traduisit  librement  et  en  fît  la 
soixante-troisième  de  ses  «  Histoires  tragiques.  »  En  An- 
gleterre, vers  1581,  un  compilateur,  Barnaby  Rich,  l'in- 
séra, entièrement  refondue,  dans  son  Adieu  à  la  profession 
militaire,  recueil  dédié  par  une  galanterie  spéciale  aux 
«  courtoises  femmes  de  qualité  d'Irlande  et  d'Angleterre.  » 

L'historiette  de  Rich  mérite  de  notre  part  une  attention 
spéciale,  car  c'est  sans  doute  par  elle  que  Shakespeare  a 
connu  la  fable  italienne.  Barnaby  transporte  l'action  de 
l'Italie  de  la  Renaissance  à  la  Grèce  byzantine.  —  La  fille  du 
duc  de  Chypre,  la  belle  Silla,  a  entrepris  de  rejoindre  à 
Constantinople  le  duc  Apollonius,  dont  elle  s'est  follement 
énamourée  pendant  un  court  séjour  que  ce  seigneur  a  fait  à  la 
cour  de  Chypre.  Après  avoir  échappé  à  maints  périls  durant 
cette  aventureuse  entreprise,  après  avoir  été  presque  violée 
et  avoir  tout  à  fait  naufragé,  Silla  parvient,  habillée  en 
homme,  dans  la  métropole  de  l'empire  grec  et  offre  ses  ser- 
vices au  duc  Apollonius,  sous  le  pseudonyme  de  Silvio,  nom 
d'un  frère  jumeau  à  qui  elle  ressemble  prodigieusement. 
Apollonius  ne  reconnaît  pas  la  noble  solliciteuse  qui  d'ail- 


50  LES  FARCES. 

leurs  a  fait  peu  d'impression  sur  lui  à  Chypre  :  il  accepte  la 
proposition  du  prétendu  Silvio,  se  l'attache  en  qualité  de 
page  et  le  charge  d'une  mission  galante  auprès  de  madame 
Juhna,  une  veuve  opulente  à  laquelle  il  fait  une  cour  jus- 
qu'ici sans  succès.  Voilà  donc  Silla,  comme  la  Nicuola  de 
Bandeîlo,  réduite  à  implorer  pour  celui  qu'elle  aime  l'amour 
d'une  autre;  mais,  comme  Nicuola,  elle  est  bien  vite  rassu- 
rée. Ce  n'est  pas  le  duc,  c'est  le  page  que  veut  épouser 
Julina.  Silla,  surprise  par  cette  déclaration,  se  dérobe  en 
toute  hâte  à  des  ardeurs  qu'elle  ne  peut  satisfaire...  Le  soir 
vient.  Julina,  attristée  de  sa  défaite,  va  prendre  le  frais  sur 
une  belle  pelouse  en  dehors  de  l'enceinte  de  la  ville,  et  ren- 
contre —  qui?  le  véritable  Silvio  qui  arrive  à  Constantinople 
en  quête  de  sa  sœur.  Elle  croit  reconnaître  son  inhumain  et 
l'appelle.  Silvio  se  retourne  et  s'empresse  délier  conversation 
avec  cette  jolie  femme  qui  dit  si  bien  son  nom.  En  s'enten- 
dant  accuser  de  cruauté,  le  jeune  homme  se  doute  d'un 
quiproquo;  mais,  comme  la  méprise  lui  semble  douce,  il 
se  garde  bien  de  détromper  son  interlocutrice,  tout  prêt 
qu'il  est  à  réparer  les  torts  qui  lui  sont  si  tendrement  repro- 
chés. Enchantée  de  ce  retour  inespéré,  Julina  se  dépêche 
de  prendre  l'ex-cruel  au  mot  et  l'emmène  chez  elle.  On 
soupe,  on  se  couche...  L'aube  venue,  Silvio  craint  que  la 
méprise  dont  il  a  si  largement  profité  ne  soit  découverte, 
et  qu'il  ne  lui  en  advienne  quelque  mésaventure;  il  se  hâte 
de  dire  adieu  à  sa  maîtresse  en  lui  promettant  bien  fort  de 
l'épouser,  puis  quitte  Constantinople  et  disparaît.  Cepen- 
dant l'accueil  si  bienveillant  que  Julina  a  fait  à  Silvio  de- 
vient la  fable  de  toute  la  ville.  Le  duc  en  est  informé,  s'ima- 
gine que  son  page  l'a  trahi,  et,  furieux,  le  fait  jeter  en  pri- 
son. Le  temps  se  passe,  les  jours,  les  mois  s'écoulent,  et 
Julina  ne  voit  pas  revenir  Silvio.  Elle  apprend  enfin  que  le 
page  est  incarcéré,  et  court  chez  le  duc  pour  implorer  sa 
délivrance.  A  sa  prière  Apollonius  fait  sortir  du  cachot  l'in- 


INTRODUCTION.  51 

fortunée  Silla.  Ici  a  lieu  une  explication  pathétique.  Julina 
réclanrie  du  prétendu  Silvio  l'exécution  de  l'engagement  sa- 
cré qu'il  a  pris  envers  elle.  Silla  jure,  par  tous  les  dieux, 
n'avoir  pris  aucun  engagement.  Julina  lui  reproche  d'ag- 
graver un  manque  de  foi  par  un  parjure.  Silla  proteste  tou- 
jours. Alors,  la  rougeur  au  front,  Juhna  confesse  sa  faute 
nocturne  et  déclare  que  le  page  l'a  rendue  mère.  Impossi- 
ble! s'écrie  Silla.  Et,  prenant  à  part  Julina,  elle  défait  son 
pourpoint  et  donne  à  son  accusatrice  stupéfaite  la  prouve 
éclatante  de  son  innocence  et  de  sa  blancheur.  Dès  lors 
Silla  n'a  plus  rien  à  cacher  :  elle  confesse  qui  elle  est,  qui 
elle  aime,  et  ce  qu'elle  a  fait  pour  être  aimée.  Le  duc  Apol- 
lonius, gagné  enfin  par  cette  passion  extraordinaire,  témoi- 
gne sa  reconnaissance  en  priant  son  ci-devant  page  de 
vouloir  bien  être  sa  duchesse.  Pendant  que  ce  couple  se 
livre  à  la  joie,  madame  Julina  se  désespère  :  elle  est  per- 
due, déshonorée,  si  son  séducteur  ne  revient  pas.  Heureu- 
sement le  mariage  du  duc  Apollonius  et  de  la  fille  du  duc 
de  Chypre  est  destiné  à  faire  grand  tapage;  le  bruit  d'un 
événement  si  merveilleux  se  répand  jusqu'aux  extrémités 
de  la  Grèce  :  Silvio  apprend  ainsi  par  la  rumeur  publique 
que  sa  sœur  est  retrouvée  et  mariée  au  plus  grand  person- 
nage de  Constantinople  ;  il  accourt^  et  Julina  voit  reparaître 
ainsi  le  père  de  son  enfant  qu'elle  se  dépêche  d'épouser. 

Telle  est  la  donnée  rudiraentaire  sur  laquelle  Shakespeare 
a  enté  et  fait  épanouir  le  plus  suave  et  le  plus  exquis  des 
poëmes.  Avant  de  transporter  cette  fable  sauvage  sur  son 
théâtre,  l'auteur  anglais  a  commencé  par  en  élaguer  tous 
les  développements  grossièrement  choquants.  Rien  ne  dé- 
montre mieux  la  délicatesse  suprême  de  ce  génie  que  la 
comparaison  entre  Ce  que  vous  voudrez  et  les  précédents 
récits.  En  vain  chercheriez-vous  dans  la  comédie  du  maître 
cas  brutalités  de  détail,  ces  crudités  de  situation  que  pré- 
sentent les  narrations  de  Bandello  et  de  Rich.  Shakespeare  a 


52  LES  FAIICES. 

un  tel  culte  pour  la  femme  qu'il  s'ingénie  continuellement  à 
la  retenir  au  bord  de  l'abîme.  S'il  risque  souvent  ses  hé- 
roïnes dans  de  périlleuses  extrémités,  c'est  presque  toujours 
pour  qu'elles  en  sortent  triomphantes.  Hermia,  Héléna, 
Julia,  Rosalinde,  Imogène  échappent  victorieusement  aux 
plus  scabreuses  aventures.  Toutes  ces  blanches  chastetés 
franchissent  la  boue  des  passions  sans  avoir  même  une 
éclaboussure  à  leur  hermine.  La  poétique  providence,  qui  a 
déjà  préservé  tant  de  vertus,  veille  sur  les  nobles  vierges  de 
Ce  que  vous  voudrez  ;  et,  grâce  à  cette  tutélaire  sollicitude, 
la  fière  Olivia  doit  échapper  à  la  souillure  fatale  qui  a  atteint 
successivement  ses  devancières  Julina  et  Catella. — En  même 
temps  qu'il  épure  la  fable  primitive,  Shakespeare  la  place 
à  jamais  dans  l'idéal.  Le  lieu  oii  est  transportée  la  comédie 
n'est  plus  une  ville  connue  des  Etats  romains,  ni  la  capitale 
fameuse  de  l'empire  grec,  c'est  une  Illyrie  étrange,  dont 
toutes  les  cités  sont  anonymes  et  qu'ignore  notre  géogra- 
phie prosaïque,  c'est  une  contrée  cosmopolite  et  panthéiste 
dont  les  habitants  portent  indifféremment  des  noms  latins, 
italiens,  français  et  anglo-saxons,  oh  l'on  révère  Jupiter  et 
oij.  l'on  se  marie  fort  dévotement  devant  un  prêtre  chrétien. 
Dans  la  mappemonde  shakespearienne,  le  rivage  oià  nau- 
frage Viola  est  le  prolongement  de  cette  introuvable  plage 
de  Bohême  oii  les  pâtres  recueillent  la  petite  Perdita.  De 
cette  haute  terrasse  où  gambade  Feste,  le  bouffon  de  ma- 
dame Olivia,  il  est  facile  d'apercevoir  à  l'horizon  les  cimes 
dorées  de  cette  prestigieuse  forêt  des  Ardennes,  où  le  fou 
Pierre  de  Touche  guide  Rosalinde  et  Célia. 

Le  pays  oij  se  passe  Ce  que  vous  voudrez  confine  aux 
parages  de  la  chimère.  Quelques  pas  de  plus,  et  vous  attei- 
gnez le  vertigineux  plateau  du  monde  féerique.  Ce  que  vous 
voudrez  se  développe  dans  le  domaine  du  fantasque  et  ne 
s'arrête  que  devant  l'empire  fantastique  oii  commence  le 
Songe  d'une  nuit  d'été. 


li^TRODUGTlON.  53 

Il  y  a  dans  l'âme  humaine  toute  une  région  vague,  mys- 
térieuse, insondable,  indéfinie,  oii  la  raison  perd  ses  droits, 
où  la  logique  s'égare,  et  qui,  par  l'imagination,  s'étend  à 
perte  de  pensée  dans  le  rêve.  Rien  de  plus  incontestable  et 
de  plus  inexplicable  en  même  temps  que  l'intervention  con- 
tinuelle de  l'imprévu  dans  notre  existence.  D'où  nous 
vient  telle  brusque  inspiration,  telle  impression  subite, 
telle  idée  soudaine?  Quel  est  le  mobile  étrange  de  tous  les 
actes  involontaires  que  nous  commettons  chaque  jour?  Quel 
est  le  lutin  qui  nous  met  dans  cette  humeur?  Quel  est  le 
Puck  qui  nous  souffle  cette  lubie?  Quel  est  l'Ariel  qui  nous 
leurre  de  cette  illusion?  Quel  est  l'Obéron  qui  nous  affole 
de  cette  billevesée?  Nos  étourderies,  nos  distractions,  nos 
impatiences,  nos  contradictions,  nos  inconséquences,  nos 
boutades,  nos  incartades,  nos  inadvertances,  nos  engoue- 
ments, nos  dégoûts,  nos  extravagances  ont  pour  cause  pre- 
mière l'incessante  pression  de  l'inconnu.  C'est  cette  influence 
si  réelle  et  si  singulière,  si  commune  et  si  extraordinaire, 
exprimée  dans  notre  existence  par  le  caprice,  qui  domine 
dans  Ce  que  vous  voudrez.  —  Le  caprice  est  partout  dans 
cette  comédie;  il  fait  mouvoir  chaque  ressort;  il  noue  l'in- 
trigue et  la  dénoue;  il  peint  les  décors,  dessine  les  cos- 
tumes, anime  les  figures,  guide  les  personnages,  règle  les 
scènes,  fait  l'action.  C'est  le  caprice  primordial,  le  caprice 
de  la  nature,  qui  produit  cette  exceptionnelle  ressemblance 
des  deux  jumeaux  Sébastien  et  Viola.  — Viola,  naufragée  sur 
la  côte  d'Illyrie,  prend  un  costume  d'homme  et  s'offre 
comme  page  au  duc  Orsino  qu'elle  ne  connaît  pas  et  dont 
elle  s'énamoure  brusquement.  Caprice.  —  Le  duc  Orsino 
s'éprend  de  la  comtesse  Olivia,  soupire  pour  elle  durant 
toute  la  pièce,  puis  subitement  réprime  avec  un  sourire 
cette  grande  passion,  et  épouse  Viola  qu'il  dédaignait.  Ca- 
price. —  La  comtesse  Olivia  repousse,  on  ne  sait  pourquoi, 
toutes  les  avances  du  duc,  beau,  riche,  élégant,  spirituel,  dé- 
XIV.  4 


54  LES  FARCES. 

sintéressé,  magnanime,  fait  vœu  de  vivre  cloîtrée  pendant 
sept  ans,  reçoit  la  visite  du  page  d'Orsino,  oublie  immédiate- 
ment ses  engagements  solennels,  brusque  une  déclaration 
d'amour  à  Viola,  et  finit  par  se  marier  à  Sébastien  !  Caprice, 
caprice.  — •  Sébastien,  occupé  de  chercher  sa  sœur,  ren- 
contre la  comtesse  Olivia  qu'il  n'a  jamais  vue  et  sur-le- 
champ  va  l'épouser.  Caprice.  —  Sir  Tobie  Belch  se  met  en 
tête  d'obtenir  pour  cette  brute  de  sir  André  Aguecheck  la 
main  de  sa  nièce,  la  dédaigneuse  Olivia,  et  lui-même,  un 
chevalier,  il  épouse  soudain  la  chambrière  Maria  unique- 
ment par  admiration  pour  une  farce  qu'elle  a  su  jouer.  Ca- 
price, —  Le  capitaine  Antonio,  qui  ne  connaît  Sébastien 
que  d'hier,  se  prend  pour  lui  d'une  affection  si  vive  qu'il  le 
suit  à  la  cour  d'Illyrie  oii  sa  tête  est  mise  à  prix  et  qu'il 
risque  sa  fortune  et  sa  vie  pour  ne  pas  le  perdre  de  vue. 
Caprice  toujours.  —  Ainsi  toutes  ces  destinées  sont  à  la 
merci  d'une  boutade.  L'imprévu  fait  loi,  l'inconséquence 
est  la  règle,  le  singulier  est  le  général.  L'excentricité  est 
ici  tellement  souveraine  qu'elle  affuble  de  sa  livrée  la  raison 
même,  et  qu'elle  coiffe  d'un  bonnet  de  fou  le  spirituel  Feste, 
cette  intelligence  si  fine  et  si  profonde  qui  est  comme  le 
génie  du  lieu.  Le  fantasque  est  dans  l'air  même  qu'on  res- 
pire. Il  est  dans  la  rêverie-opale  du  duc  Orsino,  dans  la  va- 
gue langueur  d'Olivia,  dans  le  bizarre  travestissement  de 
Viola,  dans  le  dévouement  brusque  d'Antonio,  dans  la  sou- 
daine tendresse  de  Sébastien,  dans  les  frasques  de  Maria, 
dans  les  improvisations  de  Feste,  et  jusque  dans  l'ébriété 
folle  de  sir  Tobie  et  de  sir  André.  L'amour  même  n'appa- 
raît guère  ici  qu'à  l'état  d'ivresse.  Les  plus  nobles  person- 
nages de  la  troupe,  le  duc  Orsino  et  la  comtesse  Olivia  se 
grisent  et  se  dégrisent  exactement  comme  les  deux  bu- 
veurs. 

Pourtant,  au  milieu  de  toutes  ces  figures  que  le  caprice 
gouverne,  Shakespeare  a  glissé  une  exception  :  Malvolio  ! 


INTRODUCTION,  55 

—  Malvolio  est  dans  Ce  que  vous  voudrez  l'intrus  du  pro- 
saïsme. Intendant  du  palais  enchanté  d'Olivia,  il  y  repré- 
sente la  norme,  la  correction,  la  discipline,  la  rigueur,  le 
respect  humain,  le  décorum.  Là  où  tout  le  monde  est  plus 
ou  moins  ivre,  lui  seul  a  la  prétention  de  rester  froid.  A  cet 
extravagant  festin,  oh  les  autres  vident  les  coupes  les  plus 
capiteuses,  lui  s'obstine  à  boire  de  l'eau.  On  dirait  un  tea- 
totaller  fourvoyé  dans  une  orgie.  Il  est  là  comme  le  recors 
de  la  sobriété,  comme  le  policeman  de  la  tempérance.  Fort 
de  son  abstinence,  il  est  inflexible  pour  l'incontinence  d'au- 
trui.  Écoutez  avec  quelle  rébarbative  véhémence  il  tance  les 
deux  viveurs  qu'il  surprend  chez  madame  la  comtesse,  en 
flagrant  délit  de  libation  nocturne  : 

—  Çà,  êtes-vous  fous,  mes  maîtres,  ou  bien  qu'êtes-vous 
donc?  N'avez-vous  ni  raison,  ni  savoir-vivre,  ni  civilité, 
pour  brailler  comme  des  chaudronniers  à  cette  heure  de 
nuit?  Tenez-vous  la  maison  de  madame  pour  un  cabaret, 
que  vous  hurlez  ici  vos  airs  de  tailleur  sans  ménagement 
ni  remords  de  voix?  ne  respectez- vous  ni  lieu  ni  personne? 
Avez- vous  perdu  toute  mesure? 

Que  les  buveurs  se  le  tiennent  pour  dit  :  il  faudra  se  ré* 
former  ou  déguerpir.  Malvolio  ne  badine  pas  ;  pas  plus  tard 
qu'hier,  il  a  sans  rémission  chassé  de  la  maison  le  brave 
Fabien  qui  s'était  permis  d'organiser  dans  le  parc  un  combat 
d'ours.  Si  le  rigide  intendant  se  contentait  de  sévir  contre 
l'ivrognerie  et  les  divertissements  cruels,  il  n'y  aurait  rien 
à  dire.  Mais  Malvolio  ne  borne  pas  là  sa  mission.  Il  est  le 
persécuteur  du  plaisir,  quel  qu'il  soit,  le  proscripteur  de  la 
gaîté,  même  la  plus  inofîensive.  Il  fait  la  guerre  à  tous  les 
jeux,  voire  aux  jeux  de  mots.  Comme  il  n'entend  pas  raille- 
rie, il  déteste  la  plaisanterie.  Tout  éclat  de  rire  l'offusque  et 
lui  fait  l'effet  d'un  sarcasme.  N'ayant  pas  d'esprit,  il  hait 
d'instinct  ceux  qui  en  ont.  Par  exemple,  il  a  contre  Feste 
une  animosité  personnelle,  et  il  s'étonne  hautement  que 


5(5  LES  FARCES. 

madame  la  comtesse  «  se  plaise  dans  la  société  d'un  si  chétif 
coquin.  »  Il  considère  «  les  gens  sensés,  qui  s'extasient  de- 
vant des  fous  de  cette  espèce,  comme  ne  valant  guère  mieux 
que  la  marotte  de  ces  fous.  »  Et  il  prononce  cette  sentence 
avec  une  telle  aigreur  que,  malgré  sa  partialité  pour  lui,  la 
comtesse  Olivia  lui  reproche  nettement  «  d'avoir  le  goût  dé- 
rangé »  et  «  de  prendre  des  flèches  à  moineaux  pour  des  bou- 
lets de  canons.  »  Malvolio  est  l'ennemi  des  amoureux  tout 
autant  que  des  poètes.  Il  fait  faction  à  la  porte  du  palais 
pour  en  écarter  les  galants.  C'est  lui  qui  barre  le  passage  au 
page  d'Orsino,  quand  ce  petit  impertinent  prétend  parler  à 
la  comtesse  au  nom  du  duc.  Et  lorsque  madame  Olivia  le 
charge  de  rattraper  Césario  pour  lui  remettre  sa  bague, 
il  court  après  le  page  comme  un  furieux  et  lui  jette  l'an- 
neau aux  pieds,  aggravant  spontanément  par  une  exécution 
injurieuse  l'ordre  qu'il  a  reçu.  Ces  excès  de  zèle  ont  pour 
effet  de  rendre  l'honnête  Malvolio  parfaitement  antipathi- 
que; il  a  la  sagesse  insupportable  et  la  probité  assommante. 
Rien  de  plus  disgracieux  que  ce  perpétuel  rabat-joie.  Im- 
possible, en  restant  estimable,  d'être  moins  aimable.  Qui 
de  nous  n'a  rencontré  dans  la  vie  de  ces  vertus  farouches, 
anguleuses  et  maussades?  Passe  encore  si  Malvolio  avait  au- 
tant de  modestie  que  de  modération.  Mais  Malvolio  est 
d'une  arrogance  agaçante;  il  est  tranchant  et  cassant;  il 
a  avec  tout  le  monde  des  airs  de  supériorité  qui  ressemblent 
à  des  provocations.  Tout  en  rendant  ample  justice  à  ses 
qualités,  madame  Olivia  elle-même  lui  dit  en  face  «  qu'il 
a  la  maladie  de  l'amour-propre.  »  Quant  à  la  fine  soubrette 
Maria,  elle  est  moins  parlementaire  et  proclame  tout  haut  que 
monsieur  Malvolio  est  un  âne  plein  d'affectation.  Elle  a  une 
aversion  insurmontable  pour  ce  personnage  «  tout  féru  de 
lui-même  qui  se  croit  bourré  de  perfection.  »  Et,  si  pré- 
venue que  soit  la  jolie  soubrette,  il  n'est  pas  étonnant  que 
cette  opinion  trouve  de  l'écho. 


INTRODUCTION.  57 

Hormis  madame  Olivia,  Malvolio  a  tout  le  monde  contre 
lui.  Il  n'y  a  qu'un  cri  pour  dénoncer  cet  être  sentencieux 
«  qui  débite  ses  maximes  par  grandes  gerbes.  »  Aussi, 
quand  Maria  propose  de  lui  jouer  un  bon  tour,  l'idée  est- 
elle  accueillie  par  tous  avec  acclamation.  Chacun  veut  être 
du  complot.  Admirable  !  exclame  sir  Tobie.  Excellent!  ré- 
pète sir  André.  «  Moi,  s'écrie  Fabien,  je  veux  être  bouilli 
à  mort  par  la  mélancolie  si  je  perds  un  scrupule  de  cette 
farce.  »  La  farce  est  bonne  en  effet.  L'ingénieuse  Maria  a 
découvert  dans  le  caractère  même  de  Malvolio  l'amorce 
vengeresse.  Ah!  Malvolio  est  vaniteux;  eh  bien,  c'est  par 
la  vanité  qu'il  va  être  attrapé.  Il  s'agit  de  lui  fourrer  dans 
la  tête  cette  idée  étrange,  saugrenue,  biscornue,  impossible, 
inouie,  que  la  comtesse  Olivia,  la  noble  dédaigneuse  qui 
rejette  de  si  haut  les  hommages  d'un  prince,  est  amoureuse 
de  lui,  Malvolio!  Le  joyeux  plan,  proposé,  médité,  concerté, 
est  mis  à  exécution.  Un  billet  doux,  écrit  par  Maria,  d'une 
écriture  qu'on  croirait  celle  de  la  comtesse,  est  égaré  sour- 
noisement sur  le  passage  de  l'intendant;  Malvolio  le  ra- 
masse, l'ouvre  et  croit  tout.  Le  tour  est  fait,  et  voyez  le  ré- 
sultat moral.  Ce  Malvoho,  l'homme  positif  par  excellence, 
le  raisonneur  terre  à  terre,  le  logicien  pratique,  prend  pour 
réalité  le  plus  irréalisable  des  rêves.  Il  se  figure  qu'il  est 
adoré  d'Olivia,  et  le  voilà  égaré  par  la  fatuité  en  pleine 
chimère.  Il  se  voit  déjà  comte  Malvolio,  assis  sous  un  dais 
dans  sa  simarre  de  velours  à  ramages,  promenant  sur  ses 
officiers  rangés  autour  de  lui  un  regard  souverain,  réformant 
en  maître  toute  sa  maison,  envoyant  chercher  son  parent 
Tobie  par  sept  valets  et  le  sommant  impérieusement  de  re- 
noncer à  la  dive  bouteille.  —  Lui,  Malvolio,  le  censeur 
des  amoureux,  il  devient  le  plus  extravagant  des  verts  ga- 
lants. Lui  le  persécuteur  des  histrions  et  des  bouffons,  le 
voilà  qui  joue  la  plus  drôle  des  pasquinades  sous  le  plus 
hétéroclite  des  travestissements  !  Il  se  chausse  de  bas  jaunes, 


58  LES  FARCES. 

il  se  sangle  les  mollets  avec  des  jarretières  en  croix,  et  se 
présente  solennellement  à  sa  maîtresse  dans  la  plus  bur- 
lesque attitude,  avec  un  sourire  béat  qui,  prétend  Maria, 
«  lui  creuse  sur  la  face  plus  de  lignes  qu'il  n'y  en  a  dans 
la  nouvelle  mappemonde  augmentée  des  Indes.  »  En  le 
voyant  ainsi  métamorphosé,  madame  Olivia  le  croit  fou 
tout  de  bon  et  commande  avec  inquiétude  qu'on  veille  bien 
sur  ce  digne  serviteur.  Les  conjurés  s'empressent  d'exécuter 
un  ordre  qui  favorise  si  bien  leur  projet;  ils  emmènent  Mal- 
volio,  l'enferment  dans  une  chambre  noire,  et  pour  le  gué- 
rir envoient  chercher  l'exorciste.  Aussitôt,  Feste,  tant  de 
fois  honni  par  Malvolio,  apparaît  sous  la  soutane  du  curé 
sir  Topas  pour  chasser  le  diable  qui  possède  le  démoniaque. 
Malvolio  a  beau  protester  qu'il  n'est  pas  fou  ;  le  fou  s'obstine 
à  le  dire  fou;  Malvolio  implore  une  épreuve,  et  conjure 
monsieur  le  curé  de  lui  adresser  des  questions.  Feste  inter- 
roge Malvolio  sur  la  transmigration  des  âmes;  et,  comme 
Malvolio  se  refuse  à  croire  que  l'âme  de  sa  grand'mère  soit 
logée  dans  une  bécasse,  Feste  lui  signifie  qu'il  ne  sortira  de 
son  cachot  que  quand  il  partagera  les  opinions  de  Pythagore  ! 
Toute  cette  scène,  d'un  humour  magistral,  résume  par 
une  impérissable  parodie  l'éternelle  dispute  du  pédant  et 
du  poëte,  du  fanatique  et  du  libre  penseur,  du  cuistre  et  du 
philosophe,  du  bourgeois  et  de  l'artiste,  de  l'homme  de  bon 
sens  et  de  l'homme  d'imagination.  Et  ici,  remarquez-le 
bien,  le  dernier  mot  ne  reste  pas  au  sage,  mais  au  fou,  La 
saine  raison,  la  rigoureuse  logique,  l'entendement  dit  pra- 
tique, le  sérieux  solennel  sont  pris  au  piège,  dupés  et  ber- 
nés par  la  bouffonnerie  idéale.  Ce  Malvolio,  qui  dédaignait 
et  outrageait  l'imagination,  est  finalement  maîtrisé  par  elle 
et  réduit  à  lui  demander  grâce.  La  folle  du  logis  insultée 
se  venge  en  rendant  grotesque  son  insulteur. 

C'est  ainsi  que  Shakespeare  a  par  un  accord  profond  relié 
l'intrigue  secondaire  dont  Malvolio  est  le  protagoniste  à  l'in- 


INTRODUCTION.  W 

trigue  première  qui  sert  de  cadre  à  la  comédie.  Cette  fan- 
taisie souveraine,  qui  inopinément  rapproche  les  deux  ju- 
meaux si  longtemps  séparés,  qui  brusquement  fait  épouser 
Olivia  par  Sébastien,  Viola  par  Orsino,  Maria  par  sir  Tobie, 
impose  sa  suprématie  à  Malvolio  lui-même.  Elle  domine 
celui  qui  lui  résiste  aussi  impérieusement  que  ceux  qui  lui 
cèdent.  Elle  accable  tous  les  personnages  par  d'irrésisti- 
bles surprises.  Elle  mystifie  Malvolio,  comme  elle  berne  sir 
Tobie  et  sir  André  qu'elle  fait  étriller  par  Sébastien  tout  à 
coup  substitué  à  sa  sœur,  comme  elle  étonne  Olivia  et  Viola 
en  les  donnant  l'une  et  l'autre  à  deux  maris  inespérés.  — 
L'idée  de  la  pièce,  qui  ressort  si  splendidement  de  l'action 
même,  est  d'ailleurs  complètement  mise  en  lumière  par  ce 
double  titre  :  le  Soir  des  Rois  ou  Ce  que  vous  voudrez.  L'im- 
mémoriale fantaisie,  qui  a  pour  devise  Ce  que  vous  voudrez, 
a  de  tout  temps  présidé  à  cette  antique  fête  des  Rois  que  le 
culte  païen  a  léguée  au  christianisme  primitif  et  qui,  reve- 
venant  chaque  année  douze  jours  après  la  Noël,  était  célé- 
brée par  l'Angleterre  protestante  comme  elle  l'est  encore  de 
nos  jours  par  la  France  catholique.  Quoi  de  plus  essentielle- 
ment fantasque  que  cette  solennité  joyeuse  de  Twelftli  Nighl 
qui,  au  soir  de  l'Epiphanie,  transformait  la  plus  humble 
demeure  en  un  palais  imaginaire,  qui  donnait  au  plus  pau- 
vre, comme  au  plus  riche,  l'illusion  de  la  toute-puissance, 
et  qui,  aux  acclamations  des  buveurs  choquant  les  verres, 
faisait  surgir  une  couronne  d'une  galette?  La  fantaisie  su- 
prême, qui  organisait  cette  cour  bachique  et  qui  groupait 
roi,  reine  et  ministres  autour  de  la  table  illuminée,  est 
bien  la  même  providence  capricieuse  qui,  dans  la  comédie 
de  Shakespeare,  distribue  si  diversement  les  parts  et  qui  si 
inopinément  décerne  à  Sébastien  la  fève  convoitée  par  Mal- 
voho. 

Cette  ravissante  comédie  fut  imprimée  pour  la  première 


60  LES  FARCES. 

fois  dans  l'in-folio  de  1623,  puis  réimprimée  dans  l'in- 
folio  de  1632.  Le  British  Muséum  possède  un  bien  rare 
exemplaire  de  cette  seconde  édition,  l'exemplaire  originai- 
rement acquis  par  Charles  I"  et  légué  par  Georges  IV  à  la 
bibliothèque  nationale.  Dans  ce  volume  princier,  en  tête  de 
la  pièce  qui  nous  occupe,  on  remarque  une  rature  faite  de 
la  main  même  du  roi  Charles  :  le  titre  original  twelfth 
NiGHT  OR  WHAT  You  wiLL,  est  barré  et  remplacé  par  ce  nom 
unique  :  MalvoUo.  La  critique  ne  s'est  jamais  demandé 
quelle  pouvait  être  la  pensée  du  roi,  quand  il  corrigeait 
ainsi  le  poëte,  appelant  l'ouvrage  de  Shakespeare  autrement 
que  ne  l'avait  appelé  Shakespeare,  et  résumant  dans  la 
figure  de  Malvolio  la  comédie  dont  Malvolio  n'est  certes 
pas  le  personnage  principal.  Je  crois  entrevoir  le  motif  de 
cette   correction  étrange.  —  Malvolio,  rappelons-nous-le, 
est   un  puritain ,  un  diahle  de  puritain^  the  devil  a  pu- 
ritari,  comme  dit  la  soubrette  Maria.  Il  appartient  à  ce 
parti  intolérant  et  farouche  qui  doit  un  jour  dominer  le 
long  Parlement  et  renverser  dans  le  sang  la  monarchie  des 
Stuarts.  Nul  doute  que  Charles  F%  attaqué  dès  son  avène- 
ment par  ce  parti,  attaqué,  non-seulement  dans  son  trop 
condamnable  despotisme,  mais  dans  sa  vie  privée,  dans 
ses  sympathies  domestiques,  dans  ses  mœurs  intimes,  dans 
son  noble  goût  pour  les  arts,  dans  sa  généreuse  prédilection 
pour  le  théâtre,  n'ait  vu  dans  la  satire  dirigée  contre  Mal- 
volio une  sorte  de  main-forte  prêtée  à  la  cause  monarchique 
par  l'auteur  d'Hamlet.  Les  traits  lancés  contre  le  rigide 
intendant  d'Olivia  retombaient  en    allusions   acérées  sur 
les  amers  ennemis  du  bon  plaisir  royal.  Dominé  par  une 
préoccupation  toute  personnelle,  Charles  P""  devait  regar- 
der comme  capitale  l'excellente  farce  jouée  à  «  ce  diable  de 
puritain,  »  et  il  trouvait  logique  de  modifier  le  titre  de  la 
pièce  conformément  à  l'importance  suprême  qu'il  attribuait 
à  ce  personnage.  Hélas  !  la  douce  épigramme  du  poëte  ne 


INTRODUCTION.  Gl 

pouvait  désarmer  l'avenir  lugubre  qui  déjà  menaçait  le  pe- 
tit-fils de  Marie  Stuart,  et  Malvolio  bafoué  n'allait  être  que 
trop  vengé  par  l'échafaud  de  White-Hall. 

Ce  que  vous  voudrez,  joué  le  2  février  1602,  à  une  re- 
présentation d'amateurs,  par  les  étudiants  de  Middle-Tem- 
ple,  était  évidemment  écrit  dès  le  commencement  du  dix- 
septième  siècle.  Certes,  à  cette  époque,  Shakespeare  ne 
pouvait  pas  même  soupçonner  le  sombre  drame  historique 
qui  devait  avoir  pour  dénoûment  l'exécution  de  Charles  P^ 
Il  ne  pouvait  prévoir  la  série  d'événements  extraordinaires 
qui  devaient  livrer  la  monarchie  absolue  au  parti  puritain. 
Mais  l'ascendant  sans  cesse  croissant  de  cette  secte  n'avait 
pu  échapper  à  son  génie  observateur.  Les  puritains  creu- 
saient depuis  vingt  ans  une  sape  redoutable  dans  les  pro- 
fondeurs de  la  société  britannique;  ils  agissaient  déjà  sur 
la  Chambre  des  communes;  répandus  dans  les  provinces  et 
dans  la  métropole,  ils  dominaient  de  leur  influence  un  grand 
nombre  de  corporations  municipales.  C'étaient  eux  qui  par 
leurs  dénonciations  avaient  fait  proscrire  de  la  Cité  de  Londres 
la  plupart  des  théâtres,  et  forcé  la  troupe  de  Globe  à  émigrer 
par  de-là  la  Tamise,  dans  le  faubourg  de  Southwark.  Chré- 
tiens judaïques,  les  puritains  confondaient  dans  le  même 
anathème  les  choses  les  plus  odieuses  et  les  choses  les 
plus  sacrées,  le  papisme  catholique  et  l'immortelle  philoso- 
phie, le  papisme  anglican  et  la  pensée  libre,  la  superstition 
et  l'art,  le  confessionnal  et  le  théâtre,  le  mensonge  et  la 
poésie.  L'outrage  qu'ils  crachaient  sur  Torquemada,  ils  le 
jetaient  à  la  face  de  Michel-Ange.  Incurables  aveugles,  ils 
prenaient  pour  le  faux  le  beau,  cette  splendeur  du  vrai. 
Voulez-vous  avoir  une  idée  de  cette  cécité  implacable?  L'un 
d'entre  eux,  Philipp  Stubbes,  dans  un  pamphlet  réimprimé 
en  4595,  The  anatomy  of  abuses,  proclamait  que  «  les  romans 
étaient  inventés  par  Belzébuth,  écrits  par  Lucifer,  autorisés 
par  Pluton,  imprimés  par  Cerbère  et  mis  en  vente  par  les 


62  LES  FARCES. 

Furies  pour  l'empoisonnement  de  l'univers.  «  Un  autre,  le 
chef  même  du  parti,  Stephen  Gosson,  ancien  étudiant  de 
l'université  d'Oxford,  auteur  dramatique  converti,  publiait 
en  1597  un  factura  résumé  par  ce  titre  :  L'École  des  abus, 
contenant  une  agréable  invective  contre  les  poètes,  les  co- 
médiens et  les  bouffons  et  autres  chenilles  de  la  république.  » 
Ce  Gosson  avait  inauguré  sa  conversion  par  un  livre  destiné 
à  démontrer  que  «  les  pièces  de  théâtre  ne  doivent  pas  être 
tolérées  dans  une  république  chrétienne,  »  et  dédié  expres- 
sément au  secrétaire  d'État,  sir  Francis  Walsingham. 

Ainsi,  non  contents  d'insulter  le  théâtre,  les  puritains  le 
dénonçaient.  Ils  avilissaient  la  polémique  jusqu'à  la  déla- 
tion. Ils  requéraient  pour  la  satisfaction  de  leurs  animosités 
les  rigueurs  du  despotisme  qui  les  accablait  eux-mêmes. 
Dans  la  frénésie  du  fanatisme,  ils  aggravaient  la  stupidité 
par  la  lâcheté.  Si  le  pouvoir  les  avait  écoutés,  le  théâtre  an- 
glais était  fermé  pour  toujours,  et  tous  ces  chefs-d'œuvre  qui 
aujourd'hui  éblouissent  le  monde,  Macbeth,  Othello,  le  Roi 
Lear,  Hamlet,  fussent  restés  forcément  les  secrets  d'une  si- 
lencieuse rêverie.  Certes  Shakespeare  n'était  que  trop  fondé 
à  flétrir  ces  ignobles  attaques.  Pourtant  combien  douce  est  sa 
réplique  !  avec  quelle  noble  modération  il  ferme  la  bouche 
à  ses  adversaires!  Contre  leur  brutahté  il  ne  s'arme  que  de 
grâce.  Il  répond  à  tous  ces  cris  de  fureur  par  le  plus  aimable 
badinage.  Il  réfute  les  pamphlets  les  plus  odieux  par  cette 
exquise  épigramme  :  Ce  que  vous  voudrez.  En  dépit  des 
farouches  détracteurs  du  plaisir,  il  revendique,  au  nom  de 
la  nature  humaine,  le  droit  à  la  gaîté,  à  la  joie,  au  caprice, 
à  la  fantaisie.  Les  puritains  veulent  proscrire  les  fêtes  po- 
pulaires; Shakespeare  choisit  la  plus  folle  de  toutes,  la  Fête 
des  Rois,  et  l'inscrit,  titre  lumineux,  en  tête  de  sa  nouvelle 
œuvre.  Les  puritains  ne  veulent  plus  entendre  que  des 
hymnes  et  des  psaumes;  Shakespeare,  par  la  voix  du  bouf- 
fon Feste,  leur  chante  «  la  naïve  et  franche  chanson  d'à- 


INTRODUCTION.  .  63 

»  mour  que  les  fileuseset  les  tricoteuses  fredonnent  en  tra- 
»  vaillant  au  soleil.  »  Tous  ces  Malvolios  damnent  la  comé- 
die, Shakespeare  s'amuse  à  leur  faire  une  farce. 

C'est  avec  ce  généreux  enjouement  que  se  défend  le 
poëte.  Il  convie  à  la  bonne  humeur  ces  inexorables  têtes 
rondes  qui  en  1642  feront  fermer  son  théâtre.  A  Cromwell 
qui  va  le  frapper,  Shakespeare  s'offre,  le  sourire  aux  lèvres. 


13  mai  18fi4. 


LES 


JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR 


PERSONNAGES  : 


SIR  JOHN  FALSTAFF. 
SHALLOW,  juge  de  paix  de  cam 

pagne. 
SLENDER,  neveu  de  Shallow. 
GUÉ, 
PAGE, 

WILLIAM  PAGE,  jeune  garçon^  fils 

de  Page. 
SIR  HUGH  EVANS,  curé  gallois. 

LE  DOCTEUR  GAIUS,  médecin  fran- 
çais. 

L'HOTE  DE  LA  JARRETIÈRE. 


[  bourgeois  de  Windsor. 
i,) 


de  la 
bande  de  Falstaff. 


FENTON,  amoureux  d'Anne  Page 

BARDOLPHE 

PISTOLET 

NYM 

ROBIN,  page  de  Falstaff. 

SIMPLE,  valet  de  Slender. 

RUGBY,  valet  de  Caïus. 

MISTRESS  GUÉ. 
MISTRESS  PAGE. 
MISTRESS  ANNE  PAGE,  sa  fille. 
MISTRESS    QUIGKLY,    femme    de 
ménage  du  docteur  Caïus. 


La  scène  est  à  Windsor. 


SCENE    1. 

[Windsor.  Un  jardin  devant  la    maison  de  Page.]  (1) 

Entrent  le  juge  Shallow,  Slender  et  sm  Hugh  Evans. 

SHALLOW. 
Sir  Hugh,    n'insistez  pas;  j'en   ferai   une   affaire  de 
Ciiambre  étoilée.  Fût-il  vingt  fois  sir  John  Falstaff,  il  ne  se 
jouera  pas  de  Robert  Shallow,  esquire. 

SLENDER. 

Du  comté  de  Glocester,  juge  de  paix,  et  coram. 

SHALLOW. 

Oui,  cousin  Slender,  et  Cust-alorum. 

SLENDER. 

Oui,  et  ratolorum  encore  !  gentilhomme  né,  monsieur 
le  pasteur,  qui  signe  Armigero,  sut  tous  les  billets,  mandats, 
quittances  et  obligations  !  Armigero  ! 

SHALLOW. 

Oui,  pour  ça,  nous  le  faisons,  et  nous  l'avons  fait  con- 
tinuellement depuis  trois  cents  ans. 

SLENDER. 

Tous  ses  successeurs  trépassés  avant  lui  l'ont  fait,  et 
tous  ses  ancêtres,  qui  viendront  après  lui,  pourront  le  faire: 
ils  pourront  porter  les  douze  brochetons  blancs  sur  leur 
cotte  d'armes  (2). 

SHALLOW. 

C'est  notre  ancienne  cotte  d'armes. 


68        LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

EVANS. 

Douze  petits  animaux  blancs,  ça  n'est  pas  trop  pour  une 
vieille  cotte;  ça  ne  fait  pas  mal,  en  passant  ;  c'est  des  pêtes 
familières  à  l'homme  et  qui  signifient  :  Sympathie. 
SHALLOW. 

Ces  bêtes-là  ne  sont  pas  poisson  salé  ;  et  c'est  du  poisson 
salé  que  porte  notre  ancienne  cotte. 

SLENDER. 

Puis-je  écarteler,  cousin? 

SHALLOW. 

Vous  le  pouvez,  en  vous  mariant. 

EVANS,    à  Shallow. 

Vous  seriez  bien  marri,  s'il  écartelait. 

SHALLOW. 

Nullement. 

EVANS. 

Si  fait,  par  Notre-Dame  !  S'il  prenait  un  quartier  de  votre 
cotte,  il  ne  vous  en  restera  plus  que  trois,  d'après  mon  sim- 
ple calcul  ;  mais  laissons  ça.  Si  sir  John  Falstaff  a  commis 
des  déshonnêtetés  envers  vous,  je  suis  d'église,  et  je  m'em- 
ploierai pien  volontiers  à  amener  des  arrangements  et  des 
compromis  entre  vous. 

SHALLOW. 

Le  Conseil  entendra  l'affaire  :  il  y  a  sédition. 

EVANS. 

Il  n'est  pas  pon  que  le  Conseil  entende  parler  d'une  sé- 
dition :  il  n'y  a  pas  de  crainte  de  Tieu  dans  une  sédition. 
Le  Conseil,  voyez-vous,  voudra  entendre  parler  de  la 
crainte  de  Tieu,  et  ne  voudra  pas  entendre  parler  de  sédi- 
tion. Réfléchissez-y  bien. 

SHALLOW. 

Ha!  sur  ma  vie,  si  j'étais  jeune  encore,  l'épée  termine- 
rait tout  ceci. 


SCÈNE  I.  69 

EYANS. 

Il  vaut  mieux  que  vos  amis  tiennent  lieu  d'épée  et  termi- 
nent la  chose.  Et  puis  j'ai  dans  la  cervelle  une  autre  idée  qui 
peut-être  produira  depons  effets.  Vous  connaissez  Anne  Page, 
la  fille  de  maître  George  Page,  une  mignonne  virginité? 

SLENDER. 

Mistress  Anne  Page?  Elle  a  les  cheveux  bruns  et  une 
menue  voix  de  femme. 

EVANS, 

C'est  justement  cette  personne-là  ;  entre  toutes  celles  de 
l'nivers,  vous  ne  pouviez  pas  mieux  trouver.  Son  grand- 
père,  à  son  lit  de  mort  (que  Tieu  l'appelle  à  une  pienheu- 
reuse  résurrection!) ,  lui  a  légué  sept  cents  livres  en  monnaie 
d'or  et  d'argent,  pour  le  jour  où  elle  aura  pu  atteindre  ses 
dix-sept  ans.  Or  ce  serait  une  bonne  inspiration,  si  nous 
laissions  là  nos  caquetages  et  nos  pavardages,  et  si  nous 
arrangions  un  mariage  entre  maître  Abraham  et  mistress 
Anne  Page. 

SHALLOW. 

Est-ce  que  son  grand-père  lui  a  légué  sept  cents  livres  ? 

EVANS. 

Oui,  et  son  père  lui  laissera  encore  un  plus  peau  denier. 

SHALLOW.       • 

Je  connais  la  jeune  damoiselle  ;  elle  est  bien  douée. 

EVANS. 

Avoir  sept  cents  livres  et  des  espérances,  c'est  être  pien 
doué. 

SHALLOW. 

Eh  bien,  allons  voir  l'honnête  maître  Page.  Falstaff  est- 
illà? 

EVANS. 
Vous  dirai-je  un  mensonge  ?  Je  méprise  un  menteur, 
comme  je  méprise  quiconque  est  faux,  ou  comme  je  mé- 
prise quiconque  n'est  pas  vrai.  Le  chevalier  sir  John  est  là. 
Mais,  je  vous  en  conjure,  laissez-vous  guider  par  ceux  qui 
XIV.  S 


70        LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

VOUS  veulent  du  pien.  Je  vais  frapper  à  la  porte  et  demander 

maître  Page. 

Il  frappe  à  la  porte  de  la  maisoa. 

Holà  !  hé  !  Tieu  pénisse  votre  maison  céans  ! 
Paraît  Page. 

PAGE. 
Qui  est  là? 

EVANS. 

Voici  la  pénédiction  de  Tieu,  et  voici  votre  ami,  le  juge 
Shallow,  et  le  jeune  maître  Slender  qui  peut-être  vous 
contera  une  autre  histoire,  si  la  chose  est  de  votre  goût. 

PAGE. 

Je  suis  charmé  de  voir  Vos  Révérences  en  bonne  santé.  Je 
vous  remercie  pour  mon  gibier,  maître  Shallow. 

SHALLOW. 

Maître  Page,  je  suis  charmé  de  vous  voir.  Grand  bien 
vous  fasse  !  J'aurais  voulu  que  votre  gibier  fût  meilleur;  il 
a  été  mal  tué...  Comment  va  la  bonne  mistress  Page?...  Et 
je  vous  aime  toujours  de  tout  mon  cœur,  là,  de  tout  mon 
cœur. 

«  PAGE. 

Monsieur,  je  vous  rends  grâces. 

SHALLOW. 

Monsieur,  je  vous  rends  grâces  ! . . .  par  oui  et  par  non,  je 
vous  aime. 

PAGE. 

Je  suis  charmé  de  vous  voir,  cher  maître  Slender. 

SLENDER. 

Comment  va  votre  lévrier  fauve,  monsieur  ?  J'ai  ouï  dire 
qu'il  a  été  dépassé  à  la  course  de  Cotsale  (3). 

PAGE. 

C'est  ce  qu'on  n'a  pas  pu  juger,  monsieur. 

SLENDER. 

Vous  ne  l'avouerez  pas,  vous  ne  l'avouerez  pas. 


SCÈNE  I.  71 

SHALLOW. 

Non  ;  il  ne  l'avouera  pas.,.  C'est  votre guignon,  c'est  vo- 
tre guignon...  C'est  un  bon  chien. 

PAGE. 

Un  mâtinj  monsieur  ! 

SHALLOW. 

Monsieur,  c'est  un  bon  chien,  et  un  beau  chien.  Peut-on 
rien  dire  de  plus  ?  Il  est  bon  et  beau...  Sir  John  Falstaff 
est-il  ici? 

PAGE. 

Monsieur,  il  est  à  la  maison  ;  et  je  voudrais  pouvoir  in- 
terposer mes  bons  offices  entre  vous. 

EVANS. 

C'est  parler  comme  un  chrétien  doit  parler. 

SHALLOW. 

Il  m'a  ofïensé,  maître  Page. 

PAGE. 

Monsieur,  il  l'avoue  en  quelque  sorte:^ 

SHALLOW. 

Si  la  chose  est  avouée,  elle  n'est  pas  réparée.  N'est-il  pas 
vrai,  maître  Page?  Il  m'a  offensé,  offensé  tout  de  bon  ; 
offensé,  à  la  lettre  ;  croyez-moi  :  Robert  Shallow,  esquire, 
se  dit  offensé. 

PAGE. 

Voici  sir  John  qui  vient. 

Entrent  sir  John  Falstaff,  Bârdolphe,  Nym  et  Pistolet. 
FALSTAFF. 

Eh  bien,  maître  Shallow,  vous  voulez  donc  vous  plaindre 
de  moi  au  roi  ? 

SHALLOW. 

Chevalier,  vous  avez  battu  mes  gens,  tué  mon  daim,  et 
forcé  mon  pavillon. 


72  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

ÏALSTAFF. 

Mais  non  baisé  la  fille  de  votre  garde. 

SHALLOW. 

Bah!  une  pointe  d'aiguille  !  Vous  répondrez  de  tout  ça. 

FALSTAFF. 

Je  vais  répoudre  immédiatement  :  j'ai  fait  tout  ça... 

Voilà  ma  réponse. 

SHALLOW. 

Le  Conseil  connaîtra  l'affaire. 

FALSTAFF. 

Le  conseil  que  je  vous  donne,  c'est  de  ne  pas  la  faire 
connaître  :  on  rira  de  vous. 

EVANS. 

Pauca  verba,  sir  John,  et  de  ponnes  paroles  ! 

FALSTAFF. 

Bonnes  paroles  !  bonnes  fariboles  !  Slender,  je  vous  ai 
écorché  la  tête  :  quelle  humeur  avez-vous  contre  moi  ? 

SLENDER. 

Morbleu,  monsieur,  j'ai  la  tête  pleine  d'humeur...  contre 
vous  et  contre  vos  coquins  d'escrocs,  Bardolphe,  Nym  et 
Pistolet.  Ils  m'ont  entraîné  à  la  taverne,  m'ont  fait  boire,  et 
ensuite  ont  vidé  mes  poches. 

BARDOLPHE. 

Fromage  de  Banbury  (4)! 

SLENDER. 

Hé  !  peu  m'importe  ! 

PISTOLET. 

Qu'est-ce  à  dire,  Méphistophélèsj? 

SLENDER. 

Hé  !  peu  m'importe. 

NYM. 

Tranchons-là  !  pauca  !  pauca  !  tranchons-là  !  il  suffit. 

SLENDER,  à  ShaHow. 

Où  est  Simple,  mon  valet?  Pourriez-vous  me  le  dire, 
cousin  ? 


SCÈNE  I.  73 

EVANS. 

Paix,  je  vous  prie  !  Entendons-nous  !  Il  y  a  trois  arpitres 
dans  cette  affaire,  à  ce  que  j'entends  ;  il  y  a  maître  Page, 
c'est-à-dire  maître  Page  ;  il  y  a  moi-même,  c'est-à-dire 
moi-même  ;  et  la  tierce  personne,  en  conclusion  finale,  est 
mon  hôte  de  la  Jarretière. 

PAGE. 

C'est  à  nous  trois  d'écouter  l'affaire  et  de  tout  terminer 
entre  eux. 

■  EVANS. 

Fort  pien  ;  je  vais  en  dresser  le  procès-verpal  sur  mon 
calepin  ;  et  ensuite  nous  instruirons  la  cause  aussi  discrè- 
tement que  nous  pourrons. 

FALSTAFF,    appelant. 

Pistolet  ! 

PISTOLET,  s' avançant. 

Il  écoute  de  toutes  ses  oreilles. 

EVANS. 

Par  le  tiable  et  sa  mère!  quelle  phrase  est-ce  là  :  tl 
écoute  de  toutes  ses  oreilles?  Eh  !  c'est  des  affectations  ! 

FALSTAFF. 
Pistolet,  avez- vous  vidé  les  poches  de  maître  Slender? 

SLENDER. 

Oui,  par  ces  gants  !  si  cela  n'est  pas,  je  veux  ne  jamais 
rentrer  dans  ma  grande  chambre  !  Il  m'a  volé  sept  groats  en 
belles  pièces  de  six  pennys  et  deux  grands  shillings  d'E- 
douard que  j'avais  achetés  d'Yead  le  meunier  deux  shillings 
et  deux  pennys  la  pièce.  J'en  jure  par  ces  gants  ! 

FALSTAFF. 

Est-ce  la  vérité,  Pistolet  ? 

EVANS. 

Non,  c'est  une  fausseté  noire,  s'il  y  a  vol. 


74  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

PISTOLET^  à  Evans. 

—  Ah  çà  !  étranger  des  montagnes  ! 

A  Falstaff. 

Sir  John  mon  maître,  —  je  demande  à  me  battre  avec  ce 
sabre  de  bois. 

A  Slender. 

—  Je  te  jette  un  démenti  à  la  gorge,  —  un  démenti  écla- 
tant. Bave  et  écume,  tu  mens  !  — 

SLENDER,  montrant  Nym. 
Par  ces  gants  !  alors  c'était  lui. 

NYM. 

Faites  attention,  l'ami,  pas  de  mauvaises  plaisanteries  !  Je 
vous  dirai  :  Attrape,  si  vous  faites  sur  moi  de  ces  plaisan- 
teries pendables.  Voilà  ma  déclaration. 

SLENDER,  montrant  Bardolphe. 

Par  ce  chapeau,  c'est  donc  celui-là  avec  sa  face  rouge. 
Si  je  ne  puis  pas  me  rappeler  ce  que  j'ai  fait  après  que 
vous  m'avez  soûlé,  je  ne  suis  pourtant  pas  tout-à-fait  un 
âne. 

FALSTAFF,  à  Bardolphe. 

Que  ditez-vous  à  cela,  frère  Jean  l'écarlate? 

BARDOLPHE. 

Eh  bien,  monsieur,  je  dis,  pour  ma  part,  que  ce  gentle- 
man, à  force  de  boire,  avait  perdu  ses  cinq  sentences... 

EVANS. 

Ses  cinq  sens!  Fi!  ce  que  c'est  que  l'ignorance! 

BARDOLPHE. 

Et  qu'étant  ivre,  il  a  été,  comme  on  dit,  sous  la  table,  et 
qu'en  conclusion  il  a  battu  la  campagne. 

SLENDER. 

Oui,  alors  aussi  vous  parliez  latin  !  Mais  n'importe  ! 
Après  ce  tour-là,  je  veux,  tant  que  je  vivrai,  ne  jamais  me 
soûler  qu'en  compagnie  honnête,  civile  et  pie  ;  si  je  me 
soûle,  je  veux  me  soûler  avec  ceux  qui  ont  la  crainte  de 
Dieu,  et  non  avec  des  chenapans  d'ivrognes. 


SCÈNE  I.  75 

EVANS. 
Par  le  Tieu  qui  m'juge,  voilà  une  vertueuse  intention. 

FALSTAFF. 

Vous  voyez  que  tous  les  faits  sont  niés,  messieurs  ;  vous 
l'entendez. 

Entrent  mistress  Anne  Page,  apportant  du  vin,  pais  MISTRESS  Gué 
et  MISTRESS  Page. 

PAGE. 
Non,  ma   fille,  remporte  ce  vin  ;   nous  boirons  à  la 
maison. 

Anne  Page  rentre  dans  la  maison. 

SLENDER. 

0  ciel  !  c'est  mistress  Anne  Page! 

PAGE. 

Comment  va,  mistress  Gué  ? 

FALSTAFF. 

Mistress  Gué,  sur  ma  parole,  vous  êtes  la  très-bien  ve- 
nue. Avec  votre  permission,  chère  madame. 

Il  l'embrasse. 

PAGE. 
Femme,  fais  fête  à  ces  messieurs.  Venez,  nous  avons  un 
pâté  chaud  de  venaison  à  dîner.  Venez,  messieurs,  j'espère 
que  nous  allons  noyer  toutes  les  rancunes. 

Tous  entrent  dans  la  maison,  excepté  Shallow,  Slender  et  Evans. 
SLENDER. 

Je  donnerais  quarante  shillings  pour  avoir  ici  mon  livre 
de  chansons  et  de  sonnets. 

Entre  Simple. 

Eh  bien,  Simple  !  où  avez- vous  été  ?  Il  faut  que  je  me 
serve  moi-même,  n'est-ce  pas  !  Vous  n'avez  pas  le  Livre 
des  Énigmes  sur  vous?  L'avez-vous  ? 


76  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

SIMPLE. 
Le  Livre  des  Énigmes  !  Mais  est-ce  que  vous  ne  l'avez 
pas  prêté  à  Alice  Courtemiche  à  la  Toussaint   dernière, 
quinze  jours  avant  la  Saint-Michel? 

SHALLOW. 

Venez,  neveu,  venez,  neveu,  nous  vous  attendons.  Un 
mot,  neveu  !...  Eh  bien,  neveu,  voici  :  il  y  a,  pour  ainsi 
dire,  une  proposition,  une  sorte  de  proposition  faite  en 
l'air  par  sir  Hugh  ici  présent...  Vous  m'entendez? 

SLENDER. 

Oui,  monsieur,  et  vous  me  trouverez  raisonnable;  si 
cela  est,  je  ferai  tout  ce  qui  est  de  raison. 

SHALLOW. 

Mais  entendez-moi  donc. 

SLENDER. 

C'est  ce  que  je  fais,  monsieur. 

EVANS. 

Prêtez  l'oreille  à  sa  motion,  maître  Slender;  je  vous 
descriptionnerai  l'affaire,  si  elle  vous  convient. 

SLENDER. 

Non,  je  veux  faire  ce  que  mon  oncle  Shallow  me  dira; 
excusez-moi,  je  vous  prie  ;  il  est  juge  de  paix  dans  son 
pays,  tout  simple  mortel  que  je  suis. 

EVANS. 

Mais  ce  n'est  pas  là  la  question;  il  s'agit  de  votre  mariage. 

SHALLOW. 

Oui,  voilà  le  point,  mon  cher. 

EVANS. 

Oui,  ma  foi,  voilà  justement  le  point...  avec  mistress 
Anne  Page  ! 

SLENDER. 

Ah  !  si  c'est  comme  ça,  je  suis  prêt  à  l'épouser  à  toutes 
les  conditions  raisonnables. 


SCÈNE  I.  77 

EVANS. 

Mais  pouvez-vous  affectionner  la  d'moiselle?  Nous  vou- 
lons le  savoir  de  votre  pouche  ou  de  vos  lèvres  ;  car  divers 
philosophes  soutiennent  que  les  lèvres,  c'est  une  partie  de 
la  pouche...  Donc,  pour  préciser,  pouvez-vous  reporter 
votre  inclination  sur  la  jeune  fille  ? 

SHALLOW. 

Neveu  Abraham  Slender,  pouvez-vous  l'aimer? 

SLENDER. 

Je  l'espère,  monsieur;  je  ferai  pour  ça  tout  ce  qu'on  peut 
faire  raisonnablement. 

EVANS. 

Voyons,  par  le  seigneur  Tieu  et  par  Notre-Tame,  il  faut 
nous  dire  possitivement  si  vous  pouvez  reporter  vos  sympa- 
thies sur  elle. 

SHALLOW. 

Ça,  il  le  faut.  L'épouseriez-vous  avec  une  bonne  dot? 

SLENDER. 

Je  ferais  bien  davantage,  oncle,  à  votre  raisonnable  re- 
quête. 

SHALLOW. 

Mais  comprenez-moi,  comprenez-moi,  cher  neveu;  ce 
que  je  veux,  c'est  vous  complaire,  neveu.  Pouvez-vous  ai- 
mer la  jeune  fille  ? 

SLENDER. 

Je  suis  prêt  à  l'épouser,  monsieur,  à  votre  requête.  Mais, 
si  l'amour  n'est  pas  grand  au  commencement,  le  ciel  pourra 
le  faire  décroître  après  une  plus  ample  accointance,  quand 
nous  serons  mariés  et  que  nous  aurons  eu  occasion  de  nous 
mieux  connaître.  J'espère  qu'avec  la  familiarité  grandira 
l'antipathie.  Mais,  si  vous  me  dites  :  Épousez-la,  je  l'é- 
pouse ;  j'y  suis  très-dissolu,  et  fort  dissolument. 

EVANS. 

Voilà  une  réponse  fort  sage  ;  sauf  la  faute  dans  l'mot 


78  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

cUssoliiment  ;  selon  l'acception  reçue,  c'est  résolument  qu'il 
faut  dire...  Son  intention  est  ponne. 

SHÂLLOW. 

Oui,  je  crois  que  mon  neveu  avait  bonne  intention. 

SLENDER. 

Oui,  ou  je  veux  bien  être  pendu,  là. 

Rentre  Anne  Page. 
SHALLOW. 

Voici  venir  la  belle  mistress  Anne...  Je  voudrais  être 
jeune  pour  l'amour  de  vous,  mistress  Anne  ! 

ANNE. 

Le  dîner  est  sur  la  table  ;  mon  père  désire  l'honneur  de 
votre  compagnie. 

SHÂLLOW. 

Je  suis  à  lui,  belle  mistress  Anne. 

EVANS. 

Tieu  soit  péni  !  je  ne  veux  pas  manquer  le  pénédicité. 

Sortent  Shallow  et  Evans. 

ANNE. 

Vous  plaît-il  d'entrer,  monsieur? 

SLENDER. 

Non,  je  vous  remercie,  sur  ma  parole,  de  tout  cœur  ;  je 
suis  très-bien. 

ANNE. 

Le  dîner  vous  attend,  monsieur. 

SLENDER. 

Je  n'ai  pas  faim,  je  vous  remercie,  sur  ma  parole. 

A  Simple. 

Allez,  maraud,  tout  mon  valet  que  vous  êtes,  allez  servir 
mon  oncle  Shallow. 

Sort  Simple. 

Un  juge  de  paix  peut  parfois  être  bien  aise  qu'un  parent 
lui  prête  son  valet...  Je  ne  garde  que  trois  valets  et  un  page, 


SCÈNE  I.  79 

jusqu'à  ce  que  ma  mère  soit  morte.  Mais  qu'importe  !  en 
attendant,  je  vis  comme  un  pauvre  gentilhomme  de  nais- 
sance. 

ANNE. 

Je  ne  puis  rentrer  sans  vous,  monsieur;  on  ne  s'assoiera 
pas  que  vous  ne  veniez. 

SLENDER. 

En  vérité,  je  ne  veux  rien  manger;  je  vous  remercie  au- 
tant que  si  je  mangeais. 

ANNE. 

Je  vous  en  prie,  monsieur,  entrez. 

SLENDER. 

J'aime  mieux  me  promener  ici,  je  vous  remercie.  Je  me 
suis  meurtri  le  tibia  l'autre  jour  en  faisant  des  armes  avec 
un  maître  d'escrime.  Trois  bottes  pour  un  plat  de  pru- 
neaux cuits!  Et,  ma  foi,  depuis  lors  je  ne  puis  supporter 
l'odeur  d'un  mets  chaud...  Pourquoi  vos  chiens  aboient-ils 
ainsi  ?  Est-ce  qu'il  y  a  des  ours  dans  la  ville? 

ANNE. 

Je  crois  qu'il  y  en  a,  monsieur;  je  l'ai  entendu  dire. 

SLENDER. 
J'aime  fort  ce  divertissement-là  ;  mais  je  m'y  querelle 
aussi  vite  que  qui  que  ce  soit  en  Angleterre...  Vous  avez 
peur,  si  vous  voyez  l'ours  lâché,  n'est-ce  pas  ? 

ANNE. 

Oui,  vraiment,  monsieur. 

SLENDER. 

Eh  bien,  maintenant,  c'est  pour  moi  boire  et  manger; 
j'ai  vingt  fois  vu  Sackerson  lâché  (5)  ;  je  l'ai  même  pris  par 
la  chaîne;  mais  je  vous  garantis  que  les  femmes  jetaient  des 
cris  inimaginables.  Mais  il  est  vrai  que  les  femmes  ne  peu- 
vent pas  les  souffrir;  ce  sont  d'affreuses  bêtes  très-mal 
léchées. 


80  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

Page,  venant  de  la  maison. 
PAGE. 

Venez  donc,  cher  maître  Slender,  venez,  nous  vous  at- 
tendons. 

SLENDER. 

Je  ne  veux  rien  manger,  je  vous  remercie,  monsieur. 

PAGE. 

Palsambleu  !  vous  n'aurez  pas  le  dernier  mot,  monsieur; 
venez,  venez. 

SLENDER. 

Ah  !  passez  devant,  je  vous  prie. 

PAGE. 

Allons,  monsieur! 

SLENDER. 

Mistress  Anne,  vous  passerez  la  première. 

ANNE. 

Non  pas,  monsieur;  je  vous  en  prie,  marchez  devant. 

SLENDER. 

Vraiment,  non,  je  ne  passerai  pas  le  premier;  vraiment, 
là,  je  ne  vous  ferai  pas  cette  offense. 

ANNE. 

Je  vous  en  prie,  monsieur. 

SLENDER. 

J'aime  mieux  être  incivil  qu'importun.  C'est  vous-même 
qui  vous  faites  offense,  vraiment,  là. 

Il  entre  dans  la  maison,  suivi  d'Anne  et  de  Page. 

Paraissent  au  seuil  de  la  maison,  Evans  et  Simple. 
EVANS. 

Allez  ;  vous  demanderez  le  chemin  de  la  maison  du  doc- 
teur Caïus  ;  et  là  demeure  une  mistress  Quickly  qui  est 
pour  lui  comme  sa  nourrice,  ou  son  infirmière,  ou  sa  cuisi- 
nière, ou  sa  laveuse,  sa  planchisseuse  et  sa  repasseuse. 


SCÈNE  11.  81 

SIMPLE. 

Bien,  monsieur. 

EVANS. 

Mais  il  y  a  mieux  encore.  Donnez-lui  cette  lettre  ;  car 
c'est  une  femme  qui  connaît  peaucoup  mistress  Anne  Page; 
et  la  lettre  est  pour  lui  demander  et  la  prier  d'appuyer  la 
demande  de  votre  maître  auprès  de  mistress  Page.  Partez, 
je  vous  prie;  je  veux  finir  mon  dîner;  il  y  a  encore  les 
reinettes  et  le  fromage. 

Ils  disparaissent. 

SCÈNE    II. 

[L'auberge  de  la  Jarretière.] 

Entrent  Falstaff,  l'Hote^  Bardolphe,   Nym,  Pistolet   et  Robin. 
FALSTAFT. 

Mon  hôte  de  la  Jarretière  ! 

l'hote. 
Que  dit  mon  immense  coquin?  Parle  savamment  et  sa- 
gement. 

FALSTAFF. 

En  vérité,  mon  hôte,  il  faut  que  je  renvoie  quelques-uns 
de  mes  gens. 

l'hote. 

Congédie,  immense  Hercule,  chasse.  Qu'ils  détalent  !  au 
galop  !  au  galop  ! 

FALSTAFF. 

Je  dépense  céans  dix  livres  la  semaine  ! 
l'hote. 

Tu  es  un  empereur.  César,  czar  ou  Balthazar  !  Je  pren- 
drai Bardolphe  à  mon  service;  il  tirera  le  vin,  il  mettra  en 
perce.  Est-ce  dit,  immense  Hector? 


82  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

FALSTAFF. 

Faites,  mon  bon  hôte. 

l'hote. 
J'ai  dit...  Qu'il  me  suive. 

A  Bardolphe. 

Voyons  si  tu  sais  faire  mousser  et  pétiller  le  liquide.  Je 
n'ai  qu'une  parole.  Suis-moi. 

L'hôte  sort. 

FALSTAFF. 

Bardolphe,  suis-le  :  c'est  un  bon  état  que  celui  de  som- 
melier. Un  vieux  manteau  fait  un  justaucorps  neuf.  Valet 
usé,  sommelier  frais.  Va,  adieu. 

BARDOLPHE. 

C'est  une  vie  que  j'ai  toujours  désirée  ;  je  ferai  fortune. 

Bardolphe  sort. 
PISTOLET. 

0  vil  Bohémien  !  veux-tu  donc  manier  le  fausset? 

NYM. 

Il  a  été  engendré  après  boire  :  la  plaisanterie  n'est-elle 
pas  drôle?  Il  n'a  pas  l'âme  héroïque,  et  voilà  ! 

FALSTAFF. 
Je  suis  bien  aise  d'être  ainsi  débarrassé  de  ce  briquet; 
ses  vols  étaient  par  trop  patents  :  il  était  dans  sa  filouterie 
comme  un  mauvais  chanteur,  il  n'observait  pas  la  mesure. 

NYM. 

Le  vrai  talent  est  de  voler  en  demi-pause. 

PISTOLET. 

Voler!  fi!  Peste  de  l'expression!  Les  habiles  disent 
transférer. 

FALSTAFF. 

Eh  bien,  mes  maîtres,  je  suis  presque  réduit  à  traîner  la 
savate  ! 

PISTOLET. 

Alors  gare  les  écorchures  ! 


SCENE  II.  83 

FALSTÂFF. 

Il  n'y  a  pas  de  remède.  Il  faut  que  j'intrigue  ;  il  faut 
que  je  m'ingénie. 

PISTOLET. 

Il  faut  que  les  jeunes  corbeaux  aient  leur  pâture. 

FALSTAFF. 

Qui  de  vous  connaît  un  certain  Gué  de  cette  ville  ? 

PISTOLET. 

Je  connais  l'être  ;  il  est  cossu. 

FALSTAFF . 

Mes  honnêtes  garçons,  je  vais  vous  dire  mon  tour. 

PISTOLET. 

Plus  de  deux  verges  de  tour. 

FALSTAFF. 

Pas  de  facéties,  Pistolet.  J'ai  beau  avoir  environ  deux 
verges  de  circonférence,  je  ne  m'occupe  pas  de  perdre;  je 
ne  m'occupe  que  de^gagner.  Bref,  j'ai  l'intention  de  faire 
l'amour  à  la  femme  de  Gué;  j'entrevois  en  elle  de  bonnes 
dispositions  ;  elle  jase,  elle  découpe,  elle  a  l'œillade  enga- 
geante. Je  puis  traduire  la  pensée  de  son  style  familier  :  le 
sens  le  moins  favorable  de  sa  conduite,  rendu  en  bon  an- 
glais, le  voici  :  Je  suis  à  sir  John  Falstaff! 

PISTOLET. 

Il  a  étudié  son  idée  et  traduit  son  idée  en  honnête  an- 
glais. 

NYM. 

L'ancrage  est  trop  profond  pour  moi  :  me  passera-t-on  ce 
mot? 

FALSTAFF.. 

Maintenant  le  bruit  court  qu'elle  tient  les  cordons  de  la 
bourse  de  son  mari  ;  elle  a  à  sa  disposition  une  légion  d'an- 
ges argentins. 

PISTOLET. 

Aie  à  la  tienne  une  égale  légion  de  diables;  et  je  te  dis  : 
Cours-lui  sus,  mon  gars  ! 


84        LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

NYM. 

La   farce    se  relève  ;  ça   va  bien  ;   amadouez-moi  les 

anges. 

FALSTAFF. 

Je  lui  ai  écrit  une  lettre  que  voici;  et  en  voilà  une  autre 
pour  la  femme  de  Page  qui,  elle  aussi ,  me  faisait  tout  à 
l'heure  les  yeux  doux,  en  examinant  ma  personne  de  l'air 
le  plus  inquisiteur.  Le  rayon  de  son  regard  dorait  tantôt 
mon  pied,  tantôt  ma  panse  majestueuse. 

PISTOLET. 

C'est  qu'alors  le  soleil  brillait  sur  le  fumier  ! 

NYM,  à  Pistolet. 

Merci  de  ce  mot-là. 

FALSTAFF. 

Oh  !  elle  parcourait  mes  dehors  avec  une  attention  si 
avide,  que  l'appétit  de  son  œil  me  brûlait  comme  un  mi- 
roir ardent!  Voici  une  autre  lettre  pour  elle  :  elle  aussi,  elle 
tient  la  bourse;  c'est  une  véritable  Guyane,  toute  or  et 
libéralité.  Je  serai  leur  caissier  à  toutes  deux,  et  elles  se- 
ront des  trésors  pour  moi.  Elles  seront  mes  Indes  orientales 
et  occidentales,  et  je  commercerai  avec  toutes  deux. 
A  Pistolet  et  à  Nym. 

Va,  toi,  porte  cette  lettre  à  mistress  Page  ;  et  toi,  celle-ci 
à  mistress  Gué.  Nous  prospérerons,  enfants,  nous  prospé- 
rerons. 

PISTOLET. 

—  Deviendrai-je  un  sire  Pandarus  de  Troie,  —  moi 
qui  porte  l'acier  au  côté  ?  Que  plutôt  Lucifer  nous  emporte 
tous.  — 

NYM. 

Je  ne  me  prêterai  pas  à  une  vile  intrigue  :  reprenez 
votre  intrigante  lettre  ;  je  veux  maintenir  la  dignité  de  ma 
réputation. 

FALSTAFF,  à  Robni- 

—  Tiens,  maraud,  porte  ces  lettres  prestement...  — 


SGÈWE  II.  85 

Vogue,  comme  ma  chaloupe,  vers  ces  parages  d'or...  — 
Vous,  coquins,  hors  d'ici!  détalez.  Evanouissez-vous  comme 
la  grêle,  allez.  —  Rampez,  traînez-vous,  jouez  des  sabots, 
allez  chercher  un  gîte  ailleurs ,  décampez  !  —  Falstaff  aura 
recours  aux  expédients  du  siècle  ;  —  il  vivra  économique- 
ment, coquins,  à  la  française  :  un  page  galonné  me 
suffira. 

11  sort  avec  Robin. 
PISTOLET. 

—  Que  les  vautours  te  déchirent  les  boyaux  !  Il  y  a  en- 
core des  dés  pipés  -  assez  pour  duper  riches  et  pauvres. 
—  J'aurai  en  poche  de  bons  testons,  quand  toi,  tu  manque- 
ras de  tout,  —  vil  Turc  de  Phrygie. 

NYM. 

J'ai  en  tête  une  opération  qui  sera  une  manière  de  ven- 
geance. 

PISTOLET. 

Tu  veux  te  venger  ? 

NYM. 

Oui,  par  le  firmament  et  son  étoile  ! 

PISTOLET. 

Par  la  ruse  ou  par  l'acier? 

NYM. 

Des  deux  manières.  Je  vais  révéler  à  Page  cette  intrigue 
d'amour. 

PISTOLET. 

—  Et  moi,  je  vais  dévoiler  à  Gué,  —  comment  Falstaff, 
varlet  vil,  —  veut  tâter  de  sa  colombe,  s'emparer  de  son 
or,  —  et  souiller  sa  couche  moelleuse.  — 

NYM. 

Mon  intrigue  à  moi  ne  languira  pas.  J'exciterai  Page  à 
employer  le  poison  ;  je  lui  communiquerai  la  jaunisse  ;  car 
un  tempérament  ainsi  bouleversé  est  terrible.  Voilà  ma 
manière. 

XIV.  6 


86  LÈS  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

PISTOLET. 

Tu  es  le  Mars  des  mécontents  ;  je  te  seconde.  En  avant  ! 

Ils  sortent. 


SCENE  TH. 

[Chez  le  docteur  Caïas.] 

Entrent  MiSTRESS  Quigkly,  Simple  et  Rugby. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Holà  !  John  Rugby.  Va  à  la  croisée,  je  te  prie,  et  vois  si 
tu  peux  voir  venir  mon  maître,  le  maitre  docteur  Caïus;  s'il 
rentrait,  sur  ma  parole,  et  s'il  trouvait  quelqu'un  à  la  mai- 
son, il  ferait  un  rude  abus  delà  patience  de  Dieu  et  de  l'an- 
glais du  roi, 

RUGBY. 

Je  vais  faire  le  guet. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Va  ;  et  pour  la  peine  nous  aurons  un  chaudeau  ce  soir, 
à  la  dernière  lueur  d'un  feu  de  charbon  de  terre. 

Sort  Rugby. 

Un  honnête  garçon,  empressé,  complaisant,  autant 
que  le  meilleur  serviteur  qui  puisse  entrer  dans  une 
maison;  et,  je  vous  le  garantis,  point  rapporteur  et  nulle- 
ment boute-feu.  Son  pire  défaut  est  qu'il  est  adonné  à  la 
prière  ;  il  est  un  peu  entêté  de  ce  côté-là;  mais  chacun  a  ses 
défauts,  passons  là-dessus...  Votre  nom,  dites-vous,  est  Pe- 
ter Simple. 

SIMPLE. 

Oui,  faute  d'un  meilleur. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Et  maître  Slender  est  votre  maître  ? 

SIMPLE, 

Oui,  sur  ma  parole. 


SCÈNE  III.  87 

MISTRESS   nUICKLY. 

Est-ce  qu'il  ne  porte  pas  une  grande  barbe  ronde  comme 
le  tranchet  d'un  gantier? 

SIMPLE. 

Non,  sur  ma  parole,  il  n'a  qu'une  toute  petite  figure 
avec  une  petite  barbe  jaune,  exactement  comme  la  barbe  de 
Caïn. 

MISTRESS    QUICKLY. 

Un  homme  d'humeur  douce,  n'est-ce  pas? 

SIMPLE. 

Oui,  sur  ma  parole;  mais  il  a  la  main  aussi  leste  que 
peut  l'avoir  un  homme  à  tête  vive  ;  il  s'est  battu  avec  un 
garde-chasse. 

MISTRESS    QUICKLY. 

Comment  dites-vous?,..  Oh  !  je  dois  me  le  rappeler.  Ne 
porte-t-il  pas,  pour  ainsi  dire,  la  tête  haute,  et  ne  se  pa- 
vane-t-il  pas  en  marchant? 

SIMPLE. 

Oui,  en  effet. 

MISTRESS    QUICKLY. 

Allons,  puisse  le  ciel  ne  pas  envoyer  à  Anne  Page  de 
plus  mauvais  parti  !   Dites  à  monsieur   le  pasteur  Evans 

que  je  ferai  ce  que  je  pourrai  pour  votre  maître Anne 

est  une  bonne  fille,  et  je  souhaite... 

Rentre  Rugby. 
RUGBY. 

Sauvez-vous  !  miséricorde  !  voici  mon  maître  qui  vient. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Nous  allons  tous  être  rudoyés  !  Élancez-vous  ici,  bon 
jeune  homme,  allez  dans  ce  cabinet. 

Elle  enferme  Simple  dans  le  cabinet  du  docteur. 

Il  ne  restera  pas  longtemps...  Holà,  John  Rugby!  John! 
holà,  John,  encore  une  fois!  Va,   John,  va  t'informer  de 


88  LES  JOYEUSES  Él'OUSES  DE  WINDSOR. 

mon  maître;  je  crains  qu'il  ne  soit  pas  bien  ;  il  ne  rentre  pas. 
Fredonnant  : 

Eu  bas,  en  bas,  en  bas... 

Entre  le  docteur  Caius. 

CAIUS. 

Qu'est-ce  que  vous  chantez  là  ?  Ze  n'aime  pas  ces  fu- 
tilités. Allez,  ze  vous  prie,  dans  mon  cabinet  me  chercher 
un  boîtier  vercl  (6),  un  coffre,  un  coffre  vert.  Entendez-vous 
ce  que  ze  dis  ?  une  boîte  verte. 

MISTRESS  QUICKLY. 

Oui,  sur  ma  parole,  je  vais  vous  le  chercher. 

A  part. 

Je  suis  bien  aise  qu'il  n'y  soit  pas  allé  lui-même  ;  s'il 
avait  trouvé  le  jeune  homme,  il  aurait  donné  de  furieux 
coups  de  cornes. 

CAIUS. 
Ouf,  ouf,  ouf!  ma  foi,  il  fait  fort  chaud!...  Ze  m'en  vais 
CL  le  cour.  La  grande  affaire... 

MISTRESS  QUICKLY,   revenant  du  cabinet. 
Est-ce  ça,  monsieur? 

CAIUS. 
Ouy,  mette-le  au  mon  pocket,  dépêche.  Vite...  Oti  est  ce 
maraud  de  Rugby? 

MISTRESS  QUICKLY. 
Holà,  John  Rugby!  John! 

RUGBY. 
Voilà,  monsieur. 

CAIUS. 

Vous  êtes  Zohn  Rugby,  et  vous  être  Zeannot  Rugby.  Al- 
lons, prenez  votre  rapière,  et  me  suivez  à  la  cour. 

RUGBY. 

Elle  est  toute  prête,  monsieur,  là  sous  le  porche. 


SCENE  m.  89 

CAIUS. 

Sur  ma  foi,  ze  tarde  trop.  Dieu!  qu'ay  z' oublié!  Il  y  a 
dans  mon  cabinet  des  simples  que  pour  rien  au  monde  ze 
ne  voudrais  laisser  derrière  moi. 

MISTRESS   QTJICKLY. 

Miséricorde!  il  va  trouver  le  jeune  homme  là,  et  va-t-il 
être  furieux! 

CAIUS. 

0  diable,  diable!  qu'y  a-t-il  dans  mon  cabinet?... 

Traînant  Simple  hors  du  cabinet. 

Scélérat!  larron!...  Rugby,  ma  rapière! 

MISTRESS   QUICKLY. 

Mon  bon  maître,  calmez-vous. 

CAIUS. 

Et  pourquoi  me  calmer? 

MISTRESS  QUICKLY. 

Ce  jeune  homme  est  un  honnête  homme. 

CAIUS. 

Qu'est-ce  qu'un  honnête  homme  peut  faire  dans  mon 
cabinet?  Pas  un  honnête  homme  ne  viendrait  ainsi  dans 
mon  cabinet. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Je  vous  en  supplie,  ne  soyez  pas  si  flegmatique;  écoutez 
la  vérité.  11  est  venu  me  trouver  de  la  part  du  pasteur 
Hugh... 

CAIUS. 

Après? 

SIMPLE. 

Oui,  sur  ma  parole,  pour  la  prier  de... 

MISTRESS   QUICKLY. 

Silence,  je  vous  prie. 

CAIUS  j    à  mistress  Quickly. 

Retenez  votre  langue,  vous... 

A  Simple. 

Et  VOUS,  continuez. 


90  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

SIMPLE. 
Pour  prier  cette  honnête  dame,  votre  servante,  de  dire 
un  bon  mot  à  mistress  Anne  Page  en  faveur  de  mon  maître 
qui  la  recherche  en  mariage. 

MISTRESS   QUICKLY. 

C'est  tout,  en  vérité,  là;  mais  jamais  je  ne  mettrai  ma 
main  au  feu,  je  n'en  ai  pas  envie. 

CÂIUS. 

Sir  Hugh  vous  a  envoyé!...  Rugby,  baillez-moï  du  pa- 
pier. 

A  Simple. 

Vous,  arrêtez  un  moment. 

Il  écrit. 

MISTRESS  QUICKLY ,  bas  à  Simple. 
Je  suis  bien  aise  de  le  voir  si  calme;  s'il  s'était  emporté 
tout  de  bon,  vous  auriez  entendu  ses  cris  et  sa  mélancolie! 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'ami,  je  ferai  pour  votre  maître  tout  ce 
que  je  pourrai;  le  fin  mot  de  la  chose  est  que  le  docteur 
français,  mon  maître...  Je  puis  l'appeler  mon  maître, 
voyez-vous,  car  je  tiens  sa  maison,  je  lave,  je  repasse,  je 
brasse,  je  cuis,  je  nettoie,  je  prépare  le  boire  et  le  manger, 
je  fais  les  lits,  enfin  je  fais  tout  moi-même... 

SIMPLE. 

C'est  beaucoup  de  besogne  sur  les  bras  d'une  seule  per- 
sonne. 

MISTRESS  QUICKLY. 
Vous  le  pensez?  Oui,  certes,  c'est  beaucoup  de  besogne; 
et  puis  se  lever  matin  et  se  coucher  tard!...  Quoi  qu'il  en 
soit  (je  vous  le  dis  à  l'oreille,  pas  un  mot  de  ceci  à  per- 
sonne), mon  maître  est  lui-même  amoureux  de  mistress 
Anne  Page;  mais  n'importe!  je  connais  les  sentiments 
d'Anne;  ils  ne  sont  ni  de  ce  côté-ci  ni  de  celui-là. 

CAIUS,    à  Simple. 

Magot,  remettez  cette  lettre  à  sir  Hugh;  c'est  un  cartel, 


SCENE  III.  91 

palsembleu !  Ze  veux  lui  couper  la  gorze  dans  le  parc; 
et  ze  veux  apprendre  à  ce  mauvais  faquin  de  prêtre  à 
se  mêler  ainsi  de  tout  et  à  faire  l'officieux!...  Vous  pouvez 
partir;  il  ne  fait  pas  bon  ici  pour  vous...  Palsembleu,  ze 
veux  lui  couper  les  rognons!  Palsembleu!  il  ne  lui  res- 
tera pas  un  os  à  zeter  à  son  chien  ! 

Sort  Simple. 

MISTRESS   OUICKLY. 

Hélas!  il  ne  fait  que  parler  pour  un  de  ses  amis. 

CAIUS. 

Qu'importe!  Ne  m'avez-vous  pas  dit  qu'Anne  Paze  serait 
pour  moi?  Palsembleu,  ze  veux  tuer  ce  faquin  de  prê- 
tre, et  z'ai  fait  choix  de  mon  hôte  de  la  Zarretière  pour 
mesurer  nos  épées...  Palsembleu!  ze  veux  avoir  Anne 
Paze. 

MISTRESS   QTJICKLY. 

Monsieur,  la  jeune  fille  vous  aime,  et  tout  ira  bien,..  Il 
faut  laisser  babiller  les  gens,  malepeste  ! 

CAIUS. 
Rugby,  venez  à  la  cour  avec  moi...  Palsembleu,  si  ze 
n'ai  pas  Anne,  ze  vous  mettrai  à  la  porte  par  les  épaules! 
Suivez  mes  talons,  Rugby. 

11  sort  suivi  de  Ragby. 

fflSTRESS   QUICKLY. 

Vous  n'aurez  que  les  oreilles  d'âne,  vous!  Je  connais 
les  sentiments  d'Anne  sur  ce  point;  il  n'y  pas  une  femme 
à  Windsor  qui  connaisse  les  sentiments  d'Anne  mieux  que 
moi;  et  pas  une  n'a  plus  d'action  sur  elle,  grâce  à  Dieu. 
FENTON,     du  dehors. 

Holà!  quelqu'un! 

MISTRESS   QUICKLY,    allant  à  la  fenêtre. 

Qui  est  là?  Approchez  de  la  maison,  je  vous  prie. 


92  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

Entre  Fenton. 

FENTON. 
Eh  bien,  bonne  femme,  comment  vas-tu? 

MISTRESS   QUICKLY. 

D'autant  mieux  que  votre  révérence  veut  bien  me  le  de- 
mander. 

FENTON. 

Quelles  nouvelles?  Comment  va  la  jolie  mistress  Anne? 

MISTRESS   QUICKLY. 

En  vérité,  monsieur,  elle  est  toujours  jolie,  et  honnête, 
et  douce,  et  de  vos  amies,  je  puis  vous  le  dire  en  passant, 
Dieu  soit  loué  ! 

FENTON. 

Réussirai-je,  crois-tu?  Est-ce  que  je  ne  perdrai  pas  mes 
peines? 

fflSTRESS   QUICKLY. 

Ma  foi,  monsieur,  tout  est  dans  la  main  du  Très-Haut; 
mais  néanmoins,  maître  Fenton,  je  jurerais  sur  une  Bible 
qu'elle  vous  aime.  Est-ce  que  votre  révérence  n'a  pas  une 
verrue  au-dessus  de  l'œil? 

FENTON. 

Oui,  vraiment;  après? 

MISTRESS   QUICKLY. 

Eh  bien,  il  y  a  toute  une  histoire  quiserattacheàça...  Sur 
ma  parole,  c'est  une  si  singulière  Nanette...  Mais,  j'en  dé- 
teste le  ciel,  la  plus  honnête  fille  qui  ait  jamais  rompu  le 
pain!...  Nous  avons  eu  une  heure  de  conversation  sur  cette 
verrue-là...  Je  ne  rirai  jamais  que  dans  la  compagnie  de 
cette  fille!  Mais,  en  vérité,  elle  est  par  trop  portée  à  l'alli- 
colie  et  à  la  rêverie,..  Bon,  allez-y! 

FENTON. 

Bon,  je  la  verrai  aujourd'hui.  Tiens,  voilà  de  l'argent 


SCENE  TV.  93 

pour  toi;  parle  en  ma  faveur;  si  tu  la  vois  avant  moi,  re- 
commande-moi bien. 

MISTRESS   QUICKLY. 

En  doutez-vous?  Oui,  certes,  nous  lui  parlerons;  et  j'en 
dirai  bien  d'autres  à  votre  révérence  sur  la  verrue,  lors  de 
notre  prochaine  confidence,  et  sur  les  autres  galants! 

FENTON. 

C'est  bon,  adieu  ;  je  suis  très-pressé  en  ce  moment. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Adieu  à  votre  révérence  ! 

Fenton  sort. 

En  vérité,  c'est  un  honnête  gentleman  ;  mais  Anne  ne 
l'aime  pas  ;  car  je  connais  les  sentiments  d'Anne  aussi  bien 
que  personne...  Diantre!  qu'ai-je  oublié? 

Elle  sort. 

SCÈNE   IV. 

[Devant  la  maison  de  Page.] 

Entre  MISTRESS  Page,  une  lettre  à  la  main. 
MISTRESS  PAGE. 

Quoi!  j'aurai  échappé  aux  lettres  d'amour  à  l'époque  fé- 
riée de  ma  beauté,  et  j'y  suis  en  butte  aujourd'hui!  Voyons. 
Elle  lit. 

Ne  me  demandez  pas  pourquoi  je  vous  aime  ;  car,  bien 
que  l'amour  accepte  la  raison  pour  médecin,  il  ne  V admet 
pas  pour  conseiller.  Vous  nêtes  plus  jeune,  moi  non  plus; 
eh  bien  donc,  voilà  une  sympathie!  Vous  êtes  gaie,  et  moi 
aussi;  ha!  ha!  voilà  une  sympathie  déplus.  Vous  aimez  le 
vin,  et  moi  aussi  ;  pouvez-vous  désirer  une  plus  forte  sym- 
pathie? Qu'il  te  siiffise,  maîtresse  Page,  [si  du  moins  l'amour 
d'un  soldat  peut  te  suffire),  de  savoir  que  je  t'aime!  Je  ne 


94        LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

te  dirai  pas  :  aie  pitié  de  moi.  Ce  n'est  pas  un  mot  de  sol- 
dat; mais  je  te  dirai  :  aime-moi. 

Par  moi, 
Ton  véritable  chevalier, 
De  jour  ou  de  nuit, 
A  toute  espèce  de  lumière, 
Prêt  à  se  battre  pour  toi, 
Avec  toutes  ses  forces. 

John  Falstaff   (7). 

Quel  Hérode  de  Judée  est-ce  là?  0  perversité,  perversité 
du  monde  !  Un  homme  presque  mis  en  pièces  par  l'âge,  faire 
ainsi  le  vert  galant  !  Quel  trait  de  légèreté,  au  nom  du  diable, 
cet  ivrogne  flamand  a-t-il  pu  saisir  dans  ma  conduite,  pour 
oser  m'attaquer  de  cette  manière?  Mais  il  s'est  trouvé  trois 
fois  à  peine  dans  ma  compagnie  !  Qu'ai-je  donc  pu  lui  dire?. . . 
J'ai  été  alors  fort  sobre  de  ma  gaîté,  Dieu  me  pardonne  ! 
Ah!  je  veux  présenter  un  bill  au  parlement  pour  la  répres- 
sion des  hommes.  Comment  me  vengerai-je  de  lui?  Car  je 
me  vengerai,  aussi  vrai  que  ses  tripes  sont  faites  de  bou- 
dins! 

Entre  mistress  Gué. 

MISTRESS   GUÉ. 

Mistress  Page!  sur  ma  parole,  j'allais  chez  vous. 

MISTRESS   PAGE. 

Et  moi,  sur  ma  parole,  je  venais  chez  vous.  Vous  ne 
paraissez  pas  bien. 

MISTRESS    GUÉ. 

C'est  ce  que  je  ne  croirai  jamais;  je  puis  prouver  le  con- 
traire. 

MISTRESS   PAGE. 

Vraiment,  à  mon  idée,  vous  ne  paraissez  pas  bien. 

MISTRESS   GUÉ. 

Soit,  pourtant  je  répète  que  je  pourrais  prouver  le  con- 
traire. Oh!  mistress  Page,  donnez-moi  un  conseil. 


SCÈNE  IV.  95 

MISTRESS   PAGE, 

De  quoi  s'agit-il,  ma  chère? 

MISTRESS   GUÉ. 

Ah!  ma  chère,  sans  une  bagatelle  de  scrupule,  quel  hon- 
neur je  pourrais  obtenir! 

MISTRESS  PAGE. 

Au  diable  la  bagatelle,  ma  chère,  et  prenez  l'honneur... 
De  quoi  s'agit-il?  Ne  vous  préoccupez  pas  des  bagatelles. 
De  quoi  s'agit-il? 

MISTRESS    GUÉ. 

Si  seulement  je  voulais  aller  en  enfer  pour  un  moment 
ou  deux  d'éternité,  je  pourrais  être  promue  à  l'honneur  de 
la  chevalerie. 

MISTRESS   PAGE. 

Bah!  quel  conte!..  Sir  Alice  Gué!  Cet  honneur-là  de- 
viendra banal;  crois-moi,  tu  feras  mieux  de  ne  pas  changer 
de  qualité. 

MISTRESS    GUÉ. 

Nous  brûlons  pour  rien  la  lumière  du  jour...  Tiens,  lis, 
hs...  Tu  verras  comment  je  pourrais  être  promue  à  l'hon- 
neur de  la  chevalerie...  (8) 

Elle  remet  une  lettre  à  mistress  Page. 

J'aurai  la  plus  mauvaise  opinion  des  gros  hommes,  tant 
que  mes  yeux  pourront  distinguer  un  homme  d'un  autre. 
Et  pourtant  celui-ci  ne  jurait  pas,  il  louait  la  modestie  chez 
les  femmes,  et  il  blâmait  toute  inconvenance  en  termes  si 
sages  et  si  édifiants  que  j'aurais  juré  que  ses  sentiments 
étaient  conformes  à  ses  paroles;  mais  ils  ne  sont  pas  plus 
d'accord  que  le  centième  psaume  ne  l'est  avec  l'air  des  Man- 
ches vertes  (9).  Quelle  tempête,  je  le  demande,  a  donc  jeté 
sur  la  côte  de  Windsor  cette  baleine  qui  a  tant  de  tonneaux 
d'huile  dans  le  ventre?  Comment  me  vengerai-je  de  lui?  Je 
crois  que  le  meilleur  moyen  serait  de  le  bercer  d'espé- 
rances, jusqu'à  ce  que  le  vilain  feu  de  sa  concupiscence 


96        LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

l'ait  fait  fondre  dans  sa  propre  graisse...  Avez -vous  jamais 
rien  ouï  de  pareil? 

fflSTRESS   PAGE. 

Les  deux  lettres  sont  exactement  pareilles,  sauf  la  diffé- 
rence des  noms  de  Page  et  de  Gué.  Pour  te  rassurer 
pleinement  sur  le  mystère  de  ta  mauvaise  réputation, 
voici  la  sœur  jumelle  de  ta  lettre;  mais  la  tienne  peut 
prendre  l'héritage,  car  je  proteste  que  la  mienne  n'y  pré- 
tend pas.  Je  garantis  qu'il  a  au  moins  un  millier  de  ces 
lettres-là,  écrites  avec  un  espace  blanc  pour  les  différents 
noms.  Celles-ci  sont  de  la  seconde  édition;  il  les  imprimera 
sans  doute ,  car  peu  lui  importe  ce  qu'il  met  sous  presse, 
puisqu'il  voudrait  nous  y  mettre  toutes  deux.  J'aimerais 
mieux  être  une  géante,  couchée  sous  le  mont  Pélion. 
Allons,  je  vous  trouverai  vingt  tourterelles  lascives,  avant  de 
trouver  un  homme  chaste. 

MISTRESS  GUÉ,    confrontant  les  deux  lettres. 

Mais  c'est  exactement  la  même  chose  :  même  écriture, 
mêmes  mots.  Que  pense-t-il  donc  de  nous? 

MISTRESS   PAGE. 

Dame,  je  n'en  sais  rien.  Ça  me  donne  presque  envie 
de  chercher  noise  à  ma  propre  vertu.  Je  serais  tentée  de 
me  traiter  moi-même  comme  quelqu'un  que  je  ne  connais 
pas;  car,  assurément,  s'il  ne  connaissait  en  moi  quelque 
penchant  que  j'ignore  moi-même,  il  ne  m'aurait  jamais 
livré  ce  furieux  abordage. 

MISTRESS   GUÉ. 

Abordage,  dites-vous!  Je  suis  sûre  que  je  le  tiendrai 
au-dessus  du  pont. 

MISTRESS   PAGE. 

Et  moi  aussi!  Si  jamais  il  pénètre  sous  mes  écou- 
tilles,  je  veux  ne  jamais  me  risquer  à  la  mer.  Vengeons- 
nous  de  lui  ;  fixons-lui  un  rendez-vous  ;  donnons  à  ses 
instances  un  semblant  d'espoir,  et  faisons-le  aller  avec  des 


SGÈiNE  IV.  97 

délais  bien  amorcés  jusqu'à  ce  qu'il  ait  mis  ses  clievaux  en 
gage  chez  l'hôtelier  de  la  Jarretière. 

MISTRESS  GUÉ. 

Oui,  je  consentirai  à  lui  jouer  les  plus  méchants  tours, 
pourvu  que  la  pureté  de  notre  honneur  n'en  soit  pas 
souillée.  Oh  !  si  mon  mari  voyait  cette  lettre  !  elle  fourni- 
rait un  éternel  aliment  à  sa  jalousie  ! 

MISTRESS   PAGE. 

Justement,  le  voici  qui  vient  ;  et  mon  bon  homme  aussi. 
Mais  celui-là  est  aussi  loin  d'être  jaloux  que  je  suis  loin  de 
lui  en  donner  sujet;  et  la  distance,  j'espère,  est  incom- 
mensurable. 

MISTRESS   GUÉ. 

En  cela  vous  êtes  plus  heureuse  que  moi. 

MISTRESS   PAGE. 

Concertons-nous  contre  ce  gras  chevalier  :  venez  ici. 

Elles  se  retirent  à  l'écart. 

Entrent  GuÉ  causant  avec  Pistolet,  puis  Page  causant  avec  Nym. 

GUÉ. 
Allons,  j'espère  qu'il  n'en  est  rien. 

PISTOLET. 

—  L'espoir  est  dans  certaines  affaires  un  chien  sans 
queue.  —  Sir  John  en  veut  à  ton  épouse. 

GUÉ. 

Bah  !  monsieur,  ma  femme  n'est  plus  jeune. 

PISTOLET. 

Il  courtise  grandes  et  petites,  riches  et  pauvres,  —  jeunes 
et  vieilles,  n'importe  qui,  Gué.  —  11  aime  ta  Galimafrée, 
Gué,  avise. 

GUÉ. 

11  aime  ma  femme? 

PISTOLET. 

—  De  toutes  les  ardeurs  d'un  foie  brûlant.  Préviens-le , 


98  LES  JOYEUSES  EPOUSES  DE  WINDSOR. 

—  OU  tu  es,  comme  messire  Actéon,  menacé  d'une  cou- 
ronne de  bois.  Oh  !  l'odieux  nom  ! 

GUÉ. 

Quel  nom,  monsieur? 

PISTOLET. 

Eh  bien,  cornard!  adieu.  —  Prends  garde;  aie  l'œil  ou- 
vert ;  car  les  voleurs  rôdent  de  nuit  ;  —  prends  tes  précau- 
tions, avant  que  l'été  vienne  et  que  le  coucou  chante.  - 
Partons,  messire  caporal  Nyin...  -  Crois-le,  Page;  il  te 
parle  sensément. 

Pistolet  sort. 
GUÉ. 

J'y  mettrai  de  la  patience  ;  j'éclaircirai  ceci. 

NYM;,àPage. 

Et  ce  que  je  dis  est  vrai.  Le  mensonge  ne  va  pas  à  mes 
manières.  Il  m'a  offensé  en  quelque  manière  ;  j'aurais  bien 
porté  la  manière  de  lettre  qu'il  adressait  à  votre  femme  ; 
mais  j'ai  une  épée  que  je  sais  faire  mordre  au  besoin.  En 
deux  mots  comme  en  mille,  il  aime  votre  femme.  Je  me 
nomme  le  caporal  Nym;  je  parle,  et  j'affirme.  C'est  la  vé- 
rité. Mon  nom  est  Nym,  et  Falstaff  aime  votre  femme. 
Adieu  !  Il  n'est  pas  dans  mes  manières  de  vivre  de  pain  et 
de  fromage.  Adieu. 

Il  sort. 
PAGE,    à  part. 

Ses  manières!  Voilà  un  gaillard  terriblement  maniéré. 

GUÉ,    à  part. 

Je  surveillerai  Falstaff. 

PAGE,    à  part. 

Je  n'ai  jamais  ouï  un  drôle  aussi  verbeux  et  aussi  pré- 
tentieux. 

GUÉ,    à  part. 

Si  je  découvre  quelque  chose,  bon  ! 


SCÈNE  IV.  99 

PAGE,    à  part. 

Je  ne  croirais  pas  un  pareil  Ciiinois,  quand  le  prêtre  de 
la  ville  le  recommanderait  comme  un  honnête  homme. 

GUÉ,    à  part. 

C'est  un  garçon  fort  sensé  :  bon  ! 

PAGE,    à  sa  femme  qui  s'avance. 

C'est  VOUS,  Meg  ? 

MISTRESS   PAGE. 

Oii  allez-vous,  Georges  ?  Écoutez  donc. 

MISTRESS   GUÉ,    allant  à  son  mari. 

Eh  bien,  mon  cher  Frank?  Pourquoi  es-tu  si  mélanco- 
lique ? 

GUÉ. 

Moi,  mélancolique!  Je  ne  suis  pas  mélancolique.  Ren- 
trez à  la  maison  ,  allez. 

MISTRESS   GUÉ. 

Ma  foi,  tu  as  quelque  lubie  en  tête  en  ce  moment...  Ve- 
nez-vous, mistress  Page  ? 

MISTRESS   PAGE. 
Je  suis  à  vous...  Vous  viendrez  dîner,  George? 

A  part,  à  mistress  Gué. 

Voyez  donc  qui  vient  là  :  ce  sera  notre  messagère  auprès 
de  ce  faquin  de  chevalier. 

Entre  mistress  Quickly. 

MISTRESS   GUÉ. 

Sur  ma  parole,  je  songeais  à  elle  :  elle  fera  notre  affaire. 

MISTRESS   PAGE,    à  mistress  Quickly, 

'    Vous  venez  voir  ma  fille  Anne? 

MISTRESS    QUICiaV. 

Oui,  ma  foi.  Et,  je  vous  en  prie,  comment  va  cette  bonne 
mistress  Anne  ? 


100  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

MISTRESS   PAGE. 

Entrez  avec  nous,  vous  la  verrez.  Nous  avons  une  heure 

à  causer  avec  vous. 

Sortent  mistress  Page^  inistress  Gué  et  mistress  Quickly. 

PAGE. 
Eh  bien,  maître  Gué? 

GUÉ. 

Vous  avez  entendu  ce  que  ce  drôle  m'a  dit,  n'est-ce  pas? 

PAGE. 

Oui;  et  vous  avez  entendu  ce  que  l'autre  m'a  dit? 

GUÉ. 

Les  croyez-vous  sincères  ? 

PAGE. 

Au  diable  les  maroufles  !  Je  ne  pense  pas  que  le  cheva- 
lier soit  capable  de  ça;  mais  ceux  qui  l'accusent  d'avoir  des 
intentions  sur  nos  femmes  ont  été  tous  deux  chassés  de 
son  service  :  de  vrais  gueux,  maintenant  qu'ils  sont  sans 
emploi. 

GUÉ. 

Ils  étaient  à  son  service? 

PAGE. 
Oui,  morbleu. 

GUÉ. 

Je  n'en  suis  pas  plus  rassuré...  Il  loge  à  la  Jarretière? 

PAGE. 

Oui,  morbleu.  S'il  tente  l'aventure  auprès  de  ma  femme, 
je  la  lâche  contre  lui  ;  et,  si  alors  il  obtient  autre  chose  que 
des  rebuffades,  j'en  prends  la  responsabilité  sur  ma  tête. 

GUÉ. 

Je  ne  doute  pas  de  ma  femme,  mais  je  n'aimerais  pas  à 
les  mettre  aux  prises.  On  peut  avoir  trop  de  confiance.  Je 
ne  voudrais  rien  prendre  sur  ma  tête  :  ça  ne  me  va  pas. 

PAGE. 

Voyez,  voici  mon  hôte  de  Jarretière  qui  arrive  tout  vocifé- 


SCÈNE  IV.  101 

raut  :  il  y  a  ou  de  la  liqueur  dans  sa  caboche  ou  de  l'argent 
dans  sa  bourse,  quand  il  a  l'air  si  jovial...  Comment  va 
mon  hôte? 

Entre  l'Hôte,  suivi  de  Shallow. 

L'hOTE,   à  Page. 

Comment  va,  immense  coquin?  tu  es  un  gentleman  ! 

A  Shalow. 

Juge-cavalero,  allons  donc! 

SHALLOW. 
Jeté  suis,  mon  hôte,  je  te  suis...  Vingt  fois  bon  soir, 
mon  bon  maître  Page  !  Maître  Page,  voulez-vous  venir  avec 
nous?  Nous  avons  une  bonne  farce  en  perspective. 

l'hote. 
Dis-lui,  juge-cavalero  ;  dis-lui,  immense  coquin  ! 

SHALLOW. 

Monsieur,  il  doit  y  avoir  un  duel  entre  sir  Hugh,  le 
prêtre  welche,  et  Caïus,  le  docteur  français. 

GUÉ. 

Mon  bon  hôte  de  la  Jarretière,  un  mot  ! 

l'hote. 
Que  dis-tu,  mon  immense  coquin? 

Gué  el  l'hôte  se  retirent  à  l'écart. 
SHALLOW,    à  Page. 

Voulez-vous  venir  voir  ça  avec  nous?  Notre  joyeux  hôte 
a  été  chargé  de  mesurer  leurs  épées;  et  je  crois  qu'il  leur  a 
indiqué  à  chacun  un  rendez-vous  différent  ;  car,  sur  ma 
parole,  j'ai  ouï  dire  que  le  pasteur  ne  plaisante  pas.  Écou- 
tez, je  vais  vous  conter  toute  la  farce. 

l'hote,    à  Gué. 

Tu  n'as  pas  de  grief  contre  mon  hôte-cavalier,  le  chevalier? 

GUÉ. 

Aucun,  je  le  déclare;  mais  je  vous  offrirai  un  pot-de-vin 
XI  v.  '7 


102       LES  JOYEUSES  EPOUSES  DE  WINDSOR. 

brûlé,  si  vous  me  donnez  accès  près  de  lui  en  lui  disant  que 
je  me  nomme  Fontaine  :  seulement  pour  une  plaisanterie  ! 

l'hote. 
Voilà  ma  main,  mon  immense  ;  tu  auras  tes  entrées  et  tes 
sorties  ;  puis-je  mieux  dire?  et  ton   nom  sera  Fontaine. 
C'est  un  joyeux  chevalier.  Partons-nous,  mes  maîtres? 

SHALLOW. 

Je  suis  à  vous,  mon  hôte. 

PAGE. 

J'ai  ouï  dire  que  le  Français  est  très-fort  à  la  rapière. 

SHALLOW. 

Bah  !  mon  cher,  j'aurais  pu  vous  en  montrer  davantage 
autrefois.  Aujourd'hui  vous  insistez  sur  les  distances ,  vos 
passes,  vos  estocades,  et  je  ne  sais  quoi.  Le  cœur,  maître 
Page,  tout  est  là  ,tout  est  là.  J'ai  vu  le  temps  où  avec  ma 
longue  épée  j'aurais  fait  déguerpir  comme  des  rats  quatre 
forts  gaillards  comme  vous. 

l'hote. 

Par  ici,  enfants,  par  ici,  par  ici  !  Filons-nous  ? 

PAGE. 

Je  suis  à  vous...  J'aimerais  mieux  les  entendre  se  cha- 
mailler que  les  voir  se  battre. 

Sortent  l'hôte,  ShaUow  et  Page. 
GUÉ. 

Page  a  beau  être  un  débonnaire  imbécile,  et  se  fier  si 
fermement  à  la  fragilité  de  sa  femme  ;  je  ne  puis ,  moi, 
tranquilliser  si  aisément  mon  esprit.  Elle  se  trouvait  avec 
lui  chez  Page  ;  et  ce  qu'ils  ont  fait  là,  je  ne  sais  pas.  Allons, 
je  veux  éclaircir  ceci;  et  je  me  déguiserai  pour  sonder  Fals- 
taff.  Si  je  la  trouve  vertueuse,  je  n'aurai  pas  perdu  ma  peine  ; 
s'il  en  est  autrement,  ma  peine  n'aura  pas  été  inutile. 

Il  sort. 


SCÈNE  V.  103 

SCÈNE  V. 

[L'auberge  de  la  Jarretière.] 

Entrent  Falstaff  et  Pistolet. 

FALSTAFF. 

Je  ne  te  prêterai  pas  un  penny. 

PISTOLET. 

—  En  ce  cas  le  monde  sera  pour  moi  une  huître  —  que 
j'ouvrirai  à  la  pointe  de  mon  épée.  — 

FALSTAFF. 
Pas  un  penny  !  Je  vous  ai  laissé,  monsieur,  mettre  mon 
crédit  en  gage;  j'ai  arraché  à  mes  meilleurs  amis  trois  répits 
pour  vous  et  votre  inséparable  Nyra  ;  autrement  vous  auriez 
fait  derrière  une  grille  la  grimace  de  deux  babouins.  Je  suis 
damné  en  enfer  pour  avoir  juré  à  des  gentlemen,  mes 
amis,  que  vous  étiez  debons  soldats  et  des  hommes  de  cœur; 
et,  quand  mistress  Brigitte  perdit  le  manche  de  son  éven- 
tail, je  déclarai  sur  mon  honneur  que  tu  ne  l'avais  pas. 

PISTOLET. 

—  IN'as-tu  pas  partagé?  N'as-tu  pas  eu  quinze  pennys? 

FALSTAFF. 

Raisonne  donc,  coquin?  raisonne.  Crois-tu  que  je  met- 
trais mon  âme  en  danger  gratis?  Une  fois  pour  toutes,  ne 
te  pends  plus  après  moi  ;  je  ne  suis  pas  fait  pour  être  ton 
gibet.  Va-t'en.  Un  petit  couteau  et  une  bonne  foule,  voilà 
ce  qu'il  te  faut...Vaàtonmanoir  dePickt-Hatch...  (10)  Vous 
ne  voulez  pas  porter  une  lettre  pour  moi,  faquin  !  Vous  vous 
retranchez  derrière  votre  honneur!  Eh!  abîme  de  bassesse, 
c'est  à  peine  si  je  puis,  moi,  observer  strictement  les  lois 
de  mon  honneur.  Oui,  moi,  moi,  moi-même,  parfois,  met- 
tant de  côté  la  crainte  du  ciel,  et  voilant  l'honneur  sous  la 
nécessité,  je  suis  forcé  de  ruser,  d'équivoquer,  de  biaiser;  et 


104        LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WIWUSOK. 

VOUS,  coquin,  vous  mettez  vos  guenilles,  vos  regards  de  chat 
de  montagne,  vos  phrases  de  tapis-franc,  vos  jurons  éhon- 
tés  sous  le  couvert  de  votre  honneur!  Vous  me  refusez, 
vous  ! 

PISTOLET. 

Je  me  repens.  Que  peux-tu  exiger  de  plus  d'un  homme? 

Entre  Robin. 
ROBIN. 

Monsieur,  il  y  a  là  une  femme  qui  voudrait  vous  parler. 

FALSTAFF. 

Qu'elle  approche  ! 

Entre  mistress  Quickly. 

MISTRESS   QUICKLY. 
Je  souhaite  le  bonjour  à  votre  révérence. 
FALSTAFF. 

Bonjour,  bonne  femme. 

MISTRESS   OUICKLY. 

Pas  précisément,  n'en  déplaise  à  votre  révérence. 

FALTAFF. 

Bonne  fille,  alors. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Je  le  suis,  je  le  jure,  comme  l'était  ma  mère  la  pre- 
mière heure  après  ma  naissance. 

FALSTAFF. 

Je  te  crois  sur  parole.  Que  me  veux-tu? 

MISTRESS   QUICKLY. 

Accorderai-je  un  mot  ou  deux  à  votre  révérence? 

FALSTAFF. 

Deux  mille,  ma  belle;  et  moi  je  t'accorderai  audience. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Il  y  a  une  mistress  Gué,  monsieur...  Approchez,  je  vous 
prie,  un  peu  plus  de  ce  côté...  Je  demeure,  moi,  chez 
monsieur  le  docteur  Caius. 


SCÈNE  V.  105 

FALSTAFF. 

Bon,  continue.  Mistress  Gué,  dis-tu? 

MISTRESS   QUICKLY. 
Votre  révérence  dit  vrai...  Je  prie  votre  révérence  d'ap- 
procher un  peu  plus  de  ce  côté. 

FALSTAFF. 

Je  te  garantis  que  personne  n'entend...  Ce  sont  mes 
gens,  mes  propres  gens. 

MISTRESS   QUICKLY. 

En  vérité?  que  Dieu  les  bénisse  et  fasse  d'eux  ses  servi- 
teurs ! 

FALSTAFF. 

Bon.  Mistress  Gué!  Qu'as-tu  à  dire  d'elle? 

MISTRESS   QUICKLY. 

Ah!  monsieur,  c'est  une  bonne  créature.  Seigneur!  Sei- 
gneur! quel  séducteur  est  monsieur!  Mais  que  le  ciel  vous 
pardonne,  ainsi  qu'à  nous  tous  ! 

FALSTAFF. 

Mistress  Gué!...  Voyons,  mistress  Gué! 

MISTRESS   QUICKLY. 

Eh  bien,  bref,  voici  toute  l'histoire.  Vous  l'avez  mise 
dans  de  telles  agitations  que  c'est  merveilleux.  Le  premier 
des  courtisans,  quand  la  cour  était  à  Windsor,  n'aurait  ja- 
mais pu  la  mettre  dans  une  telle  agitation.  Et  pourtant  il  y 
avait  des  chevaliers,  des  lords  et  des  gentilshommes,  avec 
leurs  carrosses...  Je  vous  assure,  carrosse  sur  carrosse, 
lettre  sur  lettre,  cadeau  sur  cadeau...  Et  tous  sentant  si  bon 
le  musc,  et  tous,  je  vous  assure,  dans  un  tel  froufrou  de 
soie  et  d'or;  et  tous  avec  des  phrases  si  aUigantes,  et  avec 
des  vins  sucrés  si  bons  et  si  beaux,  qu'ils  auraient  gagné 
le  cœur  de  n'importe  quelle  femme!  Eh  bien,  je  vous  as- 
sure qu'ils  n'ont  pas  même  obtenu  un  regard  d'elle...  Ce 
matin  même  on  m'a  donné  vingt  angelots,  mais  je  n'ac- 
cueille les  anges  (de  cette  espèce-là,  comme  on  dit),  que 


106       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

dans  les  voies  de  l'honnêteté...  Et,  je  vous  assure  qu'ils 
n'ont  pas  pu  lui  faire  mettre  les  lèvres  à  la  coupe  du  plus 
fier  d'entre  eux...  Et  pourtant  il  y  avait  là  des  comtes,  voire 
des  pensionnaires  (11);  mais  je  vous  assure  que  c'est  tout 
un  pour  elle. 

FÂLSTÂFF. 

Mais  que  me  fait- elle  dire  à  moi?  Abrège,  cher  Mercure 
femelle. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Eh  bien,  elle  a  reçu  votre  lettre;  elle  vous  en  remercie 
mille  fois  ;  et  elle  vous  fait  notifier  que  son  mari  sera  ab- 
sent de  chez  elle  entre  dix  et  onze. 

FALSTAFF. 

Entre  dix  et  onze. 

MISTRESS  QUICKLY. 
Oui,  dame;  et  alors  vous  pourrez  venir  voir  la  peinture 
que  vous  savez,  dit-elle.  Maître  Gué,  son  mari,  n'y  sera 
pas.  Hélas  !  la  chère  femme  mène  une  triste  vie  avec  lui  ; 
c'est  un  homme  tout  jalousie  ;  elle  mène  avec  lui  une  vie 
de  tribulations,  le  cher  cœur! 

FALSTAFF. 

Entre  dix  et  onze!  Femme,  fais-lui  mes  compliments.  Je 
ne  la  manquerai  pas. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Voilà  qui  est  bien  dit.  Mais  j'ai  un  autre  messager  pour 
votre  révérence.  Mistress  Page  aussi  vous  envoie  ses  affec- 
tueux compliments;  et,  laissez-moi  vous  le  dire  à  l'oreille, 
c'est  une  femme  aussi  fartueuse,  et  aussi  civile,  aussi  mo- 
deste, et,  voyez-vous,  aussi  incapable  de  manquer  sa  prière 
du  matin  ou  du  soir  que  n'importe  quelle  autre  à  Windsor  ; 
et  elle  m'a  chargée  de  dire  à  votre  révérence  que  son  mari 
est  rarement  absent,  mais  qu'elle  espère  qu'il  sortira  quel- 
que jour.  .Je  n'ai  jamais  vu  une  femme  ainsi  affolée  d'un 


I 


SCÈNE  V,  107 

homme;  sûrement,  je  crois  que  vous  avez  des  charmes;  là, 
en  vérité. 

FÂLSTAFF. 

Non,  je  t'assure;  sauf  l'attrait  de  mes  avanlages  person- 
nels, je  n'ai  aucun  charme. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Votre  cœur  en  soit  béni  ! 

FÂLSTAFF. 
Mais,  dis-moi  une  chose,  je  te  prie  :  la  femme  de  Gué  et 
la  femme  de  Page  se  sont-elles  fait  part  de  leur  amour 
pour  moi  ? 

MISTRESS   QUICKLY. 

Ce  serait  plaisant,  ma  foi!  Elles  ont  plus  de  savoir-vivre 
que  ça,  j'espère...  Ce  serait  un  joli  tour,  ma  foi!...  Ah! 
mistress  Page  vous  conjure,  de  par  tous  les  amours,  de  lui 
envoyer  votre  peti!  page;  son  mari  a  pour  le  petit  page  une 
merveilleuse  infection;  et,  vraiment,  niaîlre  Page  est  un 
honnête  homme.  Il  n'y  a  pas  une  femme  mariée  à  Windsor 
qui  ait  une  vie  plus  heureuse  qu'elle  :  elle  fait  ce  qu'elle 
veut,  dit  ce  qu'elle  veut,  reçoit  tout,  paie  tout,  va  au  lit 
quand  il  lui  plaît,  se  lève  quand  il  lui  plaît;  tout  va  comme 
elle  l'entend,  et  vraiment  elle  le  mérite:  car  s'il  y  a  une  ai- 
mable femme  à  Windsor,  c'est  celle-là.  tl  faut  que  vous  lui 
envoyiez  votre  petit  page  ;  il  n'y  a  pas  de  ren]iède. 
FALSTAFF. 

Eh  bien,  je  le  ferai. 

MISTRESS   QUICKLY. 

'  Oui,  mais  faites-le  donc  ;  et  prenez  vos  dispositions  pour 
qu'il  soit  un  intermédiaire  entre  vous  deux;  et,  à  tout  évé- 
nement, ayez  un  mot  d'ordro,  pour  pouvoir  vous  commu- 
niquer réciproquement  vos  intentions,  sans  que  le  page  ait 
besoin  d'y  rien  comprendre;  car  il  n'est  pas  bon  que  les 
enfants  connaissent  la  malice  ;  les  personnes  d'un  certain 


108       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

âge,  vous  savez,  ont,  comme  on  dit,  de  la  discrétion  et 
connaissent  le  monde. 

FALSTAÏT. 

Adieu;  fais  mes  compliments  à  toutes  deux.  Voilà  ma 
bourse;  je  suis  encore  ton  débiteur...  Page,  va  avec  cette 
femme...  Cette  nouvelle  me  tourne  la  tête. 

Sortent  mistress  Quickly  et  Robin. 

PISTOLET. 

—  Cette  ribaude  est  une  des  messagères  de  Cupido  1 . . . 
—  Forçons  de  voile,  donnons-lui  la  chasse;  hissons  les  bas- 
tingages ;  —  feu  !  Elle  est  ma  prise,  ou  je  veux  que  l'Océan 
nous  engloutisse  tous  !   — 

Il  sort. 
FALSTAFF. 

Tu  crois,  vieux  Jack?  va  ton  chemin.  Je  tirerai  de  ton 
vieux  corps  plus  de  parti  que  jamais.  Elles  courent  donc 
encore  après  toi?  Après  avoir  dépensé  tant  d'argent, 
vas-tu  donc  bénéficier?...  Bon  corps,  je  te  rends  grâces; 
qu'on  dise  que  tu  es  grossièrement  bâti;  si  tu  plais,  peu 
importe. 

Entre  Bardolphe. 

BARDOLPHE. 

Sir  John,  il  y  a  un  messer  Fontaine  en  bas  qui  voudrait 

bien  vous  parler  et  faire  votre  connaissance  ;  il  a  envoyé  un 

pot  de  vin  d'Espagne  pour  le  déjeuner  de  votre  révérence, 

FALSTAFF. 

Tl  s'appelle  Fontaine? 

BARDOLPflE. 

Oui,  monsieur. 

FALSTAFF. 

Fais-le  entrer. 

Sort  Bardolphe. 
Les  Fontaines  sont  les  bienvenues  chez  moi,  qui  font 


SGÈNK  V.  109 

ruisseler   pareille   liqueur...    Ah!    ah!   mistress  Gué    et 
mistress  Page,  je  vous  ai  donc  pincées?  Allons!  En  avant! 

Bardolphe  rentre  avec  Gué,  déguisé. 
GUÉ. 

Dieu  vous  bénisse,  monsieur! 

FALSTAFF. 

Et  VOUS  aussi,  monsieur!  Vous  voudriez  me  parler? 

GUÉ. 

Je  suis  bien  indiscret  de  vous  déranger  ainsi  sans  plus 
de  cérémonie. 

FALSTAFF. 

Vous  êtes  le  bienvenu.  Que  désirez- vous?...  Laisse-nous, 
garçon. 

Bardolphe  sort. 
GUÉ. 

Monsieur,  vous  voyez  un  gentleman  qui  a  beaucoup  dé- 
pensé; je  m'appelle  Fontaine. 

FALSTAFF. 

Cher  maitre  Fontaine,  je  désire  faire  plus  amplement 
votre  connaissance. 

GUÉ. 
Cher  sir  John,  j'aspire  à  faire  la  vôtre;  non  pas  pour 
vous  être  à  charge;  car,  je  dois  vous  l'apprendre,  je  me 
crois  plus  que  vous  en  situation  de  prêter  de  l'argent.  C'est 
ce  qui  m'a  un  peu  enhardi  à  vous  importuner  ainsi  sans 
façon.  Car,  comme  on  dit,  quand  l'argent  va  devant,  tous  les 
chemins  sont  ouverts. 

FALSTAFF. 

L'argent,  monsieur,  est  un  bon  soldat  qui  va  toujours  en 
avant. 

GUÉ. 
Oui,  ma  foi;  et  j'ai  là  un  sac  d'argent  qui  m'embarrasse, 
si  vous  voulez  m'aider  à  le  porter,  sir  John,  prenez  le  tout 
ou  la  moitié,  pour  me  soulager  du  fardeau. 


110  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

FÂLSTÂFF. 
Monsieur,  je  ne  sais  comment  je  puis  mériter  d'être  votre 
porteur. 

GUÉ. 

Je  vais  vous  le  dire,  monsieur,  si  vous  voulez  bien  m'é- 
couter. 

FALSTAFF. 

Parlez,  cher  maître  Fontaine,  je  serai  bien  aise  de  vous 
servir. 

GUÉ. 

Monsieur,  je  sais  que  vous  êtes  un  homme  éclairé...  Je 
serai  bref...  Et  vous  m'êtes  connu  depuis  longtemps,  bien 
que  je  n'aie  jamais  eu  l'occasion,  désirée  par  moi,  d'entrer 
en  relations  avec  vous.  J'ai  à  vous  faire  une  révélation  qui 
doit  mettre  à  nu  ma  propre  imperfection;  mais,  bon  sir 
John,  en  m'écoutant  parler,  si  vous  avez  un  œil  fixé  sur 
mes  folies,  arrêtez  l'autre  sur  le  registre  des  vôtres.  Peut- 
être  ainsi  m'adresserez-vous  de  moins  sévères  reproches, 
reconnaissant  par  vous-même  combien  il  est  aisé  de  faillir 
ainsi. 

FALSTAFF. 

Fort  bien,  monsieur,  poursuivez. 

GUÉ. 

Il  y  a  une  dame  dans  cette  ville...  Son  mari  s'appelle 
Gué. 

FALSTAFF. 

Bien,  monsieur. 

GUÉ. 

Je  l'aime  depuis  longtemps,  et  je  vous  proteste  que  j'ai 
beaucoup  fait  pour  elle  ;  je  l'ai  suivie  avec  l'assiduité  la  plus 
passionnée;  j'ai  saisi  tous  les  moments  favorables  pour  la 
rencoritrer  ;  j'ai  payé  chèrement  la  plus  mince  occasion  de 
l'entrevoir,  fût-ce  un  instant.  Non-seulement  j'ai  acheté  pour 
elle  bien  des  présents,  mais  j'ai  fionné  beaucoup  à  bien  des 


SCÈNE  V.  111 

gens  pour  savoir  quels  dons  elle  pouvait  souhaiter. 
Bref,  je  l'ai  poursuivie,  comme  l'amour  me  poursuivait 
moi-même,  c'est-à-dire  sur  les  ailes  de  toute  occasion. 
Mais,  quoi  que  j'aie  pu  mériter,  soit  par  mes  sentiments, 
soit  par  mes  procédés,  je  suis  bien  sûr  de  n'en  avoir  retiré 
aucun  bénéfice,  à  moins  que  l'expérience  ne  soit  un  trésor; 
pour  celui-là,  je  l'ai  acheté  à  un  taux  exorbitant,  et  c'est  ce 
qui  m'a  appris  à  dire  ceci  : 

L'amonr  fuit  comme  une  ombre  l'amour  réel  qui  le  poursuit. 
Poursuivant  qui  le  fait,  fuyant  qui  le  poursuit. 

FALSTÂFF. 

N'avez-vous  reçu  d'elle  aucune  promesse  encourageante? 

GUÉ, 

Aucune. 

FALSTAFF. 

L'avez- vous  pressée  à  cet  effet? 

GUÉ. 

Jamais, 

FALSTAFF. 

De  quelle  nature  était  donc  votre  amour? 

GUÉ. 
Comme  une  belle  maison  bâtie  sur  le  terrain  d'un  au- 
tre! En  sorte  que  j'ai  perdu  l'édifice  pour  m'être  trompé 
d'emplacement. 

FALSTAFF. 
Dans  quel  but  m'avez-vous  fait  cette  révélation? 

GUÉ, 

Quand  je  vous  l'aurai  dit,  je  vous  aurai  tout  dit.  Il  y  a 
des  gens  qui  prétendent  que,  si  rigide  qu'elle  paraisse  à  mon 
égard,  elle  exagère  ailleurs  la  joyeuseté  jusqu'à  faire  naître 
sur  son  compte  des  bruits  fâcheux.  Maintenant,  sir  John, 
nous  voici  au  cœur  de  ma  pensée.  Vous  êtes  un  gentil- 
homme de  parfaite  qualité,  d'une  admirable  étocution,  du 


112  LES   lOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

meilleur  monde,  faisant  autorité  par  votre  rang  et  votre 
personne,  généralement  vanté  pour  votre  haute  expérience 
d'homme  de  guerre,  d'homme  de  cour  et  de  savant. 

FÂLSTAFF. 

Oh!  monsieur! 

GUÉ. 

Vous  pouvez  m'en  croire,  car  vous  le  savez  vous-même... 
Voilà  de  l'argent,  dépensez-le,  dépensez-le;  dépensez  tout 
ce  que  j'ai  ;  seulement  en  retour  accordez-moi  sur  vos  mo- 
ments le  temps  nécessaire  pour  faire  le  siège  amiable  de 
la  vertu  de  mistress  Gué;  usez  de  toute  votre  science  de 
galant;  amenez-la  à  vous  céder;  si  on  le  peut,  vous  le  pou- 
vez aussi  aisément  qu'un  autre. 

FALSTAFF. 

Conviendrait-il  à  la  véhémence  de  votre  affection  que  je 
fisse  la  conquête  de  celle  que  vous  voulez  posséder?  Je 
trouve  votre  prescription  bien  bizarre  pour  vous-même. 

GUÉ. 

Oh!  comprenez  bien  mon  intention!  Elle  s'appuie  avec 
une  telle  assurance  sur  l'excellence  de  sa  vertu,  que  la 
folie  de  mon  âme  n'ose  s'exposer  à  elle;  elle  est  trop 
éblouissante  pour  pouvoir  être  affrontée.  Maintenant, 
si  je  pouvais  me  présenter  à  elle  avec  quelque  preuve 
à  la  main,  mes  désirs  auraient  un  précédent,  un  argument 
à  invoquer  en  leur  faveur.  Je  pourrais  la  déloger  de  cette 
forteresse  de  pureté,  de  réputation,  de  fidélité  conjugale  etde 
ces  mille  autres  retranchements  qui  m'opposent  aujourd'hui 
une  si  formidable  résistance.  Qu'en  dites-vous,  sir  John? 
FALSTAFF. 

Maître  Fontaine,  d'abord  j'accepte  sans  façon  votre  ar- 
gent; ensuite,  donnez-moi  votre  main,  et  enfin,  foi  de  gen- 
tilhomme, vous  aurez  la  femme  de  Gué,  si  vous  le  voulez. 

GUÉ. 

0  cher  monsieur! 


SGÈNli  V.  113 

FALSTAFF. 
Je  vous  dis  que  vous  l'aurez. 
GUÉ. 
Usez  librement  de  mon  argent  ;  il  ne  vous  fera  pas  dé- 
faut. 

FALSTAFF. 

Usez  librement  de  mistress  Gué,  maître  Fontaine;  elle 
ne  vous  fera  pas  défaut.  Je  dois  la  voir  (je  peux  vous  le 
dire),  à  un  rendez-vous  qu'elle  m'a  donné  elle-même;  juste 
au  moment  oià  vous  êtes  arrivé,  son  assistante  ou  sa  pro- 
cureuse  me  quittait.  Je  répète  que  je  dois  la  voir  entre 
dix  et  onze  heures;  car  c'est  le  moment  oi^i  son  affreux  ja- 
loux, son  coquin  de  mari  doit  être  absent.  Venez  me  trou- 
ver ce  soir;  vous  connaîtrez  mon  succès. 

GUÉ. 

Mes  relations  avec  vous  sont  une  bénédiction.  Connais- 
sez-vous Gué,  monsieur? 

FALSTAFF. 

Au  diable  le  pauvre  cocu!  Je  ne  le  connais  pas.  Pour- 
tant j'ai  tort  de  le  traiter  de  pauvre.  On  dit  que  ce  coquin 
de  cornard  jaloux  a  des  monceaux  d'or;  c'est  ce  qui  fait 
pour  moi  le  charme  de  sa  femme.  Je  veux  la  posséder  comme 
la  clef  du  coffre  de  ce  gredin  de  cocu;  et  alors  commencera 
pour  moi  la  récolte. 

GUÉ. 

J'aurais  voulu,  monsieur,  que  Gué  vous  fût  connu;  vous 
auriez  pu  l'éviter,  en  cas  de  rencontre. 
FALSTAFF. 

Au  diable  ce  misérable  trafiquant  de  beurre  salé  !  Je  le 
méduserai  d'un  regard;  je  le  terrifierai  avec  ma  canne: 
elle  planera  comme  un  météore  au-dessus  des  cornes  du 
cocu.  Maître  Fontaine,  sache-le,  j'aurai  raison  de  ce  ma- 
raud, et  tu  coucheras  avec  sa  femme...  Viens  me  trouver 
ce  soir  de  bonne  heure.  Gué  est  un  drôle,  et  je  prétends 


114       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

aggraver  son  titre;  je  veux,  maître  Fontaine,  que  tu  le 
tiennes  pour  un  drôle  et  pour  un  cocu...  Viens  me  trouver 
ce  soir  de  bonne  heure. 

Il  sort. 
GUÉ. 

Quel  maudit  chenapan  d'épicurien  est-ce  là!...  Mon 
cœur  est  prêt  à  éclater  d'impatience!...  Qu'on  vienne  me 
dire  que  cette  jalousie  est  insensée!  Ma  femme  lui  a  envoyé 
un  message,  l'heure  est  fixée,  le  marché  est  conclu.  Au- 
rait-on cru  cela?...  Oh!  l'enfer  d'avoir  une  femme  infidèle! 
mon  lit  sera  souillé,  mon  coffre-fort  pillé,  ma  réputation  dé- 
chirée à  belles  dents;  et  non-seulementje subirai  ces  affreux 
outrages,  mais  je  m'entendrai  appliquer  les  épithètes  les 
plus  abominables,  et  par  celui-là  même  qui  m'outrage  ! ...  Et 
quelles  épithètes!  et  quels  noms!...  Qu'on  m'appelle  Amai- 
mon,  soit;  Lucifer,  soit;  Barbason,  soit;  ce  sont  des  appel- 
lations de  diables,  des  noms  de  démons  :  mais  cocu!  archi- 
cocu!  le  diable  lui-même  n'a  pas  un  nom  pareil.  Page  est 
un  âne,  un  âne  de  confiance;  il  a  foi  dans  sa  femme,  il 
n'est  pas  jaloux!  Moi,  j'aimerais  mieux  confier  mon  beurre 
à  un  Flamand,  mon  fromage  à  Hugh,  le  pasteur  welche,  ma 
bouteille  d'eâu-de-vie  à  un  Irlandais,  ma  haquenée  à  un 
voleur  pour  une  promenade,  que  ma  femme  à  elle-même! 
Elle  complote,  elle  rumine,  elle  intrigue;  et  ce  qUe  les 
femmes  ont  à  cœur  de  faire,  elles  se  rompront  le  cœur 
plutôt  qile  de  ne  pas  le  faire.  t)ieil  soit  loué  de  ma  jalousie! 
onze  heures,  voilà  l'heure!  je  prévieridrai  tout  ça,  je  sur- 
prendrai ma  femme,  je  me  vengerai  de  Falstaff  et  je  rirai 
de  Page.  A  l'œuvre!  plutôt  trois  heures  d'avance  qu'une 
minute  de  retard.  Fi,  fi,  fi!  cocu!  cocu!  cocu! 

Il  sort. 


SCENE  VI.  11b 

SCÈNE  VI. 

[Dans  le  parc  de  Windsor,] 

Entrent  Caius  et  Rugby. 

CÀIUS. 
Zack  Rugby  ! 

RUGBY. 

Monsieur. 

CAIUS. 

Quelle  heure  est-il,  Zack? 

RUGBY. 

Monsieur,  il  est  passé  l'heure  à  laquelle  sir  Hugh  avait 
promis  de  venir. 

CAIUS. 

Palsembleu,  il  a  sauvé  son  âme  en  ne  venant  pas;  il  a 
dû  bien  prier  dans  sa  pible,  pour  n'être  pas  venu.  Palsem- 
bleu, Zack  Rugby,  il  serait  dézà  mort,  s'il  était  venu. 

RUGBY. 

Il  est  prudent,  monsieur;  il  savait  que  votre  révérence  le 
tuerait,  s'il  venait. 

CAIUS. 

Palsembleu,  ze  le  tuerai  comme  un  hareng  saur  !  Prenez 
votre  rapière,  Zack  ;  ze  veux  vous  montrer  comme  ze  le 
tuerais. 

RUGBY. 

Hélas,  monsieur,  je  ne  sais  pas  tirer. 
CAIUS. 

Maraud,  prenez  votre  rapière. 

RUGBY. 

Arrêtez;  voici  de  la  compagnie. 


116  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WIJNUSOH. 

Enlrent,  l'hOTE  de  la  Jarretière,  Shallow,  Slender  et  1*AGE. 

l'hote. 
Dieu  te  bénisse,  immense  docteur! 

SHALLOW. 

Dieu  vous  garde,  maître  docteur  Caïus  ! 

PAGE. 

Salut,  bon  maître  docteur! 

SLENDER. 

Je  vous  souhaite  le  bonjour,  monsieur. 

CÀIUS. 

Un,  deux,  trois,  quatre.  Que  venez-vous  tous  faire  ici? 
l'hote. 

Nous  venons  te  voir  combattre,  te  voir  tirer  une  botte, 
te  voir  te  tenir  en  garde,  te  voir  de  ci,  te  voir  de  là  ;  te  voir 
pousser  ta  pointe,  ton  estocade,  ta  riposte,  ta  parade,  ta 
tierce.  Est-il  mort,  mon  éthiopien,  est-il  mort,  mon  fran- 
cisco?  Hein,  immense?  Que  dit  mon  Esculape?  mon  Ga- 
lien?  mon  cœur  de  sureau?  Hein!  Est-il  mort,  immense 
Pissat?  est-il  mort? 

CAIUS. 

Palsembleu,  il  est  le  prêtre  le  plus  lâche  du  monde; 
il  n'ose  pas  montrer  sa  face  ! 

l'hote. 

Tu  es  un  roi  castillan,  Urinai!  un  Hector  de  Grèce,  mon 
gars! 

CAIUS. 
Soyez  témoins,  je  vous  prie,  que  ze  l'ai  attendu  six  ou 
sept,  deux  ou  trois  heures  et  qu'il  n'est  point  venu. 
SHALLOW. 

Il  n'en  est  que  plus  sage,  maître  docteur.  Il  est  le  méde- 
cin des  âmes  et  vous  le  médecin  des  corps.  Si  vous  vous 


SCÈNE  VI.  117 

battiez,  vous  prendriez  votre  profession  à  rebrousse-poil, 
n'est-il  pas  vrai,  maître  Page? 

PAGE. 

Maître  Shallow,  vous  avez  été  vous-même  un  grand  ba- 
tailleur, tout  homme  de  paix  que  vous  êtes. 

SHALLOW. 

Corbleu,  maître  Page,  quoique  je  sois  vieux  maintenant, 
et  homme  de  paix,  je  ne  puis  voir  une  épée  nue,  sans  que 
les  doigts  me  démangent  :  tout  magistrats  et  docteurs  et 
gens  d'église  que  nous  sommes,  maître  Page,  il  nous  reste 
encore  un  levain  de  notre  jeunesse;  nous  sommes  fils  de 
femmes,  maître  Page. 

PAGE. 

C'est  vrai,  maître  Shallow. 

SHALLOW.     . 
11  en  sera  toujours  ainsi,  maître  Page...  Maître  docteur 
Caïus,  je  suis  venu  pour  vous  ramener.  Je  suis  assermenté 
juge  de  paix;  vous  vous  êtes  montré  un  sage  médecin,  et 
sir  Hugh  s'est  montré  un  sage  et  patient  homme  d'éghse.  Il 
faut  que  vous  veniez  avec  moi,  maître  docteur. 
l'hote. 
Pardon,  juge   pratique!...  Eh!  monsieur   Engrais  li- 
quide ! 

CAIUS. 

Engrais  liquide!  Que  signifie  cela? 

l'hote. 
Pour  nous  autres  Anglais,  mon  immense,  l'engrais  li- 
quide est  une  grande  valeur. 

CAIUS. 
Palsembleu,  alors  z'ai  autant  d'engrais  liquide  qu'aucun 
Anglais...    Ce  misérable  roquet  de  prêtre!  Palsembleu! 
ze  lui  couperai  les  oreilles  ! 

l'hote. 
11  te  chantera  tarare,  mon  immense  î 

XIV.  8 


118       LES  JOYEDSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

CAIUS. 

Tarare  ?  que  signifie  cela  ! 

l'hote. 
Eh  bien,  il  te  fera  réparation. 

CAIUS. 

Palsembleu  !  ze  compte  bien  qu'il  me  chantera  ta- 
rare ;  palsembleu,  ze  le  veux  ! 

l'hote. 
Et  moi,  je  l'y  exciterai,  ou  qu'il  aille  au  diable  ! 

CAIUS. 

Ze  vous  remercie  pour  ça. 

l'hote  . 
Et  d'ailleurs,  mon  immense... 

Bas  aux  trois  autres. 

Mais  d'abord,  monsieur  mon  convive,  maître  Page,  et 
toi  aussi,  cavalero  Slender,  rendez-vous  par  la  ville  à  Frog- 
more. 

PAGE,    bas  à  l'hôte. 

Sir  Hugh  est  là,  n'est-ce  pas.^ 

l'hote,    bas  à  Page. 

Il  est  là  ;  vous  verrez  dans  quelle  humeur  il  est,  et  moi, 
j'amènerai  le  docteur  par  les  champs.  Ça  va-t-il  ? 

SHALLOW,    bas  à  l'hôte. 

Nous  ferons  la  chose. 

PAGE,    SHALLOW   ET  SLENDER. 

Adieu,  cher  maître  docteur. 

Sortent  Page,  Shallow   et  Slender. 

CAIUS. 

Palsembleu  !  ze  veux  tuer  le  prêtre  ;  car  il  veut  parler  à 
Anne  Paze  pour  un  sapazou. 

l'hote. 

Qu'il  meure  donc  ;  rengaîne  ton  impatience  ;  jette  de 
l'eau  froide  sur  ta  colère  ;  viens  avec  moi  par  les  champs 
jusqu'à  Frogmore  ;  je  vais  te   mener  là  où  est  mistress 


SCENE  VIL  119 

Anne  Page,  dans  une  ferme,  à  une  fête  ;  et  tu  lui  feras  ta 
cour.  Taïaut  !  est-ce  bien  parlé  ? 

CAIUS. 

Palsembleu,  ze  vous  remercie  pour  ça  !  Palsembleu , 
ze  vous  aime  !  Et  ze  veux  vous  procurer  de  bonnes  prati- 
ques, des  comtes,  des  chevaliers,  des  lords,  des  zen- 
tilshommes,  mes  patients. 

l'hote. 

En  retour  de  quoi  je  serai  ton  adversaire  auprès  d'Anne 
Page  :  est-ce  bien  parlé  ? 

CAIUS. 

Palsembleu,  bien  parlé  ! 

l'hote. 
Filons  donc. 

CAIUS. 

Marche  à  mes  talons,  Zack  Rugby. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  VII. 

[Un  champ  près  de  Frogmore,] 

Entrent  sir  Hugh  EvANS  et  Simple. 

EVANS. 
Je  vous  en  prie,  pon  serviteur  de  maître  Slender,  ami 
Simple,  s'il  faut  vous  nommer,  dites-moi  de  quel  côté  vous 
avez  cherché  maître  Caïus  qui  s'intitule  docteur  en  mé- 
decine. 

SIMPLE. 
Eh  bien,  monsieur,  sur  la  route  de  Londres,  du  côté  du 
parc,  partout;  sur  la  route  du  vieux  Windsor,  partout 
excepté  du  côté  de  la  ville. 

EVANS. 

Je  vous  prie  fehémentement  de  chercher  aussi  de  ce 
côté-là. 


120  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

SIMPLE. 

Bien,  monsieur. 

EVANS. 

Dieu  me  pénisse  !  dans  quelle  colère  je  suis  !  dans  quel 
tremplement  d'esprit  !  Je  serais  bien  aise  qu'il  m'eût 
trompé!  Comme  me  voilà  mélancolique  !  Je  lui  casserai  ses 
pots  de  chambre  sur  sa  poule  de  coquin,  si  jamais  je  trouve 
une  ponne  occasion.  Dieu  me  pénisse  ! 

Il  chante. 

Près  des  sources  pea  profondes  dont  la  chute 
Inspire  des  madrigaux  aux  mélodieux  oiseaux, 
Nous  ferons  nos  lits  de  roses 
Et  mille  guirlandes  odorantes. 
Près  des  sources... 

Miséricorde  !  Je  me  sens  grande  envie  de  pleurer  ! 

...  Inspire  des  madrigaux  aux  mélodieux  oiseaux... 
Quand  j'étais  à  Papylone...  (12) 
Et  mille  guirlandes  odorantes... 
Près  des  sources... 

SIMPLE. 

Le  voilà  qui  vient,  de  ce  côté,  sir  Hugh  ! 

EVANS. 

Il  est  le  bienvenu... 

Près  des  sources  peu  profondes  dont  la  chute... 
Que  le  ciel  protège  le  droit  !...  Quelles  armes  a-t-il? 

SIMPLE. 

Pas  d'armes,  monsieur.  Voici  mon  maître,  maître  Shal- 
low,  et  un  autre  gentleman  qui  viennent  du  côté  de  Frog- 
more  ;  par-dessus  la  haie,  de  ce  côlé. 

EVANS. 

Donnez-moi  ma  robe,  je  vous  prie  ;  ou  plutôt  non,  gar- 
dez-la à  votre  pras. 


SCÈNE  VII.  121 

Entrent  Page,  Shallow  et  Slender. 

SHÂLLOW. 
C'est  vous,  maître  pasteur  !  Bon  jour,   bon  sir  Hugh. 
Voir  un  joueur  loin  de  ses  dés  et  un  savant  loin  de  ses 
livres,  c'est  merveilleux. 

LENDER,    soupirant. 

Ah  !  suave  Anne  Page  î 

PAGE. 

Dieu  vous  garde,  bon  sir  Hugh  ! 

EVANS. 

Qu'il  vus  pénisse  tous  en  sa  merci  ! 

SHALLOW. 

Quoi  !  l'épée  et  la  parole  !  Vous  possédez  donc  l'une  et 
l'autre,  maître  pasteur? 

PAGE. 

Et  vêtu  comme  un  jouvenceau  !  en  pourpoint  et  en  haut 
de  chausses  par  ce  froid  jour  de  rhumatismes  ! 

EVANS. 

Il  y  a  des  raisons  et  des  causes  pour  ça. 

PAGE. 

Nous  sommes  venus  à  vous  pour  une  bonne  oeuvre, 
maître  pasteur. 

EVANS. 

Très-pien.  De  quoi  s'agit-il? 

PAGE. 

Il  y  a  là-bas  un  très-respectable  gentleman  qui,  sans 
doute  ayant  reçu  une  ofTense  de  quelqu'un,  foule  aux  pieds 
la  gravité  et  la  patience  avec  un  emportement  inouï. 

SHALLOW. 

J'ai  vécu  quatre-vingts  ans  et  plus  ;  mais  je  n'ai  jamais 
vu  un  homme  de  sa  profession,  de  sa  gravité  et  de  son 
savoir,  perdre  ainsi  le  respect  de  lui-même. 


122  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

EVANS. 

Qui  est-ce? 

PAGE. 

Je  crois  que  vous  le  connaissez  :  monsieur  le  docteur 
Caïus,  le  célèbre  médecin  français. 

EVANS. 

Vive  Tieu  et  la  passion  de  mon  cœur  !  j'aimerais  autant 
vous  ouïr  parler  d'un  plat  de  pouillie. 

PAGE. 
Pourquoi? 

EVANS. 

Il  n'en  sait  pas  plus  long  sur  Hibbocrates  et  sur  Galien,  et 
puis  c'est  un  coquin,  le  plus  lâche  coquin  que  vous  puis- 
siez désirer  connaître. 

PAGE,    à  Shallow. 

Je  vous  garantis  que  c'est  lui  qui  devait  se  battre  avec  le 
docteur. 

SLENDER,    soupirant. 

Oh  !  suave  Anne  Page  ! 

SHALLOW,    à  Page. 

Ses  armes  le  donnent  à  croire  en  effet...  Retenez-les  l'un 
et  l'autre...  Voici  le  docteur  Caïus. 

Entrent  l'Hote,  Caïus  et  Rubgy. 

PAGE. 
Ah!  mon  bon  pasteur,  rengainez  votre  épée, 

SHALLOW. 

Et  vous  la  vôtre,  mon  bon  docteur. 

l'hote. 
Désarmons-les,  et  laissons-les  discuter  :  qu'ils  conservent 
leurs  membres  intacts,  et  qu'ils  hachent  notre  anglais  ! 

CAIUS,    à  Evans. 

Ze  vous  prie,  laissez  moi  dire  un  mot  à  votre  oreille. 


SCÈNE  VU.  123 

Bas. 

Pourquoi  ne  voulez- vous  pas  me  rencontrer? 

EVANS,    à  Caïus. 

De  grâce,  ayez  patience  :  le  moment  viendra. 

CAIUS,    bas  à  Evans. 

Palsembleu,  vous  êtes  un  couard,  un  chien  de  Zacquot, 
un  sapazou  de  Zeannot. 

EVANS,    bas  à  Caïus. 

De  grâce,  ne  servons  pas  de  plastron  à  la  risée  pupli- 
que  ;  je  vous  demande  votre  amitié,  et  je  vous  ferai  répara- 
tion d'une  façon  ou  d'une  autre... 
Haut. 

Je  vous  casserai  votre  pot  de  chambre  sur  votre  toupet 
de  faquin  pour  vous  apprendre  à  manquer  à  vos  rendez- 
vous  ! 

CAIUS. 

Diable!  Zack  Rugby,  mon  hôte  de  la  Zarretière,  ne 
l'ai-ze  pas  attendu  pour  l'occire  lui  ?  N'ai-ze  pas  attendu  à 
l'endroit  que  z' avais  indiqué? 

EVANS. 

Sur  mon  âme  de  chrétien,  voici  l'endroit  indiqué,  voyez- 
vous;  j'en  appelle  à  mon  hôte  de  la  Jarretière. 
l'îiote. 

Paix  !  Gallois  et  Gaulois,  Français  et  Welche,  médecin 
de  corps  et  médecin  d'âme  ! 

CAIUS. 

Âh  !  cela  est  très-bon  !  excellent  ! 
l'hote. 

Paix,  dis-je  !  Écoutez  mon  hôte  de  la  Jarretière.  Suis-je 
politique?  Suis-je  subtil?  Suis-je  un  Machiavel?  Voudrais- 
je  perdre  mon  docteur?  Non,  il  me  donne  des  potions  et 
des  lotions.  Voudrais-je  perdre  mon  pasteur?  Il  me  donne 
le  verbe  et  les  proverbes...  Donne-moi  ta  main,  sa- 
vant terrestre...  Donne-moi  ta  main,  savant  céleste;  ainsi, 


124       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

ainsi  !  Enfants  de  la  science,  je  vous  ai  trompés  tous  deux  ; 
vos  cœurs  sont  grands,  vos  peaux  sont  intactes  ;  que  le 
vin  chaud  termine  cette  affaire...  Allons  mettre  leurs  épées 
en  gage...  Suis -moi,  gars  de  paix!  Suivez,  suivez, 
suivez  ! 

SHALLOW. 

Sur  ma  foi,  voilà  un  hôte  assez  fou!...  Suivez,  mes- 
sieurs, suivez. 

SLENDER,   soupirant. 

Oh  !  suave  Anne  Page  ! 

Sortent  Shallow,  Slender,  Page  et  l'hôte. 
CAIUS. 
Ah  !  ze  devine  !  Vous  avez  fait  des  sots  de  nous  deux  ! 
Ah  !  ah  ! 

EVANS. 

C'est  pon  !  Il  a  fait  de  nous  ses  jouets.  Soyons  amis, 
je  vous  le  demande  ;  et  compinons  nos  deux  cervelles  pour 
nous  venger  de  ce  teigneux,  de  ce  galeux,  de  ce  coquin 
d'hôte  de  la  Jarretière. 

CAlUS. 

Palsembleu,  de  tout  mon  cœur;  il  m'a  promis  de  me 
mener  voir  Anne  Paze  !  Palsembleu,  il  se  zoue  de  moi  aussi  ! 

EVANS. 

Pien,  je  lui  écraserai  la  poule...  Suivez-moi,  je  vous 

prie. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  VIII. 

[Les  abords  de  la  maison  de  Gué.] 

Entrent  mistress  Page  et  Robin. 
MISTRESS   PAGE. 

Allons,  marchez  devant,  petit  gaillard  ;  vous  aviez  cou- 
tume de  suivre,  et  maintenant  vous  conduisez.  Qu'aimez- 


SCÈNE  VTII.  125 

VOUS  mieux,  diriger  ma  marche,  ou  marcher  derrière  votre 
maître  ? 

ROBIN. 

J'aime  mieux,  ma  foi,  aller  devant  vous  comme  un 
homme  que  le  suivre  comme  un  nain. 

MISTRESS    PAGE. 

Oh  !  vous  êtes  un  petit  flatteur;  maintenant  je  le  vois, 
vous  ferez  un  courtisan. 

Entre  Gué. 

GUÉ. 
Heureux  de  vous  rencontrer,  mistress  Page;   où  allez- 
vous  ? 

MISTRESS  PAGE. 

Voir  votre  femme,  monsieur  ;  est-elle  chez  elle? 

GUÉ. 

Oui,  et  aussi  désœuvrée  qu'elle  peut  l'être,  faute  de  com- 
pagnie. Je  crois  que,  si  vos  maris  mouraient,  vous  vous 
marieriez  l'une  et  l'autre. 

MISTRESS   PAGE. 

Soyez-en  sûre,  à  deux  autres  maris. 

GUÉ,    montrant  le  page. 

Oh  avez-vous  eu  ce  coq  de  clocher  mignon? 

MISTRESS   PAGE. 

Je  ne  saurais  vous  dire  comment  diable  se  nomme  celui 
de  qui  mon  mari  l'a  eu.  Comment  appelez-vous  votre  che- 
valier, l'ami? 

ROBIN. 

Sir  John  Falstaff. 

GUÉ. 

Sir  John  Falstaff! 

MISTRESS   PAGE. 

Lui-même,  lui-même!  Je  ne  puis  jamais  attraper  son 
nom...  Il  y  a  une  telle  camaraderie  entre  mon  bonhomme 
et  lui!...  Votre  femme  est-elle  chez  elle,  vraiment? 


126       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

GUÉ. 

Vraiment,  elle  y  est. 

MISTRESS  PAGE,    saluaat. 

Avec  votre  permission,  monsieur.  Je  suis  malade  tant 
que  je  ne  la  vois  pas. 

Sortent  mistress  Page  et  Robin, 
GUÉ. 

Page  a-t-il  sa  tête?  a-t-il  ses  yeux?  a-t-il  son  bon  sens? 
Sûrement,  tout  cela  dort  ;  il  n'en  a  plus  l'usage.  Mais  ce  gar- 
çon porterait  une  lettre  à  vingt  milles,  aussi  facilement 
qu'un  canon  toucherait  but  à  deux  cent  cinquante  pas.  Page 
se  prête  aux  inclinations  de  sa  femme  ;  il  donne  à  ses  folies 
le  concours  et  l'occasion  ;  et  la  voilà  qui  va  chez  ma  femme 
avec  le  page  de  Falstaff!  Tout  homme  entendrait  cet  ora^e- 
là  chanter  dans  le  vent...  Avec  le  page  de  Falstaff!...  Beau 
complot!...  C'est  arrangé;  nos  femmes  révoltées  vont  se 
damner  ensemble.  Bon!  Je  le  surprendrai,  je  torturerai  ma 
femme,  j'arracherai  à  l'hypocrite  mistress  Page  son  voile  de 
chasteté  empruntée,  je  dénoncerai  Page  lui-même  pour  un 
Actéon  complaisant  et  volontaire;  et  à  ces  mesures  violentes 
tous  mes  voisins  applaudiront. 

L'horloge  sonne. 

L'horloge  me  donne  le  signal,  et  ma  conviction  me  presse 
de  faire  les  perquisitions.  Je  trouverai  Falstaff  là,  et  loin  de 
me  bafouer,  on  me  louera  pour  ça.  Car,  aussi  sûr  que  la 
terre  est  ferme,  Falstaff  est  là  :  j'y  vais. 

Entrent  Page,  Shallow,  Slender,  l'hote  de  la  Jarretière,  sir  Hugh 
Evans,  Caius  et  Rugby. 

TOUS. 

Heureux  de  vous  rencontrer,  maître  Gué. 

GUÉ. 

Bonne  compagnie,  sur  ma  parole!  J'ai  bonne  chère  à  la 
maison;  je  vous  en  prie,  venez  tous  chez  moi. 


SCÈNE  Vlll.  127 

SHALLOW. 

Il  faut  que  je  m'excuse,  maître  Gué. 

SLENDER. 

Et  moi  aussi,  monsieur;  nous  avons  promis  de  dîner 
avec  mistress  Anne,  et  je  ne  voudrais  pas  lui  faire  faux 
bond  pour  plus  d'argent  que  je  ne  pourrais  dire. 

SHALLOW. 

Nous  avons  mis  en  avant  un  mariage  entre  Anne  Page  et 
mon  neveu  Slender,  et  c'est  aujourd'hui  que  nous  aurons 
notre  réponse. 

SLENDER. 

J'espère  avoir  votre  consentement,  père  Page. 

PAGE. 

Vous  l'avez,  maître  Slender.  Je  suis  entièrement  pour 
vous. 

A  Caïus. 

Mais  ma  femme,  maître  docteur,  est  pour  vous  tout  à 
fait. 

CAIUS. 

Oui,  palsembleu!  et  la  demoiselle  m'aime;  mon  infir- 
mière Quickly  me  le  zure. 

l'hote. 

Que  dites-vous  du  jeune  monsieur  Fenton?  Il  voltige,  il 
danse,  il  a  les  yeux  de  la  jeunesse,  il  écrit  des  vers,  il  parle 
en  style  de  gala,  il  a  un  parfum  d'avril  et  de  mai.  Il  l'em- 
portera, il  l'emportera;  les  fleurs  le  lui  annoncent;  il  l'em- 
portera !    ' 

PAGE. 

Ce  ne  sera  pas  avec  mon  consentement,  je  vous  le  pro- 
mets. Ce  monsieur  n'a  rien;  il  a  été  de  la  société  de  ce  fou 
de  prince  et  de  Poins  ;  il  est  de  trop  haute  volée,  il  en  sait 
trop  long.  Non,  il  ne  nouera  pas  un  nœud  à  sa  destinée 
avec  les  doigts  de  ma  fortune.  S'il  la  prend,  qu'il  la  prenne 
telle  quelle.  Ce  que  je  possède  est  attaché  à  mon  consen- 


128       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

tement,  et  mon  consentement  ne  va  pas  de  ce  côté-là. 

GUÉ. 

J'insiste  vivement  pour  que  quelques-uns  d'entre  vous 
viennent  dîner  chez  moi  ;  outre  la  bonne  chère,  vous  aurez 
de  l'amusement:  je  vous  ferai  voir  un  monstre.  Maître  doc- 
teur, vous  viendrez;  et  vous  aussi,  maître  Page;  et  vous, 
sir  Hugh  ! 

SHALLOW. 

Eh  bien,  adieu...  Nous  n'en  serons  que  plus  à  l'aise 
pour  faire  notre  cour  chez  maître  Page. 

Sortent  Shallow  et  Slender. 
CÂIUS. 

Retourne  à  la  maison,  Zohn  Rugby;  ze  reviendrai  bien- 
tôt. 

Sort  Rugby. 

l'hote. 
Adieu,  mes  chers  cœurs;  moi,  je  vais  rejoindre  mon  hon- 
nête chevalier  FalstafT,  et  boire  du  canarie  avec  lui. 

GUÉ,    à  part. 

Je  pense  qu'auparavant  je  lui  servirai  à  boire  avec  cer- 
tain chalumeau  qui  le  fera  danser. 

Haut. 

Voulez-vous  venir,  messieurs? 

TOUS. 

Nous  sommes  à  vous.  Allons  voir  ce  monstre. 

Us  sortent. 

SCÈNE   IX. 

[Dans  la  maison  de  Gué.] 
Entrent  mistress  Gué  et  mistress  Page  (1 3) . 
MISTRESS   GUÉ. 

Holà,  John!  holà,  Robert! 

MISTRESS   PAGE. 

Vite,  vite!  le  panier  au  linge  sale...  ' 


i 


SGÉJNE  IX.  129 

MISÏRESS   GUÉ. 

J'en  réponds...  Holà!  Robin! 

Entrent  des  domestiques  avec  un  panier  à  linge. 
MISTRESS   PAGE. 

Allons,  allons,  allons. 

MISTftESS   GUÉ. 

Posez-le  là. 

MISTRESS  PAGE. 

Donnez  vos  ordres  à  vos  gens  :  il  faut  nous  dépêcher. 

MISTRESS   GUÉ. 

Eh  bien,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  Jean  et  Robert, 
tenez-vous  ici  tout  prêts  dans  la  brasserie  ;  et,  aussitôt  que 
je  vous  appellerai,  arrivez,  et,  sans  délai  ni  hésitation,  char- 
gez ce  panier  sur  vos  épaules  ;  cela  fait,  emportez-le  en 
toute  hâte  parmi  les  blanchisseuses,  au  pré  Datchet,  et 
là  videz-le  dans  le  fossé  bourbeux,  près  du  bord  de  la 
Tamise. 

MISTRESS  PAGE. 

Vous  ferez  tout  cela. 

MISTRESS  GUÉ. 

Je  le  leur  ai  dit  et  redit;  ils  ont  toutes  les  instructions 
nécessaires.  Partez,  et  venez  dès  que  vous  serez  appelés. 

Sortent  les  domestiques. 
MISTRESS  PAGE. 

Voici  le  petit  Robin . 

Entre  Robin. 

MISTRESS   GUÉ. 

Eh  bien,  mon  émouchet  mignon,  quelles  nouvelles? 

ROBIN. 

Mon  maître,  sir  John,  est  à  la  porte  de  derrière,  mistress 
Grué,  et  demande  à  vous  voir. 


130  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

MISTRESS   PAGE. 

Petit  pantin,  nous  avez-vous  été  fidèle? 

ROBIN,    à  mistress  Page. 

Oui,  je  le  jure;  mon  maître  ne  sait  pas  que  vous  êtes  ici  ; 
et  il  m'a  menacé  d'une  éternelle  liberté,  si  je  vous  dis  la 
chose;  bref,  il  a  juré  qu'il  me  chasserait. 

MISTRESS   PAGE. 

Tu  es  un  bon  garçon.  Cette  discrétion  te  servira  de  tailleur 
et  te  fera  un  haut  de  chausses  et  un  pourpoint  neufs.  Je 
vais  me  cacher. 

MISTRESS   GUÉ. 

C'est  ça...  Va  dire  à  ton  maître  que  je  suis  seule. 

Robin  sort. 
Mistress  Page,  rappelez-vous  votre  rôle. 

MISTRESS   PAGE. 

Je  t'en  réponds;  si  je  ne  le  joue  pas  bien,  siffle-moi. 

Sort  mistress  Page. 

MISTRESS   GUÉ. 

En  avant  donc  !  Nous  allons  traiter  comme  il'  faut  cette 
humeur  malsaine,  ce  gros  melon  d'eau!  Nous  lui  appren- 
drons à  distinguer  les  tourterelles  des  geais. 

Entre  Falstaff  (14). 

FALSTAFF. 
T'ai-je  donc  attrapé,  mon  céleste  bijou? 

Ah!  puissé-je  mourir  en  ce  moment!  car  j'ai  assez  vécu: 
voici  le  comble  de  mon  ambition.  0  heure  bénie! 

MISTRESS   GUÉ. 

0  suave  sir  John  ! 

FALSTAFF. 

Mistress  Gué,  je  ne  sais  pas  enjôler,  je  ne  sais  pas  babil- 
ler, mistress  Gué.  Je  vais  faire  un  souhait  coupable  :  je 


SCÈNE  IX.  131 

voudrais  que  ton  mari  fût  mort.  Je  suis  prêt  à  le  déclarer 
devant  le  lord  suprême,  je  ferais  de  toi  ma  lady. 

MISTRESS   GUÉ. 

Moi,  votre  lady,  sir  John!  Hélas!  je  ferais  une  pitoyable 
lady. 

FÂLSTAFF. 

Que  la  cour  de  France  m'en  montre  une  pareille!  Tes 
yeux,  je  le  vois  bien,  rivaliseraient  avec  le  diamant.  Tu  as 
ces  beaux  sourcils  arqués  en  harmonie  avec  la  coiffure  en 
carène,  la  coiffure  à  voiles,  avec  la  plus  belle  coiffure  de 
Venise  (15)! 

MISTRESS  GUÉ. 

Un  simple  mouchoir,  sir  John,  voilà  ce  qui  sied  à  mon 
front,  et  tout  au  plus  encore. 

FALSTAFF. 

Tu  es  une  traîtresse  de  parler  ainsi.  Tu  ferais  une  femme 
de  cour  accomplie;  et  la  fermeté  rigide  de  ton  pied  donne- 
rait une  grâce  parfaite  à  ta  démarche  dans  le  demi- cercle 
d'un  vertugadin.  Je  vois  ce  que  tu  serais  sans  la  fortune 
ennemie,  la  nature  étant  ton  amie.  Allons,  tu  ne  saurais  le 
nier. 

MISTRESS   GUÉ. 

Croyez-moi,  je  n'ai  rien  de  tout  ça. 

FALSTAFF. 

Qu'est-ce  qui  m'a  fait  t'aimer?  Cela  seul  doit  te  con- 
vaincre qu'il  y  a  en  toi  quelque  chose  d'extraordinaire.  Va, 
je  ne  sais  pas  flatter,  je  ne  sais  pas  te  dire  :  tu  es  ceci  et  ça, 
comme  ces  muguets  susurrants  qui  ont  des  airs  de  femmes 
en  habit  d'hommes,  et  qui  sentent  comme  le  marché  aux 
herbes  à  la  saison  des  simples.  Je  ne  le  puis,  moi;  mais  je 
t'aime,  je  n'aime  que  toi,  et  tu  le  mérites. 

MISTRESS   GUÉ. 

Ne  me  trahissez  pas,  messire  ;  j'en  ai  peur,  vous  ai- 
mez mistress  Page. 


132  LES  JOYEUSES  ÉTOUSES  DE  WINDSOR. 

FALSTAFF. 
Tu  ferais  aussi  bien  de  dire  que  j'aime  à  flâner  devant 
la  porte  de  la  prison  pour  dettes,  laquelle  m'estaussi  odieuse 
que  la  gueule  d'un  four  à  chaux. 

MISTRESS   GUÉ. 

Ah  !  Dieu  sait  combien  je  vous  aime,  et  vous  en  aurez  la 
preuve  un  jour. 

FALSTAFF. 

Garde-moi  cette  inclination  ;  j'en  serai  digne. 

MISTRESS   GUÉ. 

Eh  !  vous  en  êtes  digne,  je  dois  vous  le  dire,  sans  quoi  je 
ne  l'aurais  pas. 

ROBIN ,    de  l'intérieur. 

Mistress  Gué!  mistress  Gué!  voici  mistress  Page  à  la 
porte,  toute  en  nage,  toute  essoufflée,  l'air  effaré;  elle  tient 
à  vous  parler  sur-le-champ. 

FALSTAFF. 

Elle  ne  me  verra  pas  ;  je  vais  m'embusquer  derrière  la 
tapisserie. 

MISTRESS   GUÉ. 

Faites,  je  vous  en  prie;  c'est  une  femme  si  bavarde. 

Falstaff  se  cache. 

Entrent  mistress  Page  et  Robin. 
Eh  bien!  qu'y  a-t-il? 

MISTRESS   PAGE. 

Ah!  mistress  Gué,  qu'avez-vous  fait?  Vous  êtes  déshono- 
rée, vous  êtes  ruinée,  vous  êtes  perdue  pour  toujours. 

MISTRESS   GUÉ. 

Qu'y  a-t-il,  ma  bonne  mistress  Page  ? 

MISTRESS   PAGE. 

Ah!  miséricorde,  mistress  Gué!  Ayant  un  honnête 
homme  pour  mari,  lui  donner  un  tel  sujet  de  suspicion  ! 


SCÈNE  IX.  133 

MISTRESS   GUÉ. 

Quel  sujet  de  suspicion  ? 

MISTRESS   PAGE. 

Quel  sujet  de  suspicion?...  Fi  de  vous!  comme  vous  m'a- 
vez trompée  ! 

MISTRESS   GUÉ. 
Mais,  miséricorde  !  de  quoi  s'agit-il? 

MISTRESS   PAGE. 

Votre  mari  vient  ici,  femme ,  avec  tous  les  magistrats  de 
Windsor  pour  chercher  un  gentleman  qui,  dit-il,  est 
maintenant  ici  dans  la  maison,  avec  votre  consentement, 
pour  prendre  un  avantage  criminel  de  son  absence.  Vous 
êtes  perdue  ! 

MISTRESS   GUÉ. 

J'espère  qu'il  n'en  est  rien. 

MISTRESS  PAGE. 

Fasse  le  ciel  qu'il  n'en  soit  rien  et  que  vous  n'ayez  pas 
un  homme  ici  !  Mais  ce  qui  est  bien  certain,  c'est  que  votre 
mari  vient  pour  l'y  chercher,  avec  la  moitié  de  Windsor  à 
ses  talons.  Je  viens  en  avant  vous  le  dire  :  si  vous  vous  sen- 
tez innocente,  eh  bien,  j'en  suis  fort  aise  ;  mais,  si  vous 
avez  ici  un  ami,  faites-le  évader,  faites-le  évader.  Ne  soyez 
pas  consternée  ;  reprenez  toute  votre  présence  d'esprit  ;  dé- 
fendez votre  réputation,  ou  dites  pour  jamais  adieu  à  votre 
bonne  vie. 

MISTRESS   GUÉ. 

Que  faire?  Il  y  a  là  un  gentleman,  mon  ami  cher;  et  je 
redoute  moins  ma  honte  que  son  danger.  Je  voudrais,  dût- 
il  m'en  coûter  mille  livres,  qu'il  fût  hors  de  la  maison. 

MISTRESS   PAGE. 

Parpudeur  !  Laissez-Uvos  :  je  voudrais  Je  voudrais. Y  oive 
mari  est  à  deux  pas  ;  songez  à  un  moyen  d'évasion  ;  vous  ne 
pouvez  pas  le  cacher  dans  la  maison...  Oh!  comme  vous 
m'avez  trompée  !..  Tenez,  voici  un  panier  s'il  est  de  stature 


134       LES  JOYEUSES  EPOUSES  DE  WINDSOR. 

raisonnable,  il  peut  se  fourrer  dedans  ;  vous  jetterez  sur  lui 
du  linge  sale  que  vous  aurez  l'air  d'envoyer  à  la  lessive  ;  et, 
comme  c'est  le  moment  du  blanchissage,  vous  le  ferez 
porter  par  vos  deux  valets  au  pré  Datchet. 

MISTRESS   GUÉ. 

Il  est  trop  gros  pour  entrer  là.  Que  faire  ? 
Rentre  Falstaff. 
FALSTÂFF. 

Voyons  ça,  voyons  ça  !  Oli  !  voyons  ça  !  j'entrerai,  j'en- 
trerai. Suivez  le  conseil  de  votre  amie.  J'entrerai  ! 

MISTRESS  PAGE,    bas. 

Quoi  !  sir  John  Falstaff!  Voilà  donc  ce  que  valent  vos 
lettres,  chevalier? 

FALSTAFF,   bas  à  mistress  Page. 
Je  t'aime,  sauve-moi. 

Haut. 

Fourrons-nous  là-dedans.  Jamais  je  ne... 

II  se  fourre  dans  le  panier.  On  le  couvre  de  linge  sale. 

MISTRESS  PAGE. 

Aidez  à  couvrir  votre  maître,  page...  Appelez  vos  gens, 
mistress  Gué. . .  Hypocrite  chevalier  ! 

MISTRESS   GUÉ. 

Holà  !  John,  Robert,  John  ! 

Robin  sort.  Les  DOMESTIQUES  entrent. 

Enlevez  ce  linge,  vite  !  Oii  est  la  perche  ?  Comme  vous 
lambinez  !  Portez-le  à  la  blanchisseuse  au  pré  Datchet  ; 
vite,  allez. 

Entrent  Gué,  Page,  Caius  et  sir  Hugh  Evans. 

GUÉ. 
Avancez,  je  vous  prie.  Si  je  soupçonne  sans  cause,  eh 
bien,  moquez-vous  de  moi,  faites  de  moi  votre  risée,  je  le 
mérite...  Eh  bien  !  o\x  portez-vous  ça? 


SCÈNE  IX.  135 

LES   DOMESTIQUES. 

A  la  blanchisseuse,  pardine. 

MISTRESS   GUÉ. 

Eh  !  qu'avez- vous  besoin  de  savoir  oii  ils  portent  ça  ?  Il  ne 
vous  manquerait  plus  que  de  vous  occuper  du  lavage  ! 

GUÉ. 

Du  lavage,  du  lavage!  Ah!  si  je  pouvais  laver  mon  hon- 
neur !  Je  vous  garantis  qu'il  y  a  une  tache,  une  tache  ter- 
rible ;  vous  allez  voir. 

Sortent  les  valets  emportant  le  panier. 

Messieurs,  j'ai  rêvé  cette  nuit;  je  vous  dirai  mon  rêve. 
Tenez,  tenez,  voici  mes  clefs  ;  montez  dans  mes  apparte- 
ments, fouillez,  cherchez,  trouvez;  je  vous  garantis  que 
nous  délogerons  le  renard...  Laissez- moi  d'abord  fermer 
cette  issue  ;  maintenant,  déterrez  ! 

PAGE. 

Mon  cher  monsieur  Gué,  contenez-vous  :  c'est  vous  faire 
trop  de  tort  à  vous-même. 

GUÉ. 

C'est  vrai,  monsieur  Page. . .  Montons,  messieurs  ;  vous 
allez  rire  tout  à  l'heure  ;  suivez-moi,  messieurs. 

Il  sort. 
EVANS. 
Voilà  des  humeurs  et  des  jalousies  pien  singulières. 

CAIUS. 

Palsembleu,  ceci  n'est  pas  la  mode  de  France  ;  on  n'est 
pas  zaloux  en  France. 

i?À6E. 
Allons,  suivez-le,  messieurs;  voyons  l'issue  de  ces  re- 
fcherches. 

Evans,  Page  et  Caïus  sortent. 

mSTRESS  PAGE. 

L'aventure  n'est-elle  pas  doublement  excellente? 


136  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

MISTRESS   GUÉ. 

Je  ne  sais  ce  qui  me  plaît  le  plus,  la  déconvenue  de  mon 
mari  ou  celle  de  sir  John. 

MISTRESS  PAGE. 

Dans  quelles  transes  il  devait  être,  quand  votre  mari  a 
demandé  ce  qu'il  y  avait  dans  le  panier  ! 

MISTRESS   GUÉ. 

Je  crains  fort  qu'il  n'ait  grand  besoin  de  lessive  ;  et  c'est 
lui  rendre  service  que  de  le  jeter  à  l'eau. 

MISTRESS  PAGE. 

Peste  soit  du  déshonnête  coquin  !  Je  voudrais  que  tous 
ceux  du  même  acabit  fussent  dans  la  même  détresse. 

MISTRESS   GUÉ. 

Je  crois  que  mon  mari  se  doutait  particulièrement  de  la 
présence  de  Falstaff  ici  ;  car  je  ne  l'ai  jamais  vu  aussi  brutal 
dans  sa  jalousie. 

MISTRESS   PAGE. 
Je  trouverai  moyen  d'approfondir  cela;  et  nous  jouerons 
de  nouveaux  tours  à  Falstaff.  Son  libertinage  maladif  ne 
cédera  pas  à  cette  simple  médecine. 

MISTRESS   GUÉ. 
Si  nous  lui  envoyions  cette  folie  carogne  de  mistress 
Quickly  pour  le  prier  d'excuser  son  immersion  et  pour  lui 
donner  un  nouvel  espoir  qui  lui  attire  une  nouvelle  cor- 
rection? 

MISTRESS  PAGE. 

Oui  ;  envoyons-le  chercher  demain  à  huit  heures  pour 
qu'il  ait  un  dédommagement. 

Rentrent  Gué,  Page,  Caius  et  sir  Hugh  Evans. 

GUÉ. 
Je  ne  puis  le  trouver  :  le  drôle  a  pu  se  vanter  de  ce  qu'il 
n'a  pu  obtenir. 


SCÈNE  IX.  137 

MISTRESS  PAGE. 

Avez-vous  entendu  ça? 

MISTRESS   GUÉ. 

Oui,  oui,  silence!  Vous  me  traitez  bien,  maître  Gué, 
n'est-ce  pas? 

GUÉ. 

Oui,  certes. 

MISTRESS   GUÉ. 

Puisse  le  ciel  vous  faire  meilleur  que  vos  pensées  ! 

GUÉ. 

Amen. 

MISTRESS   PAGE. 

Vous  VOUS  faites  grand  tort  à  vous-même,  maître  Gué. 

GUÉ. 

Oui,  oui,  j'en  dois  porter  la  peine. 

EVANS. 

S'il  y  a  personne  dans  la  maison,  dans  les  champres,  dans 
les  coffres  et  dans  les  armoires,  que  le  ciel  me  pardonne 
mes  péchés  au  jour  du  jugement  ! 

CAIUS. 

Palsembleu,  ni  moi  non  plus;  il  n'y  a  personne  ici  ! 

PAGE. 

Fi,  fi!  maître  Gué!  n'avez-vous  pas  honte?  Quel  malin 
esprit,  quel  démon  vous  suggère  ces  idées?  Je  ne  voudrais 
pas,  pour  toutes  les  richesses  du  château  de  Windsor,  avoir 
une  maladie  de  ce  genre. 

GUÉ. 

C'est  mon  malheur,  maître  Page  :  j'en  souffre. 

EVANS. 

Vous  souffrez  d'une  mauvaise  conscience  :  votre  femme 
est  une  honnête  femme,  honnête  comme  j'voudrais  en 
trouver  une  sur  cinq  mille,  voire  sur  cinq  cents. 

CAIUS. 

Palsembleu,  ze  vois  que  c'est  une  honnête  femme. 


138  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

GUl!. 
Bon!...  je  vous  ai  promis  à  dîner.  Venez,  venez  faire  un 
tour  dans  le  parc.  Je  vous  en  prie,  pardonnez-moi  :  je  vous 
expliquerai  plus  tard  pourquoi  j'ai  agi  ainsi.  Allons,  ma 
femme;  allons,  mistress  Page;  je  vous  en  prie,  pardonnez- 
moi  ;  je  vous  en  prie  instamment,  pardonnez-moi. 

PAGE. 

Allons,  messieurs  ;  mais,  si  vous  m'en  croyez,  nous  nous 
moquerons  de  lui.  Je  vous  invite  à  déjeûner  chez  moi  de- 
main matin  :  après,  nous  irons  ensemble  à  la  chasse  à  l'oi- 
seau ;  j'ai  un  excellent  faucon  pour  le  bois.  Est-ce  dit? 

GUÉ. 

Comme  vous  voudrez. 

EVANS. 
S'il  y  en  a  un,  je  ferai  le  second  de  la  compagnie. 

CÂIUS. 

S'il  y  en  a  un  ou  deux,  ze  ferai  le  troisième. 

GUÉ. 

Passez,  je  vous  prie,  maître  Page. 

EVANS,    à  Caïns. 

Je  vous  en  prie,  rappelez-vous  demain  ce  galeux,  ce 
pélitre  d'hôte  de  la  Jarretière! 

CAIUS. 
C'est  zuste  !  palsembleu,  de  tout  mon  cœur. 

EVANS. 

Le  galeux  !  le  pelître  !  se  permettre  des  railleries  et  des 
moqueries  pareilles  ! 

Us  sortent. 


SCÈNE  X.  139 

SCÈNE  X. 

[Chez  maître  Page.] 

Entrent  Fenton  et  mistress  Anne  Page. 
FENTON. 

—  Je  vois  bien  que  je  ne  puis  obtenir  la  sympatbie  de 
ton  père,  —  cesse  donc  de  me  renvoyer  à  lui,  chère  Nan. 

ANNE. 

—  Hélas  !  comment  faire  alors  ? 

FENTON. 

Eh  bien,  ose  être  toi-même.  ~  Il  prétend  que  je  suis  de 
trop  haute  naissance,  —  et  qu'ayant  largement  entamé  mon 
patrimoine  par  mes  dépenses,  —  je  cherche  à  le  restaurer 
avec  sa  fortune.  —  Il  m'objecte  encore  d'autres  choses,  — 
mes  désordres  passés,  mes  folles  liaisons,  —  et  il  me  dit 
qu'il  est  impossible  —  que  je  t'aime  autrement  que  comme 
un  héritage. 

ANNE. 

Peut-être  dit-il  vrai. 

FENTON. 

—  Non,  je  le  jure  par  la  faveur  que  j'attends  du  ciel  !  —  Il 
est  vrai,  je  le  confesse,  que  la  fortune  de  ton  père  —  a  été 
mon  premier  motif  pour  te  faire  la  cour,  Anne.  —  Mais,  en 
te  la  faisant ,  je  t'ai  trouvé  plus  de  valeur  —  qu'à  tout  l'or 
monnoyé,  entassé  dans  des  sacs  scellés  ;  —  et  c'est  aux 
trésors  de  ta  personne  —  que  j'aspire  désormais. 

ANNE. 

Cher  monsieur  Fenton,  —  n'en  recherchez  pas  moins  la 
bienveillance  de  mon  père  ;  recherchez-la  toujours,  mon- 
sieur; —  si  les  démarches  les  plus  opportunes  et  les  plus 
humbles  —  n'amènent  rien,  alors...  Écoutez. 

Ils  causent  à  part. 


140  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

Entrent  Shallow,  Slender  et  mistress  Quickly. 

SHALLOW. 
Interrompez  leur  colloque,  mistress  Quickly  ;  mon  pa- 
rent va  parler  pour  lui-même. 

SLENDER. 

Je  vais  décocher  une  flèche  ou  deux  :  rien  qu'un  coup 
d'essai. 

SHALLOW. 

Ne  vous  effrayez  pas. 

SLENDER. 

Non,  elle  ne  m'effraie  pas  ;  ce  n'est  pas  ce  qui  m'in- 
quiète, mais  j'ai  peur. 

fflSTRESS   QUICKLY,    à  Anne. 

Écoutez  ;  maître  Slender  voudrait  vous  dire  un  mot. 

ANNE. 

Je  suis  à  lui. 

A  part. 

C'est  le  choix  de  mon  père.  —  Oh!  quel  tas  de  vilains  dé- 
fauts—trois cents  livres  par  an  embellissent! 

MISTRESS   QUICKLY. 

Et  comment  va  ce  bon  monsieur  Fenton?  Un  mot,  je 
vous  prie. 

Elle  prend  Fenton  à  part. 
SHALLOW,    à  Slender. 

Elle  vient;  en  avant,  neveu.  0  mon  gars,  tu  avais  un 
père! 

SLENDER. 

J'avais  un  père,  mistress  Anne...  Mon  oncle  peut  vous 
conter  de  bonnes  farces  de  lui...  Oncle,  dites  donc,  je  vous 
prie,  à  mistress  Anne  la  farce  des  deux  oies  que  mon  père 
vola  un  jour  dans  un  poulailler,  bon  oncle. 

SHALLOW. 

Mistress  Anne,  mon  neveu  vous  aime. 


SCÈNE  X.  141 

SLENDER. 

Oui,  c'est  vrai;  autant  que  j'aime  aucune  femme  du  Glo- 
cestershire. 

SHALLOW. 
Il  VOUS  maintiendra  comme  une  dame. 

SLENDER. 
Oui,  aussi  bien  que  n'importe  quel  mortel,  huppé  ou 
non,  au-dessous  du  rang  d'esquire. 

SHALLOW. 

Il  VOUS  assurera  cent  cinquante  livres  de  préciput. 

ANNE. 

Cher  monsieur  Shallow,  laissez-le  faire  lui-même  sa 
cour. 

SHALLOW. 
Vraiment,  je  vous  remercie;  je  vous  remercie  de  ce  bon 
encouragement.  Elle  vous  appelle,  neveu;  je  vous  laisse 
ensemble. 

ANNE. 
Eh  bien,  maître  Slender? 

SLENDER. 

Eh  bien,  ma  bonne  mistress  Anne? 

ANNE. 

Quelles  sont  vos  volontés? 

SLENDER. 

Mes  volontés!  vive  Dieu!  voilà  une  johe  plaisanterie, 
vraiment!  Je  ne  les  ai  pas  arrêtées,  grâce  au  ciel;  je  ne 
suis  pas  si  malade,  le  ciel  soit  loué! 

ANNE. 

J'entends  demander,  maître  Slender,  ce  que  vous  me 
voulez. 

SLENDER. 

Ma  foi,  pour  ma  part,  je  ne  vous  veux  rien  ou  presque 
rien.  Votre  père  et  mon  oncle  ont  fait  une  motion;  si  elle 
me  réussit,  bien;  sinon,  bonne  chance  au  préféré!  Ils 


142  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

peuvent  vous  dire  mieux  que  moi  où  en  sont  les  choses. 
Vous  pouvez  demander  à  votre  père  ;  le  voici  qui  vient. 

Entrent  Page  et  mistress  Page. 

PAGE. 

—  Allons,  maître  Slender!  aime-le,  fille  Anne.  —  Eh 
bien,  que  fait  ici  maître  Fenton?  —  Il  me  déplaît  fort, 
m.onsieur,  que  vous  hantiez  ainsi  ma  maison;  —  je  vous 
ai  dit,  monsieur,  que  j'avais  disposé  de  ma  fille. 

FENTON. 

—  Voyons,  maître  Page,  ne  vous  impatientez  pas, 

MISTRESS   PAGE. 

—  Mon  cher  monsieur  Fenton,  renoncez  à  mon  enfant. 

PAGE. 

Ce  n'est  pas  un  parti  pour  vous. 

FENTON. 

—  Monsieur,  écoutez-moi. 

PAGE. 
Non,  cher  monsieur  Fenton.  —  Venez,  maître  Shallow; 
venez,  fils  Slender.  —  Connaissant  mes  idées,  vous  m'of- 
fensez, maître  Fenton. 

Sortent  Page,  Shallow  et  Slender, 
MISTRESS  QUICKLY,    à  Fenton. 
Parlez  à  mistress  Page. 

FENTON. 

—  Bonne  mistress  Page,  j'ai  pour  votre  fille  —  la  plus 
pure  affection;  —  et,  en  dépit  des  obstacles  et  des  re- 
buffades de  toutes  sortes,  j'aurai  la  force  —  d'arborer  les 
couleurs  de  mon  amour;  —  je  ne  me  retirerai  pas  :  accor- 
dez-moi votre  consentement. 

ANNE. 

—  Bonne  mère,  ne  me  mariez  pas  à  cet  imbécile  là- 
bas. 


SCÈNE  X.  143 

MISTRESS   PAGE. 

—  Ce  n'est  pas  mon  intention  ;  je  vous  cherche  un  meil- 
leur mari. 

MISTRESS   QUICKLY. 

—  C'est  mon  maître,  monsieur  le  docteur. 

ANNE. 

—  Hélas!  j'aimerais  mieux  être  enterrée  vive  —  et  être 
lapidée  avec  des  navets  ! 

MISTRESS  PAGE. 

—  Allons,  ne  vous  troublez  pas.  Cher  monsieur  Fenton, 
—  je  i  ne  serai  ni  votre  amie  ni  votre  ennemie.  —  Je 
saurai  de  ma  fille  jusqu'à  quel  point  elle  vous  aime;  —  et 
ses  sentiments  détermineront  mes  dispositions  ;  —  jusque- 
là,  adieu,  monsieur...  Il  faut  qu'elle  rentre  ;  —  son  père 
se  fâcherait. 

FENTON. 

Adieu,  chère  madame;  adieu,  Nan. 

Sortent  mistress  Page  et  Anne. 
MISTRESS   QUICKLY,    à  Fenton- 

Eh  bien,  voilà  mon  ouvrage  :  «  Madame,  ai-je  dit,  allez- 
vous  jeter  votre  enfant  à  ce  niais  ou  à  ce  médecin?  Prenez 
maître  Fenton.  »  Voilà  mon  ouvrage. 

FENTON. 

—  Je  te  remercie.  Ah  !  je  t'en  prie,  ce  soir  —  remets  cet 
anneau  à  ma  chère  Nan.  Voici  pour  ta  peine. 

Il  sort. 

MISTRESS   OUICKLY. 

Que  le  ciel  t'envoie  une  bonne  chance  ! ...  Il  a  un  bon 
cœur;  une  femme  irait  à  travers  l'eau  et  le  feu  pour  un  si 
bon  cœur.  N'importe!  je  voudrais  que  mon  maître  eût  mis- 
tress Anne;  ou  je  voudrais  que  maître  Slender  l'eût;  ou, 
ma  foi,  je  voudrais  que  maître  Fenton  l'eût  :  je  ferai  tout 
ce  que  je  pourrai  pour  eux  trois;  car  je  l'ai  promis,  et  je 
tiendrai  ma   parole  ;    mais   spécieusement    pour  maître 


i44       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

Fenton. . .  Eh  !  mais  je  suis  ciiargée  par  mes  deux  maîtresses 
d'une  autre  commission  pour  sir  John  Falstaff.  Quelle 
bête  je  suis  de  flâner  ainsi  ! 

Elle  sort. 

SCÈNE   XI. 

[L'auberge  de  la  Jarretière.] 

Entrent  Falstaff  et  Bardolphe. 

FALSTAFF. 

Bardolphe  !  allons  donc  ! 

BARDOLPHE. 

Voilà,  monsieur! 

FALSTAFF. 

Va  me  chercher  une  pinte  de  vin  d'Espagne;  mets-y  une 
rôtie. 

Sort  Bardolphe. 

Ai-je  donc  vécu  pour  être  emporté  dans  un  panier, 
comme  le  rebut  d'une  boucherie,  et  jeté  à  la  Tamise? 
Ah!  si  jamais  je  me  laisse  jouer  encore  pareil  tour,  je  veux 
qu'on  m'enlève  la  cervelle  pour  l'assaisonner  au  beurre,  et 
qu'on  la  donne  à  un  chien  pour  ses  étrennes.  Les  marauds 
m'ont  versé  dans  la  rivière  avec  aussi  peu  de  remords 
que  s'ils  avaient  noyé  les  quinze  aveugles  petits  d'une 
chienne!  et  vous  pouvez  voir  par  ma  corpulence  que  j'ai 
une  certaine  propension  à  enfoncer;  quand  le  fond  eût  at- 
teint jusqu'à  l'enfer,  j'y  serais  dégringolé.  J'aurais  été  noyé 
si  la  rivière  n'avait  été  basse  et  pleine  d'écueils...  Une  mort 
que  j'abhorre;  car  l'eau  enfle  un  homme;  et  quelle  figure 
j'aurais  faite,  ainsi  enflé!  J'aurais  été  une  momie-mon- 
tagne. 


SCÈNE  XI.  145 

Rentre  Bardolphe  avec  du  vin. 
BARDOLPHE. 

Monsieur,  voici  mistress  Qaickly  qui  voudrait  vous 
parler. 

FALSTAFF. 

Allons!  versons  un  peu  de  vin  dans  l'eau  de  la  Tamise. 
J'ai  le  ventre  glacé  comme  si  j'avais  avalé  des  boules  de 
neige  en  guise  de  pilules  pour  me  rafraîchir  les  entrailles... 
Fais-la  entrer. 

BARDOLPHE. 

Entrez,  la  femme. 

Entre  mistress  Quickly. 
MISTRESS  IqUICKLY. 

Avec  votre  permission...  Je  vous  demande  pardon...  Je 
souhaite  le  bonjour  à  votre  révérence. 

FALSTAFF,    à  Bardolphe. 

Emporte  ces  calices;  et  va  bellement  me  préparer  un  pot 
de  vin  chaud. 

BARDOLPHE. 
Avec  des  œufs,  monsieur? 

FALSTAFF. 

Sans  mélange  :  je  ne  veux  pas  de  germe  de  poulet  dans 
mon  breuvage. 

Sort  Bardolphe. 
Eh  bien? 

MISTRESS   QUICKLY. 

Ma  foi,  monsieur,  je  viens  trouver  votre  révérence  de  la 
part  de  mistress  Gué. 

FALSTAFF. 

Mistress  Gué!  j'en  ai  eu  assez,  de  gué!  J'ai  été  jeté  dans 
le  gué!  j'ai  du  gué  plein  le  ventre! 


146  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

MISTRESS  OUICKLY. 

Hélas!  le  cher  cœur,  ce  n'est  pas  sa  faute;  elle  est  si  fu- 
rieuse contre  ses  gens!  Ils  se  sont  trompés  dans  leur  érec- 
tion. 

FALSTÂFF. 

Comme  moi,  quand  je  me  fondais  sur  la  promesse  d'une 
folle! 

MISTRESS   QUICKLY. 

Ah!  monsieur^  elle  s'en  désole,  que  ça  vous  fendrait  le 
cœur  de  la  voir.  Son  mari  va  ce  matin  chasser  à  l'oiseau; 
elle  vous  prie  encore  une  fois  de  venir  la  voir  entre  huit  et 
neuf.  Il  faut  que  je  lui  rapporte  la  réponse  au  plus  vite  ; 
elle  vous  dédommagera,  je  vous  le  garantis. 

FALSTÂFF. 

C'est  bon,  je  lui  ferai  visite  :  dis-le  lui;  et  fais-lui  bien 
comprendre  ce  que  c'est  que  l'homme;  qu'elle  considère 
la  fragilité  humaine,  et  qu'alors  elle  juge  de  mon  mérite. 

MISTRESS  QUICKLY. 

Je  le  lui  dirai. 

FALSTÂFF. 

Fais-le.  Entre  neuf  et  dix,  dis-tu? 

MISTRESS   QUICKLY. 

Entre  huit  et  neuf,  monsieur. 

FALSTÂFF. 

C'est  bien,  pars  :  je  ne  la  manquerai  pas. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Que  la  paix  soit  avec  vous,  monsieur  ! 

Elle  sort. 
FALSTAFF. 

Je  m'étonne  de  ne  pas  voir  maître  Fontaine;  il  m'a  en- 
voyé dire  de  rester  ici  :  j'aime  fort  son  argent.  Oh!  le  voici 
qui  vient. 


SCÈNE  XI.  147 


Entre  Gué. 


GUÉ. 

Dieu  vous  bénisse,  monsieur  ! 

FALSTAFF. 

Eh  bien,  maître  Fontaine,  vous  venez  savoir  ce  qui  s'est 
passé  entre  moi  et  la  femme  de  Gué? 

GUÉ. 

C'est,  en  effet,  mon  but,  sir  John. 

FALSTAFF. 

Maître  Fontaine,  je  ne  veux  pas  vous  faire  de  mensonge. 
J'étais  chez  elle  à  l'heure  qu'elle  m'avait  fixée. 

GUÉ. 

Et  vous  avez  réussi,  monsieur? 

FALSTAFF. 

Fort  mal,  maître  Fontaine. 

GUÉ. 

Comment  ça,  monsieur?  Aurait- elle  changé  de  détermi- 
nation? 

FALSTAFF. 

Non,  maître  Fontaine;  mais  son  misérable  cornard  de 
mari,  maître  Fontaine,  étant  dans  une  continuelle  alarme 
de  jalousie,  nous  est  arrivé  à  l'instant  même  de  notre  ren- 
contre, après  le  premier  moment  d'embrassades,  de  bai- 
sers, de  protestations,  quand  nous  terminions,  pour  ainsi 
dire,  le  prologue  de  notre  comédie.  Il  était  suivi  d'une 
bande  de  ses  amis,  qui,  provoqués  et  ameutés  par  sa  fu- 
reur, venaient,  morbleu,  fouiller  sa  maison  pour  découvrir 
l'amant  de  sa  femme  I 

GUÉ. 

Quoi!  tandis  que  vous  étiez  là? 

FALSTAFF. 

Tandis  que  j'étais  là! 


148       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

GUÉ. 

Et  il  vous  a  cherché  sans  pouvoir  vous  trouver? 

FÂLSTAFF. 
Vous  allez  voir.  Par  bonheur  est  arrivée  une  certaine  mis- 
tress  Page  ;  elle  a  donné  avis  de  l'approche  de  Gué  ;  et,  à  sa 
suggestion,  la  femme  de  Gué  ayant  perdu  la  tête,  on  m'a 
emmené  dans  un  panier  à  linge. 

GUÉ. 

Un  panier  à  linge  ! 

FALSTAFF. 

Oui,  un  panier  à  linge.  On  m'a  entassé  avec  chemises  et 
cotillons  sales,  chaussettes  et  bas  sales,  serviettes  cras- 
seuses; le  tout,  maître  Fontaine,  faisait  le  plus  puant  mé- 
lange d'odeurs  nauséabondes  qui  aient  jamais  offensé  les 
narines. 

GUÉ. 

Et  combien  de  temps  êtes-vous  resté  là? 

FALSTAFF. 
Eh  bien,  vous  allez  voir,  maître  Fontaine,  ce  que  j'ai 
souffert  afin  d'amener  cette  femme  à  mal  pour  votre  bien. 
A  peine  étais-je  empilé  dans  le  panier  que  deux  coquins  de 
valets  de  Gué  ont  été  appelés  par  leur  maîtresse  pour  me 
transporter  comme  linge  sale  au  pré  Datchet  :  ils  m'ont 
chargé  sur  leurs  épaules,  et  ont  rencontré  à  la  porte  le  co- 
quin de  jaloux,  leur  maître,  qui  leur  a  demandé  une  fois 
ou  deux  ce  qu'ils  avaient  dans  leur  panier  ;  je  tremblais  de 
peur  que  ce  coquin  de  lunatique  ne  fît  une  fouille;  mais  la 
destinée,  ayant  ordonné  qu'il  serait  cocu,  a  retenu  sa  main. 
Bon!  il  est  parti  pour  sa  perquisition,  et  moi,  je  suis  parti 
pour  linge  sale.  Mais  remarquez  la  suite,  maître  Fontaine. 
J'ai  enduré  les  angoisses  de  trois  différentes  morts  :  d'abord, 
l'intolérable  frayeur  d'être  découvert  par  cet  infect  bélier  ja- 
loux ;  puis  le  tourment  d'être  courbé  comme  une  bonne  lame 
de  Bilbao,  dans  la  circonférence  d'un  dé,  la  poignée  contre 


SCÈNE  XI.  149 

la  pointe,  la  tête  contre  les  talons,  et  enfin  la  torture  d'être 
enfermé,  comme  pour  une  violente  distillation,  avec  des 
hardes  puantes  fermentant  dans  leur  crasse!  Pensez  à  ça!... 
Un  homme  de  ma  trempe  ! , . .  Pensez  à  ça  !.. .  Moi ,  sur  qui  la 
chaleur  agit  comme  sur  du  beurre;  un  homme  en  inces- 
sante dissolution,  en  dégel  continu.  C'est  miracle  que  j'aie 
échappé  à  la  suffocation.  Et  au  plus  fort  de  ce  bain,  quand 
j'étais  plus  qu'à  moitié  cuit  dans  la  graisse,  comme  un  plat 
hollandais,  être  jeté  à  la  Tamise,  et,  tout  rouge  de  cha- 
leur, refroidi  dans  cette  eau,  ainsi  qu'un  fer  à  cheval! 
Pensez  à  ça!...  tout  chaud,  tout  bouillant!...  Pensez  à  ça, 
maître  Fontaine. 

GUÉ. 

Sérieusement,  monsieur,  je  suis  fâché  que  pour  moi 
vous  ayez  souffert  tout  cela.  Ainsi  je  n'ai  plus  d'espoir; 
vous  ne  ferez  plus  de  tentative  auprès  d'elle. 

FALSTAFF. 

Maître  Fontaine,  je  veux  être  jeté  dans  l'Etna,  comme  je 
l'ai  été  dans  la  Tamise,  plutôt  que  de  renoncer  à  elle  ainsi. 
Son  mari  est  allé  ce  matin  chasser  à  l'oiseau  ;  j'ai  reçu 
d'elle  un  message  pour  un  autre  rendez-vous  :  ce  sera  entre 
huit  et  neuf  heures,  maître  Fontaine. 

GUÉ. 

Il  est  déjà  passé  huit  heures,  monsieur. 

FALSTAFF. 

Vraiment?  Je  vais  donc  me  préparer  pour  mon  rendez- 
vous.  Venez  me  voir  à  l'heure  qui  vous  conviendra,  vous 
saurez  mon  succès,  et  en  conclusion,  pour  couronner  la 
chose,  vous  la  posséderez.  Adieu,  elle  sera  à  vous,  maître 
Fontaine.  Fontaine,  vous  ferez  cocu  le  Gué. 

Il  sort. 
GUÉ. 

Humph!  hein,  est-ce  une  vision?  est-ce  un  rêve?  suis-je 
endormi?  Maître  Gué,  éveillez-vous;  éveillez-vous,  maître 
XIV.  10 


150       LES  JOYEUSES  EPOUSES  DE  WINDSOR. 

Gué;  il  y  a  un  accroc  à  votre  plus  belle  cotte,  maître  Gué. 
Voilà  ce  que  c'est  que  d'être  marié!  Voilà  ce  que  c'est  que 
d'avoir  du  linge  et  des  paniers  à  lessive!...  Soit,  je  veux  me 
proclamer  ce  que  je  suis.  Je  vais  enfin  surprendre  le  pail- 
lard; il  est  chez  moi;  il  ne  peut  m'échapper;  c'est  im- 
possible. Il  ne  peut  pas  se  fourrer  dans  une  bourse  d'un  sou, 
ni  dans  une  poivrière;  mais,  de  peur  que  le  diable  qui  le 
guide  ne  l'assiste,  je  veux  fouiller  les  plus  impossibles  en- 
droits. Bien  que  je  ne  puisse  éviter  mon  sort,  un  sort  qui 
m'est  odieux  ne  me  trouvera  pas  docile.  Si  j'ai  des  cornes 
à  me  rendre  furieux,  j'entends  justifier  le  proverbe,  je  serai 
furieux  comme  une  bête  à  cornes. 

SCÈNE   XII. 

[Une  avenue.] 

Entrent  mistress  Page,  mistress  Quickly,  et  William. 

MISTRESS   PAGE. 

Crois-tu  qu'il  soit  déjà  chez  maître  Gué? 

MISTRESS   QUICiaY. 

Pour  sûr,  il  y  est  déjà;  ou  il  y  sera  dans  un  moment; 
mais  il  est  fièrement  en  colère  d'avoir  été  ainsi  jeté  à  l'eau. 
Mistress  Gué  vous  prie  de  venir  immédiatement, 

MISTRESS   PAGE. 

Je  serai  chez  elle  toute  l'heure;  il  faut  d'abord  que  je 
mène  mon  petit  homme  à  l'école.  Tenez,  voici  justement 
son  maître  qui  vient;  c'est  jour  de  congé,  je  le  vois. 

Entre  siR  HuGH  Evans. 
Eh  bien,  sir  Hugh?  Pas  d'école  aujourd'hui? 

EVANS. 

Non,  maître  Slender  a  optenu  pour  les  enfants  la  per- 
mission de  jouer. 


SCÈNE  XII.  151 

MISTRESS  QUICKLY. 

Béni  soit-il! 

MISTRESS  PAGE. 
Sir  Hugh,  mon  mari  dit  que  mon  fils  ne  fait  aucun  pro- 
grès dans  ses  études.  Je  vous  en  prie,  faites-lui  quelques 
questions  sur  ses  rudiments. 

EVANS. 

Approchez,  William;  levez  la  tête;  allons. 

MISTRESS   PAGE. 
Allons,  marmouset   :    levez  la  tête;  répondez  à   votre 
maître,  n'ayez  pas  peur. 

EVANS. 

William,  compien  y  a-t-il  de  nompres  dans  les  noms? 

WILLIAM. 

Deux. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Vraiment,  je  croyais  qu'il  y  en  avait  un  de  plus,  puis- 
qu'on parle  toujours  du  nombre  impair. 

EVANS. 

Cessez  votre  papil...  Comment  se  dit  beau,  William? 

WILLIAM. 

Pulcher. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Poules  chères  !  il  y  a  quelque  chose  de  plus  beau  que 
des  poules  chères,  bien  sûr. 

EVANS. 

Vous  êtes  un'ferame  pien  simple!  Paix,  je  vous  prie... 
Qu'est-ce  que  lapis^  William? 

WILLIAM. 

Une  pierre. 

EVANS. 

Et  qu'est-ce  qu'une  pierre,  William? 

WILLIAM. 

Un  caillou. 


152       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

EVANS. 

Non,  c'est  lapis;  je  vous  en  prie,  mettez-vous  ça  dans 
la  cervelle. 

WILLIAM. 

Lapis. 

EVANS. 

C'est  pien,  William.  William,  qu'est-ce  qui  fournit  les 
articles? 

WILLIAM. 

Les  articles  sont  empruntés  au  pronom,  et  se  déclinent 
ainsi  :  singulier  nominatif,  hic,  hœc,  hoc. 

EVANS. 

Nominatif,  %,  hag,  hog.  Attention,  je  vous  prie!  géni- 
tif, hujus.  Pien,  qu'est-ce  que  votre  accusatif? 

WILUAM. 

Accusatif,  h  ne. 

EVANS. 

Je  vous  prie,  ayez  ponne  mémoire,  enfant.  Accusatif, 
hune,  hane,  hoc. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Un  grand  coq!  c'est  du  latin  pour  le  poulailler,  bien 
sûr. 

EVANS. 

Cessez  votre  papil,  femme.  Qu'est-ce  que  le  vocatif,  Wil- 
liam? 

WILLIAM. 

Oh!  vocatif,  0! 

EVANS. 

Souvenez-vous  pien,  William,  vocatif  caret. 

.     MISTRESS   QUICKLY. 

Carotte!  bonne  racine. 

EVANS. 

Femme,  taisez-vous! 


SCÈNE  XII.  153 

MISTRESS   PAGE. 

Paix! 

EVANS. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  votre  cas  génitif  pluriel,  Wil- 
liam ? 

WILLIAM. 

Le  cas  génitif? 

EVÂNS. 
Oui. 

WILLIAM. 

Génitif,  horum,  honim,  horum. 

MISTRESS   QUICKLY. 

C'est  une  horreur  que  le  cas  de  Jenny  !  Fi!  Jenny  pour 
hommes!  N'en  parle  pas,  enfant,  si  c'est  une  putain. 

EVANS. 

Par  pudeur,  la  femme! 

MISTRESS  QUICKLY. 

Vous  avez  tort  d'apprendre  à  l'enfant  tout  ça...  Il  lui  ap- 
prend le  hic  qu'on  sait  toujours  trop  tôt  !  Il  lui  parle  des 
filles  qui  sont  pour  hommes!...  Honte  à  vous! 

EVANS. 

Femme, es-tu  lunatique?  As-tu  pas  l'intelligence  des  cas, 
des  nompres  et  des  genres?  Tu  es  pien  la  plus  sotte  créature 
chrétienne  qu'on  puisse  désirer. 

MISTRESS  PAGE. 

Je  t'en  prie,  tais-toi. 

EVANS. 

Maintenant,  William,  dites-moi  quelques  déclinaisons 
de  vos  pronoms. 

WILLIAM. 

Ma  foi,  j'ai  oublié. 

EVANS. 
C'est  qui,  quœ,  quod;  si  vous  oupliez  votre  code,  vous 


154  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

aurez  sur  les  doigts.  Maintenant  passez  votre  chemin  et  allez 
jouer. 

MISTRESS  PAGE. 

Il  est  plus  savant  que  je  ne  croyais. 

EVANS. 

Il  a  la  mémoire  pien  vive.  Au  revoir,  mistress  Page. 

MISTRESS  PAGE. 

Adieu,  bon  sir  Hugh. 

Sort  Evans. 

Rentrez  à  la  maison,  enfant... 

A  mistress  Quickly. 

Venez,  nous  tardons  trop. 

Ils  sortent. 

SCÈNE    XIII. 

[Dans  la  maison  de  Gaé.] 

Entrent  Falstaff  et  mistress  Gué  (16). 
FALSTAFF. 

Mistress  Gué,  vos  regrets  ont  dévoré  mes  souffrances.  Je 
vois  combien  votre  amour  est  profond,  et  je  m'engage  à 
vous  payer  scrupuleusement  de  retour,  non-seulement, 
mistress  Gué,  dans  le  simple  office  de  l'amour,  mais  dans 
tous  ses  accompagnements,  dans  tous  ses  compléments, 
dans  toutes  ses  cérémonies.  Mais  êtes-vous  sûre  de  votre 
mari  maintenant? 

MISTRESS   GUÉ. 

Il  chasse  à  l'oiseau,  suave  sir  John. 

MISTRESS   PAGE ,    de  l'intérieur  du  théâtre. 

Holà,  commère  Gué!  Holà! 

MISTRESS   GUÉ. 

Passez  dans  cette  chambre,  sir  John. 

Sort  Falstaff. 


SCÈNE  XIII.  155 

Entre  mistress  Paûe. 
MÎSTRESS   PAGE. 

Eh  bien,  chère?  Qui  donc  est  ici  avec  vous? 

MISTRESS   GUÉ. 

Mais  rien  que  mes  gens. 

MISTRESS   PAGE. 

Vraiment? 

MISTRESS  GUÉ. 

Assurément. 

Bas. 

Parlez  plus  haut. 

MISTRESS   PAGE. 

En  vérité,  je  suis  si  contente  que  vous  n'ayez  per- 
sonne ici  ! 

MISTRESS  GUÉ. 

Pourquoi  ? 

MISTRESS  PAGE. 

Eh  !  ma  chère,  votre  mari  a  été  repris  par  ses  vieilles 
lunes  ;  il  est  là-bas  avec  mon  mari  à  déblatérer;  il  tempête 
contre  toute  l'humanité  mariée  :  il  maudit  toutes  les  filles 
d'Eve,  de  n'importe  quelle  couleur;  il  se  frappe  le  front  en 
criant  :  percez  !  percez  donc  !  Je  n'ai  jamais  vu  de  démence 
qui  ne  fût  la  douceur,  la  civilité  et  la  patience  même,  à  côté 
de  sa  frénésie  !  Je  suis  bien  aise  que  le  gros  chevalier 
ne  soit  pas  ici. 

MISTRESS   GUÉ. 

Quoi  !  Est-ce  qu'il  parle  de  lui  ? 

MISTRESS  PAGE. 
Rien  que  de  lui  ;  et  il  jure  que,  lorsqu'il  a  fait  la  dernière 
perquisition,  sir  John  a  été  emporté  dans  un  panier;  il  dé- 
clare à  mon  mari  qu'il  est  ici  maintenant  ;  et  il  l'a  arraché 
de  la  chasse,  ainsi  que  le  reste  de  la  société,  pour  faire 
une  nouvelle  expérience  à  l'appui  de  ses  soupçons.  Mais  je 


156       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

suis  bien  aise  que  le  chevalier  ne  soit  pas  ici.  Maintenant 
il  va  voir  lui-même  sa  folie. 

MTSTRESS   GUÉ. 

A  quelle  distance  est-il ,  mistress  Page? 

MISTRESS  PAGE. 

Tout  près,  au  bout  de  la  rue  ;  il  va  être  ici  à  l'instant. 

MISTRESS   GUÉ. 

Je  suis  perdue  !  le  chevalier  est  ici  ! 

MISTRESS  PAGE. 

En  ce  cas,  vous  êtes  complètement  déshonorée,  et  lui, 
c'est  un  homme  mort...  Quelle  femme  êtes-vous  donc!... 
Faites-le  sortir,  faites-le  sortir.  Mieux  vaut  un  scandale 
qu'un  meurtre. 

MISTRESS   GUÉ. 

Par  où  sortira-t-il  !  Comment  le  sauver?  Si  je  le  mettais 
encore  une  fois  dans  le  panier  ? 

Rentre  Falstaff. 

FALSTAFF. 

Non,  je  ne  veux  plus  aller  dans  le  panier.  Est-ce  que  je 
peux  pas  sortir  avant  qu'il  vienne? 

ffiSTRESS  PAGE. 

Hélas  !  trois  des  frères  de  maître  Gué  veillent  à  la  porte 
avec  des  pistolets,  afin  que  nul  ne  sorte.  Sans  quoi,  vous 
pourriez  vous  esquiver  avant  qu'il  vienne.  Mais  que  faites- 
vous  ici  ? 

FALSTAFF. 

Que  faire  ?  Je  vais  grimper  dans  la  cheminée. 

MISTRESS   GUÉ. 

C'est  par  là  qu'ils  ont  l'habitude  de  décharger  leurs  fusils 
de  chasse.  Glissez-vous  dans  le  four. 

FALSTAFF. 

Où  est-il? 


SCÈNE  XIll.  157 

MISTRESS  GUÉ. 
Non,  il  vous  y  chercherait,  sur  ma  parole.  Il  n'y  a  pas 
d'armoire,  de  coffre,  de  caisse,  de  malle,  de  puits,  de 
caveau  dont  il  n'ait  l'inventaire  pour  fixer  son  souvenir,  et 
il  en  fait  la  visite,  sa  note  à  la  main.  Nul  moyen  de  vous 
cacher  dans  la  maison. 

FALSTÂFF. 

Eh  bien,  je  vais  sortir, 

MISTRESS  PAGE. 
Si  VOUS  sortez   tel   que   vous    êtes,  vous  êtes   mort, 
sir  John...  A  moins  que  ne  sortiez  déguisé... 
MISTRESS   GUÉ. 

Comment  pourrions-nous  le  déguiser? 

MISTRESS  PAGE. 

Hélas  !  je  ne  sais  pas.  Il  n'y  a  pas  une  robe  de  femme 
assez  ample  pour  lui;  autrement  il  aurait  pu  mettre  un  cha- 
peau, une  mentonnière  et  une  coiffe,  et  s'échapper  ainsi. 

FALSTAFF. 

Chers  cœurs,  trouvez  un  moyen  :  toute  extrémité  plutôt 
qu'un  malheur. 

MISTRESS   GUÉ. 

La  tante  de  ma  chambrière,  la  grosse  femme  de  Brent- 
ford,  a  laissé  une  robe  là-haut. 

MISTRESS  PAGE. 
Sur  ma  parole,  ça  lui  ira  ;  elle  est  aussi  grosse  que  lui  ; 
et  il  y  a  là  également  son  chapeau  d'étamine  et  sa  menton- 
nière. Montez  vite,  sir  John. 

MISTRESS  GUÉ. 

Allez,  allez,  suave  sir  John  :  mistress  Page  et  moi,  nous 
chercherons  quelque  linge  pour  votre  tête. 

MISTRESS   PAGE. 

Vite,  vite;  nous  allons  vous  attifer  sur-le-champ  :  passez 
la  robe  en  attendant. 

Sort  Falstaff. 


158  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

MISTRESS   GUÉ. 

Je  voudrais  que  mon  mari  le  rencontrât  sous  ce  dégui- 
sement :  il  ne  peut  pas  souffrir  la  vieille  femme  de  Brent- 
ford  ;  il  jure  qu'elle  est  sorcière  ;  il  lui  a  interdit  ma  maison, 
en  la  menaçant  de  la  battre. 

MISTRESS  PAGE. 

Que  le  ciel  le  mène  sous  le  bâton  de  ton  mari  ;  et  qu'en- 
suite le  diable  mène  le  bâton  ! 

MISTRESS   GUÉ. 

Mais  est-ce  que  mon  mari  arrive  ? 

MISTRESS   PAGE. 

Oui,  très-sérieusement.  Il  parle  même  de  l'aventure  du 
panier,  qu'il  a  sue  je  ne  sais  comment. 

MISTRESS  GUÉ. 

Nous  tirerons  ça  à  clair  ;  car  je  vais  dire  à  mes  gens 
d'emporter  le  panier  encore  une  fois,  et  de  faire  en  sorte 
qu'ils  le  rencontrent  à  la  porte,  comme  la  dernière  fois, 

MISTRESS   PAGE. 

Mais  il  va  être  ici  tout  de  suite.  Allons  habiller  l'autre 
comme  la  sorcière  de  Brentford. 

MISTRESS   GUÉ. 

Je  vais  d'abord  indiquer  à  mes  gens  ce  qu'ils  doivent 
faire  du  panier.  Montez,  j'apporte  du  linge  pour  lui  dans 
un  moment. 

Elle  sort. 

MISTRESS   PAGE. 

Peste  soit  de  ce  déshonnête  coquin!  Nous  ne  saurions 
trop  le  malmener. 

Nous  prouverons,  par  ce  que  nous  allons  faire^ 
Que  des  hpouses  peuvent  être  Joyeuses  en  restant  vertueuses. 
Nous  ne  faisons  pas  le  mal,  nous  qui  souvent  rions  et  plaisantons. 
Le  proverbe  dit  vrai  :  11  n'est  pire  eau  que  l'eau  qui  dort. 

Elle  sort. 


SCÈNE  XIII.  Î59 

Rentre  mistress  Gué,  avec  deux  valets. 
MISTRESS   GUÉ. 

Allons,  mes  amis,  chargez  ce  panier  encore  une  fois  sur 
vos  épaules  ;  votre  maître  est  presque  à  la  porte  ;  s'il  vous 
dit  de  le  mettre  à  terre,  obéissez-lui;  vite,  dépêchez. 

Elle  sort. 
PREMIER  VALET. 

Allons,  allons,  enlève. 

DEUXIÈME  VALET. 

Fasse  le  ciel  que  cette  fois  il  ne  soit  pas  rempli  du 
chevalier  ! 

PREMIER   VALET. 

J'espère  que  non;  j'aimerais  autant  porter  une  masse 
égale  de  plomb. 

Entrent  Gué,  Page,  Shallow,  Caius  etsmHuGH  Evans. 

GUÉ. 
Oui,  mais,  si  le  fait  est  prouvé,  maître  Page,  quelle  répa- 
ration m'olïrirez-vous  pour  toutes  vos  railleries?..  Mets  bas 
ce  panier,  coquin;  qu'on  appelle  ma  femme!..  Damoiseau 
du  panier!...  Oh!  misérables  ruffians!  11  y  a  une  clique, 
une  bande,  une  meute  de  gens  conjurés  contre  moi!  Mais 
le  diable  va  être  confondu...  Allons!  femme!  viendrez- 
vous?...  Sortez,  sortez  de  là!...  Voyez  l'honnête  linge  que 
vous  envoyez  au  blanchissage  ! 

PAGE. 

Ah!  ceci  passe  les  bornes,  maître  Gué;  on  ne  doit  pas 
vous  laisser  en  liberté  plus  longtemps;  il  faudra  vous 
attacher. 

EVANS. 

Eh!  c'est  un  lunatique!  c'est  enragé  comme  un  chien 
enragé. 


160       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 
SHÂLLOW. 

Vraiment,  maître  Gué,  ce  n'est  pas  bien  ;  vraiment. 

GUÉ. 

C'est  ce  que  je  dis,  monsieur. 

Entre  mistress  Gué. 

Approchez,  mistress  Gué  ;  mistress  Gué,  l'honnête  femme, 
la  chaste  épouse,  la  vertueuse  créature  qui  a  pour  mari  un 
bélître  de  jaloux!...  Je  soupçonne  sans  cause,  madame, 
n'est-ce  pas? 

MISTRESS   GUÉ. 

Oui,  le  ciel  m'en  est  témoin,  si  vous  me  soupçonnez  de 
quelque  déshonnêteté. 

GUÉ. 
Bien  dit,  front  bronzé;  persistez  ainsi!...  Sortez  de  là, 
coquin. 

Il  arrache  le  linge  du  panier. 

PAGE. 

Ceci  passe  les  bornes. 

MISTRESS    GUÉ. 

N'avez-vous  pas  honte  ?  Laissez-là  ce  linge. 

GUÉ. 

Je  vais  vous  y  prendre  ! 

EVANS. 

C'est  déraisonnable!  allez-vous  relever  le  linge  de 
votre  femme?  Laissez  ça. 

GUÉ. 

Videz  le  panier,  vous  dis-je. 

MISTRESS   GUÉ. 

Voyons,  mon  homme,  voyons... 

GUÉ. 

Maître  Page,  comme  il  est  vrai  que  je  suis  un  homme, 
quelqu'un  a  été  emmené  de  ma  maison  hier  dans  ce  panier  ; 
pourquoi  n'y  serait-il  pas  encore?  Je  suis  sûr  qu'il  est  dans 


SCÈNE  Xlll.  161 

ma  maison  ;  mes  renseignements  sont  exacts  ;  ma  jalousie 
est  raisonnable.  Enlevez-moi  tout  ce  linge. 

MISTRESS   GUÉ. 

Si  vous  trouvez  un  homme  là,  qu'il  meure  comme  une 
puce! 

PAGE. 

II  n'y  a  pas  d'homme  là. 

SHALLOW. 

Par  ma  fidélité,  ce  n'est  pas  bien,  maître  Gué;  ceci  vous 
fait  tort. 

EVANS. 

Maître  Gué,  vous  ferez  pien  de  prier,  et  de  ne  pas  suivre 
les  imaginations  de  votre  cœur  :  c'est  des  jalousies. 

GUÉ. 
Allons,  celui  que  je  cherche  n'est  pas  là  ! 

PAGE. 

Non,  ni  là,  ni  ailleurs  que  dans  votre  cervelle. 

GUÉ. 

Aidez-moi,  cette  fois  encore,  à  fouiller  ma  maison.  Si  je 
ne  trouve  pas  ce  que  je  cherche,  n'ayez  pas  de  ménage- 
ment pour  mon  extravagance,  que  je  sois  pour  toujours 
l'amusement  de  votre  table;  qu'on  dise  de  moi  :  aussi 
jaloux  que  Gué,  qui  cherchait  V amant  de  sa  femme  clans  le 
creux  d'une  noix.  Accordez-moi  encore  cette  satisfaction  ; 
encore  une  fois  fouillez  avec  moi. 

MISTRESS   GUÉ. 

Holà  !  mistress  Page  !  descendez,  vous,  et  la  vieille 
femme.  Mon  mari  va  aller  dans  la  chambre. 

GUÉ. 

La  vieille  femme  !  quelle  vieille  femme  est-ce  là? 

MISTRESS   GUÉ. 

Eh!  la  vieille  de  Brentford,  la  tante  de  ma  chambrière. 

GUÉ. 

Une  sorcière,  une  gouine,  une  vieille  coquine  de  gouine  ! 


162  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

Est-ce  que  je  ne  lui  ai  pas  interdit  ma  maison?  Elle  vient 
pour  des  commissions,  n'est-ce  pas?  Que  les  hommes  sont 
simples!  Nous  ne  savons  pas  ce  qui  se  fait  sous  couleur  de 
dire  la  bonne  aventure.  Elle  agit  par  des  charmes,  des 
sortilèges,  des  chiffres  et  d'autres  artifices  du  même  genre 
qui  dépassent  notre  portée;  nous  n'y  connaissons  rien... 
Descendez,  sorcière,  stryge;  descendez,  vous  dis-je. 
MISTRESS   GUÉ. 

Voyons,  mon  bon,  mon  bien-aimé  mari!  Chers  mes- 
sieurs, ne  le  laissez  pas  frapper  la  vieille  femme. 

Entre  Falstaff  habillé  en  femme,  conduit  par  MISTRESS  PAGE. 

MISTRESS   PAGE. 

Venez,  mère  Prat,  venez,  donnez-moi  la  main. 

GUÉ. 

Je  vais  la  pratiquer,  moi  ! 

Il  bat  Falstaff. 

Hors  de  chez  moi,  sorcière,  guenille,  bagasse,  fouine, 
ca rogne!  dehors!  dehors!  Je  vais  vous  conjurer!  Je  vais 
vous  dire  la  bonne  aventure,  moi  î 

Sort  Falstaff. 
MISTRESS   PAGE. 

N'avez-vous  pas  honte?  Je  crois  que  vous  avez  tué  la 
pauvre  femme. 

MISTRESS   GUÉ. 

Oui,  il  la  tuera...  Ça  vous  fait  grand  honneur. 

GUÉ. 

A  la  potence,  la  sorcière  ! 

EVANS. 

Par  oui  et  par  non,  je  crois  que  la  femme  est  vraiment 
une  sorcière  ;  je  n'aime  pas  qu'une  femme  ait  une  grande 
parpe;  j'ai  vu  une  grande  parpe  sous  sa  mentonnière. 

GUÉ. 

Voulez-vous  me  suivre,  messieurs?  Je  vous  en  supplie, 
suivez-moi;  voyons  seulement  le  résultat  de  ma  jalousie. 


SCÈNE  XIII.  163 

Si  mon  cri  ne  vous  a  pas  mis  sur  une  piste,  ne  vous  fiez 
plus  à  moi. 

PAGE. 

Prêtons-nous  encore  un  peu  à  son  humeur.  Venez, 
messieurs. 

Sortent  Gué,  Page,  Shallow,  Caïus  et  Evans. 
MISTRESS   PAGE. 

Ma  foi,  il  l'a  battu  de  la  plus  pitoyable  façon. 

MISTRESS    GUÉ. 

Non,  par  la  messe,  non  ;  il  l'a  battu,  ce  me  semble,  de 
la  façon  la  plus  impitoyable. 

MISTRESS  PAGE. 

Je  veux  que  le  bâton  soit  consacré  et  suspendu  au-des- 
sus de  l'autel;  il  a  fait  un  service  méritoire. 

MISTRESS   GUÉ. 

Quelle  est  votre  opinion?  Pouvons-nous,  avec  la  réserve 
féminine  et  l'appui  d'une  bonne  conscience,  pousser  plus 
loin  notre  vengeance  contre  lui  ? 

MISTRESS  PAGE. 
L'esprit  du  libertinage  est  à  coup  sûr  expulsé  de  lui.  S'il 
n'appartient  pas  au  diable  en  fief  inaliénable ,   il  ne  fera 
plus,  je  crois,  aucune  tentative  à  notre  détriment. 

MISTRESS   GUÉ. 

Dirons-nous  à  nos  maris  comme  nous  l'avons  traité? 
MISTRESS   PAGE. 

Oui,  sans  doute,  quand  ce  ne  serait  que  pour  ôter  du 
cerveau  de  votre  mari  toutes  ses  visions.  S'ils  décident  en 
conscience  que  ce  pauvre  gros  libertin  de  chevalier  doit 
subir  un  surcroît  de  punition,  nous  nous  en  chargerons 
encore. 

MISTRESS   GUÉ. 

Je  garantis  qu'ils  voudront  le  confondre  publiquement; 
et  il  me  semble  que  la  farce  ne  serait  pas  complète,  s'il 
n'était  pas  publiquement  confondu. 


164       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 
MISTRESS  PAGE. 

Allons!  forgeons  vite  la  chose;  battons  le  fer,  tandis 
qu'il  est  chaud. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  XIV. 

[L'auberge  de  la  Jarretière.] 

Entrent  l'Hôte  et  Bardolphe. 

BARDOLPHE. 
Monsieur,  les  Allemands  désirent  avoir  trois  de  vos  che- 
vaux ;  le  duc  en  personne  doit  être  demain  à  la  cour,  et  ils 
vont  au-devant  de  lui. 

l'hote. 
Quel  peut  être  ce  duc  qui  arrive  si  secrètement?  Je  n'en- 
tends rien  dire  de  lui  à  la  cour.  Que  je  parle  à  ces  mes- 
sieurs! Ils  parlent  anglais? 

BARDOLPHE. 

Oui,  monsieur;  je  vais  vous  les  envoyer. 

l'hote. 
Ils  auront  mes  chevaux;  mais  je  les  ferai  payer;  je  les 
salerai.  Us  ont  eu,  une  semaine,  ma  maison  à  leur  disposi- 
■  tion  ;  j'ai  renvoyé  mes  autres  hôtes.  Il  faudra  qu'ils  dé- 
boursent; je  les  salerai.  Allons! 

Ils  sortent. 

SCÈNE   XV. 

[Chez  Gaé.] 

Entrent  Page,  Gué,  mistress  Page,  mistress  Gué,  et  sir  Hugh 

Evans. 

EVANS. 
C'est  une  des  plus  pelles  idées  de  femme  que  j'aie  jamais 
vues. 


SCÈNE  XV.  165 

PAGE. 

Et  il  VOUS  a  envoyé  ces  deux  lettres  en  même  temps? 

MISTRESS   PAGE. 

Dans  le  même  quart  d'heure. 

GUÉ. 

—  Pardonne-moi,  femme  ;  désormais  fais  ce  que  tu  vou- 
dras. —  Je  soupçonnerai  plutôt  le  soleil  de  froideur  —  que 
toi  de  légèreté.  Désormais  ton  honneur,  —  pour  celui  qui 
naguère  était  un  hérétique,  —  est  une  inébranlable  foi. 

PAGE. 

C'est  bon,  c'est  bon;  en  voilà  assez.  —Ne  soyez  pas 
extrême  dans  la  soumission  —  comme  dans  l'offense.  — 
Mais  donnons  suite  à  notre  complot;  qu'encore  une  fois  — 
nos  femmes,  pour  nous  donner  un  divertissement  public,— 
donnent  à  ce  vieux  gros  gaillard  un  rendez-vous  — oii  nous 
puissions  le  surprendre  et  le  honnir.  — 

GUÉ. 

Il  n'y  a  pas  de  meilleur  moyen  que  celui  dont  elles  ont 
parlé. 

PAGE. 

Quoi  !  qu'elles  lui  assignent  un  rendez-vous  dans  le  parc 
à  minuit!  fi!  fi!  il  n'ira  jamais. 

EVANS. 

Vous  dites  qu'il  a  été  jeté  dans  les  rivières,  et  qu'il  a 
été  si  rudement  pattu,  sous  son  costume  de  vieille  femme. 
Il  doit  avoir  dételles  terreurs,  ce  me  semple,  qu'il  ne  vou- 
drait pas  venir.  Sa  chair  est  assez  punie,  ce  me  semple, 
pour  qu'il  n'ait  plus  de  désirs. 

PAGE. 

C'est  aussi  ce  que  je  pense. 

MISTRESS   GUÉ. 

—  Avisez  seulement  à  la  manière  dont  vous  le  traiterez 
quand  il  sera  venu,  —  et  nous,  nous  aviserons  toutes  deux 
au  moyen  de  l'amener  là. 

XIV.  11 


166  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

fflSTRESS  PAGE. 

—  Une  vieille  tradition  raconte  que  Herne  le  chas- 
seur, —  garde  de  la  forêt  de  Windsor  au  temps  jadis, 

—  revient,  durant  tout  l'hiver,  dans  le  calme  de  minuit,  — 
rôder  autour  d'un  chêne,  avec  de  grandes  cornes  au  front; 

—  et  alors  il  flétrit  les  arbres,  il  ensorcelé  le  bétail ,  - 
il  fait  donner  du  sang  aux  vaches  laitières,  et  secoue 
une  chaîne  —  de  la  manière  la  plus  sinistre  et  la  plus 
effroyable...  —  Vous  avez  entendu  parler  de  cet  esprit  ;  et 
vous  savez  fort  bien  —  que  les  vieillards  superstitieux  et 
crédules  —  ont  reçu  et  transmis  comme  vraie  —  à  notre 
génération  cette  légende  de  Herne  le  chasseur  (17). 

PAGE. 

—  Eh  !  mais  il  y  a  encore  nombre  de  gens  qui  ont  peur 

—  de  passer  au  milieu  de  la  nuit  près  du  chêne  de  -Herne 
(18).  —  Mais  oh  voulez-vous  en  venir? 

MISTRESS   GUÉ. 

Eh  bien,  voici  notre  idée  :  —  que  Falstaff  vienne  nous 
rencontrer  près  de  ce  chêne,  —  sous  le  déguisement  de 
Herne,  avec  de  grandes  cornes  sur  sa  tête. 

PAGE. 

—  Soit  !  admettons  qu'il  y  vienne,  —et  sous  ce  déguise- 
ment. Quand  vous  l'aurez  amené  là,  —  qu'en  fera-t-on? 
quel  est  votre  plan  ? 

MISTRESS  PAGE. 

—  Nous  y  avons  songé,  et  voici  :  —  Nanette  Page,  ma  fille, 
mon  petit  garçon,  —  et  trois  ou  quatre  autres  enfants  de 
leur  taille,  auront  été  costumés  par  nous  —  en  lutins,  en 
elfes  et  en  fées,  en  vert  et  en  blanc,  —  avec  des  couronnes  de 
flambeaux  de  cire  sur  la  tête,  —  et  des  crécelles  à  la  main  ; 
soudain,  —dès  que  Falstaff,  elle  et  moi,  nous  serons  réu- 
nis, —  ils  s'élanceront  tous  à  la  fois  d'un  fossé  —  en 
entonnant  des  chants  incohérents.  A  leur  vue,  —  nous 
fuirons  toutes  deux  en  grande  épouvante.  — Alors  il  faudra 


SCÈNE  XV.  167 

que  tous  fassent  un  cercle  autour  de  lui ,  —  et,  en  vrais 
lutins,  pincent  l'impur  chevalier^  —  lui  demandant  pour- 
quoi, à  cette  heure  de  féeriques  ébats,  —  il  ose  pénétrer 
dans  leurs  sentiers  sacrés  —  sous  ce  déguisement  profane. 

MISTRESS   GUL 

Et  jusqu'à  ce  qu'il  ait  dit  la  vérité,  —  il  faudra  que 
les  prétendues  fées  le  pincent  solidement,  —  et  le  brûlent 
avec  leurs  flambeaux, 

MISTRESS   PAGE. 

La  vérité  une  fois  confessée,  —  nous  nous  présenterons 
tous,  nous  désencornerons  le  revenant,  —  et  nous  le 
ramènerons  sous  les  rires  à  Windsor. 

GUÉ. 

Les  enfants  devront  —  être  parfaitement  exercés  à  leur 
rôle;  sinon,  ils  ne  le  rempliront  pas.  — 

EVANS. 

J'apprendrai  aux  enfants  leurs  fonctions;  et  je  serai 
moi-même  en  magot  pour  pouvoir  prûler  le  chevalier  avec 
mon  flampeau. 

GUÉ. 

Ce  sera  excellent.  Je  vais  acheter  les  masques. 

MISTRESS  PAGE. 

Ma  Nanette  sera  la  reine  des  fées,  —  magnifiquement 
vêtue  de  blanc. 

PAGE. 

—  Je  vais  acheter  la  soie. 

A  part. 
Et  à  ce  beau  moment  -  maître  SIender  enlèvera  ma  Na- 
nette, —  pour  aller  l'épouser  à  Éton... 

Haut. 

Allons,  envoyez  vite  chez  Fal staff. 

GUÉ. 
—Et  moi,  je  vais  encore  une  fois  me  présenter  à  lui  sous 
le  nom  de  Fontaine  :  -  il  me  dira  tousses  projets...  Il 
viendra,  bien  sûr. 


168  LES  JOYEDSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

MISTRESS   PAGE. 

—  N'en  doutez  pas...  Allons  chercher  les  toilettes  —  et 
les  parures  pour  nos  fées. 

EVANS. 

A  l'œuvre  !  c'est  des  plaisirs  admirables  et  des  malices 
pien  honnêtes. 

Sortent  Page,  Gué,  et  Evans. 
MISTRESS   PAGE. 

Allons,  mistress  Gué,  —  envoyez  vite  chez  sir  John  sa- 
voir sa  décision. 

Sort  mistress  Gné. 

—  Moi,  je  vais  chez  le  docteur;  il  a  mes  sympathies,  — 
et  nul  autre  que  lui  n'épousera  Nanette  Page.  —  Ce  Slen- 
der,  avec  toutes  ses  terres,  n'est  qu'un  idiot,  —  et  c'est  lui 
que  mon  mari  préfère.  —  Le  docteur  a  de  beaux  écus  et 
des  amis  —  puissants  en  cour;  lui  seul  aura  ma  fille,  — 
quand  vingt  mille  plus  dignes  la  solliciteraient. 

Elle  sort. 

SCÈNE   XVI. 

[La  cour  de  l'auberge  de  la  Jarretière.] 
Entrent  l'Hote  et  Simple. 

l'hote. 
Que  veux-tu,  rustaud?  que  veux-tu,  cuir  épais?  parle, 
murmure,  explique-toi  ;  sois  bref,  prompt ,  leste ,  preste  ! 

SIMPLE. 

Eh  bien,  monsieur,  je  viens  pour  parler  à  sir  John  Fals- 
taff  de  la  part  de  maître  Slender. 

l'hote. 

Voilà  sa  chambre,  sa  maison,  son  château,  son  lit  fixe  et 
son  lit  roulant;  tout  autour  est  peinte  fraîchement  et  à 


SCÈNE  XVI.  169 

neuf  l'histoire  de  l'Enfant  prodigue.  Va,  frappe  et  appelle; 
il  te  répliquera  comme  un  anthropophage.  Frappe,  te  dis-je. 

SIMPLE. 

Il  y  a  une  vieille  femme,  une  grosse  femme,  qui  est 
montée  dans  sa  chambre  ;  je  prendrai  la  liberté  d'at- 
tendre qu'elle  descende,  monsieur  ;  c'est  à  elle  que  je 
viens  parler. 

l'hote. 

Hein  !  une  grosse  femme  !  le  chevalier  pourrait  être  volé! 
Je  vais  appeler...  Immense  chevalier!  Immense  sir  John  ! 
réponds  de  toute  la  force  de  tes  poumons  militaires.  Es-tu 
là?  C'est  ton  hôte,  ton  Éphésien,  qui  appelle. 

FALSTÂFF,    paraissant  à  une  fenêtre. 

Qu'y  a-t-il,  mon  hôte  ? 

l'hote. 

Voici  un  Tartare-Bohémien  qui  attend  que  ta  grosse 
femme  vienne  en  bas.  Fais-la  descendre,  immense,  fais-la 
descendre.  Mes  chambres  sont  honorables.  Fi  !  des  pri- 
vautés !  fi  ! 

Entre  Falstaff. 

FALSTÂFF. 

En  effet,  mon  hôte,  il  y  avait  une  vieille  grosse  femme 
tout  à  l'heure  avec  moi  ;  mais  elle  est  partie. 

SIMPLE. 

Monsieur,  je  vous  prie,  n'était-ce  pas  la  devineresse  de 
Brentford  ? 

FALSTAFF. 

Oui,  morbleu,  c'était  elle,  coquille  de  moule,  que  lui 
veux-tu  ? 

SIMPLE. 

Mon  maître,  monsieur,  maître  Slender,  l'ayant  vue 
passer  par  les  rues,  m'a  envoyé  après  elle  pour  savoir, 
monsieur,  si  un  certain  Nym,  monsieur,  qui  lui  a  filouté 
une  chaîne,  a  la  chaîne  ou  non. 


170  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

FALSTAFF. 

J'ai  parlé  de  ça  à  la  vieille  femme. 

SIMPLE. 

Et  que  dit-elle,  je  vous  prie,  monsieur'* 

FALSTAFF. 

Morbleu,  elle  dit  que  le  même  homme,  qui  a  filouté  à 
maître  Slender  sa  chaîne,  la  lui  a  escroquée. 

SIMPLE. 

J'aurais  voulu  parler  à  la  femme  elle-même  ;  j'avais  en- 
core d'autres  choses  à  lui  dire  de  la  part  de  mon  maître. 
FALSTAFF. 
Quelles  sont-elles?  voyons. 

l'hote. 
Oui,  allons,  vite  ! 

SIMPLE. 

Je  ne  puis  les  taire,  monsieur. 
l'hote. 
Tais-les,  ou  tu  es  mort. 

SIMPLE. 

Eh  bien ,  monsieur,  elles  ont  trait  uniquement  à  mistress 
Anne  Page  ;  il  s'agit  de  savoir  si  mon  maître  a,  ou  non, 
la  chance  de  l'avoir. 

FALSTAFF. 

Oui,  il  a  cette  chance. 

SIMPLE. 

Laquelle? 

FALSTAFF. 

De  l'avoir,  ou  non.  Va,  dis  que  la  femme  m'a  dit  ça. 

SIMPLE. 

Puis-je  prendre  la  liberté  de  dire  ça,  monsieur? 

FALSTAFF. 

Oui,  messire  Claude  :  quelle  hberté  ! 

SIMPLE. 

Je  remercie  Votre  Révérence.  Je  rendrai  mon  maître 

bien  heureux  avec  ces  nouvelles. 

Sort  Simple. 


scène  xvi.  171 

l'hote. 
Tu  es  docte,  tu  es  docte,  sir  John.  Est-ce  qu'il  y  avait 
une  devineresse  chez  toi? 

FALSTAFF. 

Oui,  il  y  en  avait  une,  mon  hôte,  une  qui  m'a  révélé 
plus  de  choses  que  je  n'en  avais  appris  dans  toute  ma  vie  ; 
et  je  n'ai  rien  payé;  c'est  moi  au  contraire  qui  ai  été  payé 
pour  apprendre  ! 

Entre  Bardolphe. 

BARDOLPHE. 

Merci  de  nous,  monsieur  !  filouterie  !  pure  filouterie  ! 

l'hote. 
Où  sont  mes  chevaux?  Il  faut  m'en  rendre  bon  compte, 
varletto. 

BARDOLPHE. 

Echappés  avec  les  filous  !  A  peine  étais-je  arrivé  au  delà 
d'Éton,  en  croupe  derrière  l'un  d'eux,  qu'ils  m'ont  ren- 
versé dans  une  fondrière  ;  puis  ils  ont  piqué  des  deux 
et  disparu,  comme  trois  diables  allemands,  trois  docteurs 
Faust. 

l'hote. 

Ils  sont  allés  tout  bonnement  à  la  rencontre  du  duc,  ma- 
raud ;  ne  dis  pas  qu'ils  se  sont  enfuis  ;  les  Germains  sont 
d'honnêtes  gens. 

Entre  sir  HUGH  EvANS. 
EVANS. 

Où  est  mon  hôte  ? 

l'hote. 
De  quoi  s'agit-il,  monsieur? 

EVANS. 

Ayez  l'œil  à  vos  pratiques  ;  un  mien  ami,  qui  arrive  à 
la  ville,  me  dit  qu'il  y  a  trois  cousins  germains  qui  ont  volé 


172  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

dans  toutes  les  auperges  de  Reading,  de  Colebrook,  et  y  ont 
piqué  tous  les  chevaux.  Je  vous  dis  ça  dans  votre  intérêt, 
voyez-vous  ;  vous  êtes  spirituel,  plein  de  saillies  et  de  mots 
piquants  ;  et  il  ne  faut  pas  que  vous  soyez  attrapé  par  ces 
cousins-là.  Adieu. 

Il  sort. 
Entre  LE  docteur  Caius. 
CAIUS. 

Où  être  mon  hôte  de  la  Zarretière? 

l'hote. 
Ici,  maître  docteur,  en  grande  perplexité  et  dans  un  em- 
barrassant dileipme. 

CAIUS. 

Ze  ne  sais  pas  ce  qui  se  passe.  Mais  z'ai  appris  que  vous 
faites  de  grands  préparatifs  pour  un  duc  de  Zarmanie.  Sur 
mon  âme,  on  n'attend  à  la  cour  la  venue  d'aucun  duc. 
Ze  vous  dis  cela  dans  votre  intérêt.  Adieu. 

Il  sort. 

l'hote. 

Haro!  haro!  Cours,  coquin!...  Assistez-moi,  chevalier. 

Je  suis  ruiné!   Cours,  vite,  crie  :  haro!  coquin,  je  suis 

perdu  ! 

Sortent  l'hôte  et  Bardolphe. 

FALSTAFF. 
Je  voudrais  que  tout  le  monde  fût  mystifié  ;  car  moi  j'ai 
été  mystifié,  et  de  plus  battu.  Si  l'on  venait  à  savoir  à  la 
cour  comment  j'ai  été  métamorphosé,  et  comment,  dans 
mes  métamorphoses,  j'ai  été  trempé  et  bâtonné,  on  mo  fe- 
rait suer  ma  graisse  goutte  à  goutte  pour  en  huileries  bottes 
des  pêcheurs  :  je  garantis  que  tous  me  fustigeraient  de  leurs 
bons  mots,  jusqu'à  ce  que  je  fusse  aplati  comme  une  poire 
tapée.  Je  n'ai  jamais  prospéré  depuis  que  j'ai  triché  à  la 
prime.  Ah  !  si  j'avais  seulement  assez  de  souffle  pour  dire 
mes  prières,  je  me  repentirais. 


SCÈNE  XVI.  173 


Entre  mistress  Quickly. 


Allons!  de  quelle  part  venez-vous? 

MISTRESS   QUICKLY. 

Eh  !  delà  part  des  deux  intéressées. 

FALSTAFF. 

Que  le  diable  emporte  l'une,  et  sa  mère  l'autre  ;  et  elles 
seront  toutes  deux  bien  loties!  Pour  l'amour  d'elles  j'ai 
souffert  plus  de  choses,  oui,  plus  que  la  misérable  fragilité 
de  la  nature  humaine  n'en  peut  supporter. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Et  est-ce  qu'elles  n'ont  pas  souffert?  Oui,  certes,  je  vous  le 
garantis;  spécieusement  l'une  d'elles  :  mistress  Gué,  ce  cher 
cœur!  est  bleue  et  noire  de  coups,  au  point  que  vous  ne  lui 
trouveriez  pas  une  place  blanche. 

FALSTAFF. 

Que  me  parles-tu  de  bleu  et  de  noir?  J'ai  été,  moi,  telle- 
ment battu  que  je  suis  de  toutes  les  couleurs  de  l'arc-en- 
ciel;  j'ai  même  failli  être  appréhendé  au  corps  pour  la 
sorcière  de  Brentford  ;  si  l'admirable  présence  d'esprit  avec 
laquelle  j'ai  su  conlrefaire  la  démarche  d'une  bonne  vieille, 
ne  m'avait  sauvé,  le  coquin  de  constable  m'aurait  mis  aux 
ceps,  aux  ceps  publics,  comme  sorcière. 

MISTRESS   QUICKLY. 

Monsieur,  permettez  que  je  vous  parle  dans  votre  cham- 
bre, vous  apprendrez  comment  les  choses  s'arrangent;  et  je 
vous  garantis  que  vous  serez  content.  Voici  une  lettre  qui 
vous  dira  quelque  chose.  Chers  cœurs,  que  de  mal  on  a  à 
vous  mettre  en  présence  !  Assurément,  l'un  de  vous  ne  sert 
pas  bien  le  ciel,  pour  que  vous  soyez  ainsi  traversés. 

FALSTAFF. 

Monte  dans  ma  chambre. 

Ils  sortent. 


174  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

Entrent  Fenton  et  l'Hôte. 

l'hote. 
Maître  Fenton,  ne  me  parlez  pas;  j'ai  le  cœur  gros;  je 
renonce  à  tout. 

FENTON. 

—  Écoutez-moi  cependant.  Assistez-moi  dans  mon  pro- 
jet, —  et,  foi  de  gentilhomme,  je  vous  donnerai  —  cent 
livres  en  or,  plus  que  vous  n'avez  perdu.  — 

l'hote. 
Je  vous  écoute,  maître  Fenton  ;  et  je  m'engage,  tout  au 
moins,  à  vous  garder  le  secret. 

FENTON. 

—  Je  vous  ai  parlé  plusieurs  fois  —  du  tendre  amour  que 
je  porte  à  la  jolie  Anne  Page  ;  —  elle  a  répondu  à  mon  affec- 
tion, —  autant  qu'il  lui  est  permis  personnellement  de  le 
faire,  —  et  que  je  puis  le  désirer.  J'ai  une  lettre  d'elle  — 
dont  le  contenu  vous  émerveillera  ;  —  il  y  a  une  plaisan- 
terie si  bien  mêlée  à  mon  secret  —  que  je  ne  puis  révéler 
l'un  —  sans  expliquer  l'autre.  Le  gros  Falstaff  —  doit  jouer 
un  grand  rôle;  les  détails  de  la  farce,  —  je  vous  les  mon- 
trerai ici  tout  au  long. 

Il  lui  montre  une  lettre. 

Écoutez,  mon  bon  hôte.  —  Cette  nuit  entre  minuit  et  une 
heure,  au  chêne  de  Herne,  —ma  bien-aimée  Nanette  doit  re- 
présenter la  reine  des  fées.  —  Pourquoi?  Vous  le  ver- 
rez ici. 

Il  montre  la  lettre. 

Sous  ce  déguisement,  —  tandis  que  les  autres  seront  dans 
toute  l'ardeur  de  leurs  plaisanteries,  —  son  père  lui  a  com- 
mandé de  s'esquiver  —  avec  Slender,  et  d'aller  avec  lui  à 
Éton  —  pour  se  marier  immédiatement  :  elle  a  consenti.  — 
D'un  autre  côté,  —sa  mère  fortement  opposée  à  cette  union, 
—  et  entêtée  du  docteur  Caius,  a  décidé  —  que  celui-ci  en- 


SCÈNE  XYI.  175 

lèverait  Anne,pendant  que  les  autres  seraient  préoccupés  de 
leur  jeu,  —et  l'épouserait  aussitôt  au  Doyenné  — où  un  prêtre 
attend  :  Anne,  feignant  de  se  prêter  —  à  ce  complot  de 
sa  mère,  a  également  —  donné  sa  promesse  au  docteur. 
Maintenant,  voici  l'état  des  choses.  —  Son  père  veut  qu'elle 
soit  tout  en  blanc,  —  et  que  sous  ce  costume,  au  moment 
favorable  —  où  Slender  la  prendra  par  la  main  et  lui  dira 
de  partir,  —  elle  parte  avec  lui,  —  Sa  mère  entend,  —  pour 
mieux  la  désigner  au  docteur,  —  (car  tous  doivent  être  mas- 
qués et  travestis,)  —  qu'elle  soit  parée  de  vert,  qu'elle  ait 
une  robe  flottante,  —  avec  des  rubans  épars  chatoyant  tout 
autour  de  sa  tête  ;  —  et,  quand  le  docteur  verra  l'occasion 
propice,  —  il  devra  lui  pincer  la  main,  et,  à  ce  signal,  —  la 
jeune  fille  a  consenti  à  partir  avec  lui. 

l'hote. 

—  Et  qui  compte-t-elle  tromper?  Son  père  ou  sa  mère? 

FENTON. 

—  Tous  deux,  mon  cher  hôte,  pour  partir  avec  moi.  —  Il 
ne  faut  plus  qu'une  chose  :  c'est  que  vous  engagiez  le 
vicaire  —  à  m'attendre  à  l'église  entre  minuit  et  une  heure, 
—  et  à  unir  solennellement  nos  cœurs  —  selon  la  formule 
légale  du^mariage. 

l'hote. 
-C'est  bien,  disposez  tout  pour  votre  projet;  moi,  je 
vais  chez  le  vicaire;  -  amenez  la  fille,  le  prêtre  ne  vous 
fera  pas  défaut. 

FENTON. 

—  Je  t'en  serai  à  jamais  reconnaissant,  —  et  je  veux,  au 
surplus,  te  récompenser  dès  à  présent. 

Us  sortent. 


176       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

SCÈNE   XVII. 

[L'appartement  de  Falstaff.] 

Entrent  Falstaff  et  mistress  Quickly. 

FALSTAFF. 

Je  t'en  prie,  assez  de  bavardage.  Pars,  je  serai  exact. 
C'est  la  troisième  fois  ;  les  nombres  impairs  portent  bon- 
heur, j'espère...  En  route,  pars!  On  dit  que  les  nombres 
impairs  ont  une  vertu  divine,  soit  pour  la  naissance,  soit 
pour  la  fortune,  soit  pour  la  mort...  En  route  ! 

MISTRESS   QUICKLY. 

Je  vous  procurerai  une  chaîne;  et  je  ferai  ce  que  je 
pourrai  pour  vous  avoir  une  paire  de  cornes. 

FALSTAFF. 

Partez,  vous  dis-je;  le  temps  se  passe;  relevez  la  tête,  et 
trottez  menu. 

Sort  mistress  Qaickly. 

Entre  Gué. 

Comment  va,  maître  Fontaine?  Maître  Fontaine,  l'affaire 
se  conclura  cette  nuit,  ou  jamais.  Soyez  dans  le  parc  vers 
minuit,  au  chêne  de  Herne,  et  vous  verrez  merveilles. 

GUÉ. 

Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  allé  la  voir  hier,  monsieur, 
selon  la  convention  dont  vous  m'aviez  parlé? 

FALSTAFF. 

Je  suis  allé  chez  elle,  comme  vous  voyez,  maître  Fon- 
taine, en  pauvre  vieux;  mais  je  suis  sorti  de  chez  elle,  maî- 
tre Fontaine,  en  pauvre  vieille.  Ce  coquin  de  Gué,  son 
mari,  maître  Fontaine,  est  possédé  du  plus  furieux  démon 
de  jalousie  qui  ait  jamais  gouverné  un  frénétique.  Il  m'a 
battu  rudement  sous  ma  forme  de  femme  ;  car  sous  ma 


SCÈNE  XVIII.  177 

forme  d'homme,  maître  Fontaine,  avec  le  simple  fuseau 
d'un  tisserand  je  ne  craindrais  pas  Goliath  ;  je  sais  d'ail- 
leurs que  la  vie  n'est  qu'une  navette.  Je  suis  pressé,  venez 
avec  moi,  et  je  vous  dirai  tout,  maître  Fontaine.  Depuis  le 
temps  oii  je  plumais  les  oies,  oià  je  faisais  l'école  buisson- 
nière,  et  oià  je  fouettais  une  toupie,  je  n'ai  jamais  su  qu'hier 
ce  que  c'est  que  d'être  battu.  Accompagnez-moi;  je  vous 
dirai  d'étranges  choses  de  ce  coquin  de  Gué;  cette  nuit  je 
vais  me  venger  de  lui,  et  je  remettrai  sa  femme  dans  vos 
mains...  Venez;  d'étranges  choses  se  préparent,  maître  Fon- 
taine !  Venez. 

Ils  sortent. 

SCÈNE    XVIII. 

[Les  abords  du  parc  de  Windsor.] 

Entrent  Page,  Shallow  et  Slender. 

PAGE. 
Venez,  venez;  nous  nous  coucherons  dans  le  fossé  du 
château,  jusqu'à  ce  que  nous  voyions  la  lumière  de  nos  fées. 
Rappelle-toi  bien  ma  fille,  fils  Slender. 

SLENDER. 

Oui,  dame  ;  je  lui  ai  parlé,  et  nous  avons  un  mot  d'ordre 
pour  nous  reconnaître  l'un  l'autre.  J'irai  à  celle  en  blanc 
et  je  lui  crierai  :  Motus!  Elle  criera  :  Budget!  Et  par  ça 
nous  nous  reconnaîtrons. 

SHALLOW. 

C'est  bien  ;  mais  qu'avez-vous  besoin  de  votre  motus  et  de 
son  budget?  Le  blanc  vous  la  désignera  suffisamment...  Il 
est  dix  heures  sonnées. 

PAGE. 

La  nuit  est  sombre  ;  la  lumière  et  les  apparitions  n'en  au- 
ront que  plus  d'effet.  Que  le  ciel  protège  notre  divertisse- 
ment! Personne  ne  songe  à  mal,  si  ce  n'est  le  diable,  et 


178       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

nous  le  reconnaîtrons  à  ses  cornes.  Partons!  suivez-moi. 

Ils  sortent. 

Entrent  Mistress  Page^  Mistress  Gué  et  le  docteur  Caius. 
MISTRESS  PAGE. 

Maître  docteur,  ma  fille  est  en  vert  ;  quand  vous  verrez 
le  moment  propice,  prenez-la  par  la  main,  emmenez-la  au 
doyenné,  et  finissez-en  vite.  Allez  dans  le  parc  en  avant.  Il 
faut  que  nous  allions  toutes  deux  seules  ensemble. 

CAIUS. 

Ze  sais  ce  que  ze  dois  faire  ;  adieu. 

MISTRESS  PAGE. 

Adieu,  docteur. 

Sort  Caius. 

Mon  mari  éprouvera  moins  de  plaisir  à  voir  berner  Fals- 
tafï  que  de  colère  à  savoir  sa  fille  mariée  au  docteur  ;  mais 
n'importe  ;  mieux  vaut  une  petite  gronderie  qu'un  grand 
crève- cœur. 

MISTRESS   GUÉ. 

Où  est  Nanette  avec  sa  troupe  de  fées?  et  Hugh,  le  diable 
welche? 

MISTRESS  PAGE. 

Ils  sont  tous  tapis  dans  un  fossé  près  du  chêne  de  Herne, 
avec  des  lumières  cachées  ;  et,  au  moment  où  Falstaff  sera 
réuni  à  nous,  ils  feront  tout  d'un  coup  leur  déploiement 
dans  la  nuit. 

MISTRESS   GUÉ.  • 

Ça  ne  peut  pas  manquer  de  l'effarer. 

MISTRESS   PAGE. 

S'il  n'est  pas  effaré,  il  sera  bafoué;  s'il  est  effaré,  il 
sera  bafoué  de  plus  belle. 

MISTRESS   GUÉ. 

Nous  allons  joliment  le  trahir. 


SCÈNE  XIX.  179 

MISTRESS   PAGE. 

—  Il  n'y  a  pas  de  déloyauté  à  trahir  —  des  libertins  pa- 
reils et  leur  paillardise. 

MISTRESS   GUÉ. 

L'heure  approche  :  au  chêne!  au  chêne! 

Elles  sortent. 

SCÈNE  XIX. 

[Le  parc  de  Windsor.  Devant  le  chêne  de  Heine.] 

Entrent  sir  HuGH  EvANS  et  les  Fées. 

EVANS. 

Filez,  filez,  fées,  allons;  et  rappelez-vous  pien  vos  rôles. 
De  la  hardiesse,  je  vous  prie;  suivez-moi  dans  le  fossé;  et 
quand  je  donnerai  le  signal,  faites  comme  je  vous  ai  dit. 
Venez,  venez,  filez,  filez. 

Ils  se  cachent. 
Entre  Falstaff,  déguisé,  ayant  des  cornes  de  cerf  sur  la  tête  (19). 
FALSTAFF. 

La  cloche  de  Windsor  a  sonné  minuit.  La  minute  appro- 
che. Maintenant,  que  les  dieux  au  sangardent  m'assistent!... 
Souviens-toi,  Jupin,  que  tu  fus  un  taureau  pour  ton  Eu- 
rope; l'amour  t'imposa  des  cornes.  Oh!  puissance  de 
l'amour  qui,  dans  certains  cas,  fait  d'une  bête  un  homme, 
et,  dans  d'autres,  d'un  homme  une  bête!...  Jupiter,  vous 
fûtes  cygne  aussi  pour  l'amour  de  Léda.  0  omnipotent 
amour!  combien  peu  s'en  est  fallu  que  le  dieu  n'eût  l'air 
d'une  oie!...  Première  faute  commise  sous  la  forme  d'une 
bête  à  cornes,  ô  Jupin,  faute  bestiale!  Seconde  faute  sous 
les  traits  d'une  volaille,  songes-y,  Jupin,  excès  volage!... 
Quand  les  dieux  ont  l'échiné  si  ardente,  que  peuvent  faire 
les  pauvres  hommes?  Pour  moi,  je  suis  un  cerf  de  Windsor, 


180  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOK. 

et  le  plus  gras,  je  pense,  de  la  forêt.  Rafraîchis  pour  moi 
la  saison  du  rut,  ô  Jupin;  sinon,  qui  pourra  me  blâmer 
de  pisser  mon  suif?...  Qui  vient  ici?  ma  biche? 

Entrent  mistress  Gué  et  mistress  Page. 

MISTRESS    GUÉ. 

Sir  John  !  Es-tu  là,  mon  cerf,  mon  mâle  chéri  ? 

FÂLSTÂFF. 

Ma  biche  au  poil  noir?  Maintenant,  que  le  ciel  fasse  pleu- 
voir des  patates!  qu'il  tonne  sur  l'air  des  Manches  vertes! 
qu'il  grêle  des  dragées  aphrodisiaques  et  qu'il  neige  des 
érynges  !  Qu'une  tempête  de  provocations  éclate!  je  m'a- 
brite ici. 

Il  l'embrasse, 
MISTRESS   GUÉ. 

Mistress  Page  est  venue  avec  moi ,  mon  cher  cœur. 

FALSTAFF. 

Partagez-moi  comme  un  daim  qu'on  dépèce;  chacune 
une  hanche  !  Je  garde  mes  côles  pour  moi,  mes  épaules 
pour  le  garde  du  bois,  et  je  lègue  mes  cornes  à  vos  maris. 
Ne  suis-je  pas  un  veneur  accompli  ?  hein  !  est-ce  que  je  ne 
parle  pas  comme  Herne  le  chasseur  ?...  Allons,  Cupido  est 
cette  fois  un  garçon  de  conscience  :  il  me  dédommage.  Foi 
de  franc  esprit,  vous  êtes  les  bienvenues. 

Bruit  derrière  le  théâtre. 
MISTRESS   PAGE. 

Miséricorde!  quel  est  ce  bruit? 

MISTRESS   GUÉ. 

Le  ciel  nous  pardonne  nos  péchés  ! 

FALSTAFF. 

Qu'est-ce  que  ça  peut  être? 

MISTRESS  PAGE  ET  MISTRESS  GUÉ. 

Fuyons,  fuyons. 

Elles  se  sauvent. 


SCÈNE  XIX.  181 

FALSTAFF. 

Je  crois  que  le  diable  ne  veut  pas  que  je  sois  damné,  de 
peur  que  l'huile  qui  est  en  moi  ne  mette  le  feu  à  l'enfer; 
autrement  il  ne  me  contrarierait  pas  ainsi. 

Entrent  siR  Hugh  Evans,  déguisé  en  satyre  ;  Pistolet,  représentant 
Hobgoblin;  Anne  Page,  vêtue  comme  la  reine  des  Fées^  accom- 
pagnée de  son  frère  et  d'autres,  déguisés  en  fées,  et  portant  sur 
la  tête  des  flambeaux  de  cire  allumés. 

LA   REINE  DES   FÉES. 

—  Fées  noires ,  grises,  vertes  et  blanches,  —  vous, 
joueuses  du  clair  de  lune,  ombres  de  la  nuit,  — vous,  créa- 
tures orphelines  de  l'immuable  destinée,  —  faites  votre 
office  et  votre  devoir...  —  Crieur  Hobgoblin,  faites  l'appel 
des  fées. 

PISTOLET. 

—  Elfes,  écoutez  vos  noms  ;  silence,  espiègles  aériens  ! 
—  Grillon,  tu  sauteras  aux  cheminées  de  Windsor;  —  et  là 
où  le  feu  ne  sera  pas  couvert,  l'âtre  pas  balayé,  -  tu  pin- 
ceras les  servantes  et  leur  feras  des  bleus  foncés  comme  la 
myrtille.  -  Notre  reine  radieuse  hait  les  salauds  et  la  saleté. 

FALSTAFF. 

—  Ce  sont  des  fées;  quiconque  leur  parle  est  mort;  — 
je  vais  fermer  les  yeux  et  me  coucher  à  terre.  Nul  être  hu- 
main ne  doit  voir  leurs  œuvres. 

Il  s'étend  la  face  contre  terre. 
EVANS. 

—  Où  estPède?...  Allez,  vous,  et  quand  vous  trouverez 
une  fille  —  qui ,  avant  de  dormir,  ait  dit  trois  fois  ses  prières, 
charmez  en  elle  les  organes  de  la  rêverie,  -  et  qu'elle  dorme 
du  sommeil  profond  de  l'insouciante  enfance.  —  Mais  ceux 
qui  s'endorment  sans  songer  à  leurs  péchés,  -  pincez- 
leur  lespras,  les  jambes,  le  dos,  les  épaules,  les  côtes  et  les 
mollets. 

XIV.  12 


\82  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

LA  REINE  DES  FÉES. 

A  l'œuvre  !  à  l'œuvre  !  -  Fouillez  le  château  de  Wind- 
sor, elfes,  au  dedans  et  au  dehors;  ■-  semez  la  bonne 
chance,  lutins,  dans  chacune  de  ses  salles  sacrées  ;  —  que 
jusqu'au  jugement  dernier  il  reste  debout,  —  dans  îa  pléni- 
tude de  sa  majesté  ;  —  que  toujours  le  château  soil  digne 
du  châtelain,  le  châtelain  du  château  î  —  Ayez  soin  de  frot- 
ter les  fauteuils  de  l'ordre  —  avec  le  suc  embaumé  des 
fleurs  les  plus  rares  :  —  que  chacune  de  ces  belles  stalles, 
chaque  écu,  chaque  cimier,  —  soient  à  jamais  ornés  d'un 
blason  loyal!  —  Et  vous,  fées  des  prairies,  chantez  pen- 
dant la  nuit  —  en  formant  un  rond  pareil  au  cercle  de 
la  Jarretière;  —  que  sous  la  trace  de  vos  pas  la  verdure 
naisse  —  plus  épaisse  et  plus  fraîche  que  dans  tous  les 
autres  prés  ;  —  puis  écrivez  Honni  soit  qui  mal  y  pense  — 
en  touffes  éméraude,  en  fleurs  pourpres,  bleues  et  blan- 
ches, —  éclatantes  comme  les  saphirs,  les  perles  et  les  riches 
broderies  —  bouclés  au-dessous  des  genoux  fléchissants 
de  la  splendide  chevalerie  !  —  Les  fées  ont  pour  lettres  les 
fleurs.  —  Allez,  dispersez-vous  ;  mais  jusqu'à  une  heure, 

—  n'oublions  pas  de  danser  notre  ronde  coutumière  —  au- 
tour du  chêne  de  Herne  le  chasseur. 

EVANS. 

—  Je  vous  en  prie,  mettez-vous  en  place,  la  main  serrée 
dans  la  main  ;  —  et  vingt  vers  luisants  nous  serviront  de 
lanternes  —  pour  guider  notre  mesure  autour  de  l'arpre. 

—  Mais  arrêtez  !  je  sens  un  homme  de  la  terre  moyenne. 

FALSTAFF. 

Que  les  cieux  me  défendent  de  ce  lutin  welche  !  Il  me 
métamorphoserait  en  un  morceau  de  fromage. 

PISTOLET. 

—  Vil  reptile,  tu  as  été  atteint  dès  ta  naissance  du  mau- 
vais œil. 


SCÈNE  XIX.  183 

LA  REINE  DES  FÉES. 

—  Qu'on  me  touche  le  bout  de  son  doigt  avec  le  feu  de 
l'épreuve  ;  —  s'il  est  chaste,  la  flamme  descendra  en  arrière, 
—  sans  lui  faire  de  mal;  mais  s'il  tressaille,  —  c'est  qu'il  a 
la  chair  d'un  cœur  corrompu. 

PISTOLET. 

—  Une  épreuve,  allons! 

EVANS. 

Voyons,  ce  pois-là  va-t-il  prendre  feu? 

Tous  le  brûlent  avec  leurs  flambeaux. 

FALSTAFF. 
Oh!  oh!  oh! 

LA  REINE   DES   FÉES. 

—  Corrompu,  corrompu,  souillé  dans  ses  désirs!—  En- 
tourez-le, fées,  chantez-lui  des  vers  méprisants,  —  et,  tout 
en  courant,  pincez-le  en  mesure. 

CHANSON  : 

Fi  des  pensées  pécheresses! 
Fi  du  vice  et  de  la  luxure  I 
La  luxure  n'est  qu'un  feu  sanglant. 
Allumé  par  d'impurs  désirs, 
Dont  le  foyer  est  au  cœur  et  dont  les  flammes  aspirent 
Toujours,  et  toujours  plus  haut,  sous  le  souffle  des  pensées. 
Fées,  pincez-le  à  l'envi; 
Pincez-le  pour  sa  vilenie  ; 
Pincez-le,  brûlez -le,  et  tournez   autour  de  lai. 
Jusqu'à  ce  que  les  llambeaux,  la  lumière  des  étoiles 
Et  le  clair  de  lune  soient  éteints  ! 
Durant  ce  chant,  les  fées  pincent  Falstaff.  Le  DOCTEUR  CaïUS  arrive 
d'un  côté  et  enlève  une  fée  habillée  de  vert,  Slender  arrive  d'un 
autre  côté,  et  enlève  une  fée  velue  de  blanc  ;  puis  Fenton  arrive  et 
enlève  Anne  Page.   Un  bruit  de  chasse  se  fait    entendre.  Toutes 
les  fées  s'enfuient,  Falstaff  arrache   sa  tête  de  cerf  et  se  redresse. 

Entrent  Page,  Gué,  mistress  Page  et  mistress  Gué.  Ils  se  saisissent 
de  Falstaff. 

PAGE. 

—  Non,  ne  fuyez  pas;  je  pense  que  nous  vous  avons 


184  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

dompté  cette  fois.  —  Ne  pouvez-vous  donc  réussir  que  sous 
la  figure  de  Herne  le  chasseur? 

MISTRESS  PAGE. 

—  Laissez-le,  je  vous  prie;  ne  poussons  pas  plus  loin  la 
plaisanterie...  —  Eh  bien,  bon  sir  John,  comment  trouvez- 
vous  les  dames  de  Windsor? 

Montrant  les  cornes  de  Falstaff. 

Voyez-vous  ça,  mon  mari?  Est-ce  que  ces  belles  ra- 
mures ne  vont  pas  mieux  à  la  forêt  qu'à  la  ville? 

GUÉ,    à  Falstaff. 

Eh  bien,  messire,  qui  donc  est  cocu  à- présent?...  Maître 
Fontaine,  Falstaff  est  un  drôle,  un  drôle  de  cocu  ;  voici  ses 
cornes,  maître  Fontaine.  Ainsi,  maître  Fontaine,  de  ce  qui 
appartient  à  Gué  il  n'a  eu  que  son  panier  à  linge  sale,  son 
gourdin,  et  vingt  livres  d'argent,  lesquelles  devront  être 
remboursées  à  maître  Fontaine.  Ses  chevaux  sont  saisis  en 
nantissement,  maître  Fontaine. 

MISTRESS   GUÉ. 

Sir  John,  nous  n'avons  pas  eu  de  chance;  nous  n'avons 
jamais  pu  avoir  de  tête-à-tête.  Allons,  je  ne  veux  plus  vous 
prendre  pour  amant,  quelque  chair  que  je  puisse  vous 
trouver. 

FALSTAFF. 

Je  commence  à  m'apercevoir  que  j'ai  été  un  âne. 

GUÉ. 

Oui,  et  un  bœuf  aussi  :  les  preuves  en  existent. 

FALSTAFF. 

Ce  ne  sont  donc  pas  des  fées?  J'ai  eu  trois  ou  quatre  fois 
dans  l'idée  que  ce  n'en  était  pas  ;  et  pourtant  mes  remords 
de  conscience,  le  brusque  saisissement  de  mes  facultés 
m'ont  aveuglé  sur  la  grossièreté  de  la  mascarade  et  fait 
croire  fermement,  en  dépit  de  toute  rime  et  de  toute  raison, 
que  c'étaient  des  fées.  Voyez  maintenant  à  quel  ridicule  l'es- 
prit s'expose,  quand  il  est  mal  employé. 


SCÈNE  XIX.  185 

EVANS. 

Sir  John  Falstaff,  servez  Tieu,  et  renoncez  à  vos  convoi- 
tises, et  les  fées  ne  vous  pinceront  plus. 

GUÉ. 

Bien  dit,  fée  Hugh. 

EVANS,   à  Gué. 

Et  vous  aussi,  renoncez  à  vos  jalousies,  je  vous  prie. 

GUÉ. 

Je  ne  me  méfierai  désormais  de  ma  femme  que  quand  tu 
seras  capable  de  lui  faire  la  cour  en  bon  anglais. 

FALSTAFF. 

Ai-je  donc  laissé  dessécher  ma  cervelle  au  soleil,  qu'il  ne 
m'en  reste  plus  assez  pour  me  prémunir  contre  une  si  gros- 
sière duperie?  Suis-je  donc  berné  par  un  bouc  gallois?  Me 
laisserai-je  coiffer  d'un  bonnet  d'âne  welche?  Il  ne  me  reste 
plus  qu'à  me  laisser  étrangler  par  un  morceau  de  fromage 
grillé. 

EVANS. 

Le  vromage  ne  se  donne  pas  au  peurre  ;  et  votre  pedaine 
est  tout  de  peurre. 

FALSTAFF. 

Vromage  et  peurre  !  Ai-je  donc  vécu  pour  être  en  butte 
aux  railleries  d'un  être  qui  fait  un  hachis  de  l'anglais?  En 
voilà  assez  pour  mortifier,  par  tout  le  royaume,  le  liber- 
tinage et  les  rôdeurs  nocturnes. 

MISTRESS    GUÉ. 

Allons,  sir  John,  quand  même  nous  aurions  expulsé  la 
vertu  de  nos  cœurs  par  la  tête  et  par  les  épaules,  quand 
nous  nous  serions  données  sans  scrupule  à  l'enfer,  croyez- 
vous  donc  que  jamais  le  diable  vous  eût  fait  agréer  de  nous? 

GUÉ. 

Quoi  !  un  hoche-pot  !  un  ballot  de  chanvre  ! 

MISTRESS   PAGE. 

Un  homme  tuméfié  ! 


!«6       LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

PAGE. 

Vieux,  glacé,  flétri,  et  d'intolérables  intestins  ! 

GUÉ. 

Et  aussi  médisant  que  Satan  ! 

PAGE. 

Et  pauvre  comme  Job  ! 

GUÉ. 

Et  mauvais  comme  sa  femme  ! 

EVANS. 

Et  adonné  aux  fornications,  et  aux  tavernes,  et  au  xérès, 
et  au  vin,  et  à  l'hydromel,  et  à  la  poisson,  et  aux  jurements, 
et  aux  effronteries,  et  au  patati  et  au  patata  ! 

FALSTAFF. 

Fort  bien,  je  suis  votre  plastron  :  vous  avez  l'avantage 
sur  moi  ;  je  suis  écrasé  ;  je  ne  suis  pas  capable  de  répon- 
dre à  de  la  flanelle  welche.  L'ignorance  elle-même  me 
toise.  Traitez-moi  à  votre  guise. 

GUÉ. 

Eh  bien,  monsieur,  nous  allons  vous  mener  à  Windsor  à 
un  certain  maître  Fontaine,  à  qui  vous  avez  escroqué  de 
l'argent,  et  dont  vous  deviez  être  l'entremetteur;  entre  tou- 
tes les  mortifications  que  vous  avez  subies,  la  plus  cuisante, 
je  crois,  ce  sera  de  rembourser  cet  argent. 

PAGE. 

N'importe;  sois  gai,  chevalier.  Tu  prendras  ce  soir 
chez  moi  un  bon  chaudeau  ;  et  je  t'inviterai  alors  à  rire 
de  ma  femme  qui  maintenant  rit  de  toi  :  tu  lui  diras  que 
maître  Slender  a  épousé  sa  fille. 

MISTRESS   PAGE,    à  part. 

Il  y  a  des  docteurs  qui  doutent  de  ça:  s'il  est  vrai  qu'Anne 
Page  soit  ma  fille,  elle  est  à  cette  heure  la  femme  du 
docteur  Caïus. 


SCÈNE  XIX.  187 

Entre  Slender. 
SLENDER. 

Houhou  !  ho  !  ho  !  père  Page  ! 

PAGE. 

Eh  bien,  fils?  eh  bien,  fils?  Est-ce  expédié  ? 

SLENDER. 

Expédié  !  Je  défie  le  plus  malin  du  comté  de  Glocester 
de  s'y  reconnaître  ;  et  s'il  le  fait,  là,  je  veux  être  pendu. 

PAGE. 

Qu'ya-t-il,  fils? 

SLENDER. 

Quand  je  suis  arrivé  là-bas  à  Éton  pour  épouser  mi  stress 
Anne  Page,  elle- s'est  trouvée  être  un  grand  lourdaud  de 
garçon.  Si  nous  n^'avions  pas  été  dans  l'église,  je  l'aurais 
étrillé,  ou  il  m'aurait  étrillé.  Si  je  n'ai  pas  cru  que  ce  fût 
Anne  Page,  je  veux  ne  plus  jamais  bouger;  eh  bien, 
c'était  un  postillon  ! 

PAGE. 

Sur  ma  vie,  alors  vous  vous  êtes  mépris. 

SLENDER. 

Qu'avez-vous  besoin  de  me  le  dire?  je  le  crois  bien, 
puisque  j'ai  pris  un  garçon  pour  une  fille.  Il  avait  beau  être 
habillé  en  femme;  quand  je  l'aurais  épousé,  je  n'aurais  pas 
voulu  de  lui. 

PAGE. 

Eh!  c'est  une  bêtise  que  vous  avez  faite.  Ne  vous 
avais-je  pas  dit  que  vous  reconnaîtriez  ma  fille  à  ses  vête- 
ments ? 

SLENDER. 

Je  suis  allé  à  celle  en  blanc,  et  je  lui  ai  crié  motus,  et 
elle  m'a  crié  budget,  comme  Anne  et  moi  nous  en  étions 
convenus  ;  et  pourtant  ce  n'était  pas  Anne,  mais  un  pos- 
tillon ! 


188  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 

MISTRESS   PAGE,   à  Page. 

Mon  bon  Georges,  ne  vous  fâchez  pas;  je  savais  votre 
projet  ;  j'ai  travesti  ma  fille  en  vert  ;  et ,  en  réalité,  elle 
est  maintenant  avec  le  docteur  au  doyenné,  oià  on  les 
marie. 

Entre  Caius. 

CÂIUS. 
Oh  est  mistress  Paze?  Palsembleu!  Ze  suis  zoué.  Z'ai 
épousé  un  garçon,  un  boy,  un  paysan,  palsembleu,  un 
boy  l  Ce  n'est  pas  Anne  Paze  ;  palsembleu,  ze  suis  zoué! 

MISTRESS   PAGE. 

Mais  avez-vous  pris  celle  en  vert? 

CAIUS. 

Oui,  palsembleu,   et  c'était  un  garçon;  palsembleu,  ze 
vais  soulever  tout  Windsor. 

Sort  Caïus. 
GUÉ. 

C'est  étrange  ;  qui  a  donc  la  vraie  Anne? 

PAGE. 

J'ai  une  appréhension  au  cœur  :  voici  maître  Fenton. 

Entrent  Fenton  et  Anne  Page. 
Qu'est-ce  à  dire,  maître  Fenton  ? 

ANNE. 

Pardon,  bon  père!  ma  bonne  mère,  pardon  ! 

PAGE. 

Eh  bien,  «listress?  Comment  se  fait-il  que  vous  ne  soyez 
pas  partie  avec  maître  Slender  ? 

MISTRESS   PAGE. 

Pourquoi  n'êtes-vous  pas  partie  avec  monsieur  le  doc- 
teur, donzelle? 

FENTON. 

—  Vous  l'accablez  !  Ecoutez  la  vérité.  —  Vous  vouliez 
pour  elle  un   mariage  misérable,  —   où  les  sympathies 


SCÈNE  XIX.  189 

n'eussent  pas  été  assorties.  —  Le  fait  est  qu'elle  et  moi, 
depuis  longtemps  fiancés,  —  nous  sommes  désormais  si 
fermement  unis  que  rien  ne  peut  nous  séparer.  —  Sainte  est 
l'offense  qu'elle  a  commise  ;  —  et  ce  stratagème  ne  saurait 
être  traité  de  fraude,  —  de  désobéissance,  d'irrévérence, 

—  puisque  par  là  elle  évite  et  écarte  —  les  mille  moments 
d'irréligieuse  malédiction  —  qu'allait  lui  imposer  un  mariage 
forcé. 

GUÉ. 

—  Ne  restez  pas  ainsi  consternés.  Il  n'y  a  pas  de  re- 
mède. -  En  amour,  le  ciel  exerce  un  empire  souverain;  — 
les  terres  s'achètent  par  argent,  les  femmes  s'acquièrent 
de  par  le  sort  !  — 

FALSTAFF. 

Je  suis  ravi  de  voir  que,  bien  que  vous  eussiez  pris  posi- 
tion pour  m'atteindre,  votre  flèche  a  porté  contre  vous. 

PAGE. 

—  Eh  bien ,  quel  remède?  Fenton,  que  le  ciel  te  tienne 
en  joie  !  —  Ce  qui  ne  peut  être  évité  doit  être  accepté. 

FALSTAFF. 

Quand  les  chiens  chassent  de  nuit,  toute  proie  leur  est 
bonne. 

MISTRESS  PAGE. 

—  Soit,  n'y  pensons  plus,  maître  Fenton  !  —Que  le  ciel 
vous  accorde  maintes,  maintes  journées  de  bonheur!  — 
Mon  cher  mari,  retournons  tous  à  la  maison,  —  et  allons 
achever  celte  plaisanterie  autour  d'un  feu  de  campagne  ; 

—  sir  John,  comme  les  autres. 

GUÉ. 

—  Qu'il  en  soit  ainsi  !...  Sir  John,  —  vous  aurez  encore 

tenu  parole  à  maître  Fontaine  ;  —  car  il  couchera  cette  nuit 

avec  mistress  Gué. 

Ils  sortent. 

FIN   DES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR. 


LA 


COMÉDIE  DES  ERREURS 


PERSONNAGES 

SOLINUS,  duc  d'Éphèse. 

ÉGÉON,  marchand  de  Syracuse. 

ANTIPHOLUS  D'ÉPHÉSE,         j frères   jumeaux,    fils    d'Égéon  et 

ANTIPHOLUS  DE  SYRACUSE,)     d'Émilia. 

DROMION  D  EPHESE,         )  frères  jumeaux,  au  service  des  deux 

DROMION  DE  SYRACUSE,  )     Antipholus. 

BALTHAZAR,   marchand. 

ANGELO,  orfèvre. 

UN  MARCHAND,  ami  d' Antipholus  de  Syracuse. 

UN  AUTRE  MARCHAND,  créancier  d'Angelo. 

PINCH,  maître  d'école  et  exorciste. 

ÉMILIA,  femme  d'Égéon,  abbesse  à  Éphèse. 

ADRIANA,  femme  d'Antipholus  d'Éphèse. 

LUCIANA,   sa  sœur. 

LUGE,  sa  servante. 

UNE  COURTISANE. 

GEOLIERS,  OFFICIERS,   GENS  DE  SUITE. 

La  scène  est  à  Ëphèse. 


SCENE    I. 

[Dans  le  palais  du  duc  d'Éphèse.] 

Entrent  LE  Duc  d'Éphèse  et  sa  suite,  ÉgéON,  un  GEOLIER  et  des  gardes. 

ÉGÉON. 

Poursuivez,  Solinus,  consommez  ma  perte,  —  et,  par  un 
arrêt  de  mort,  terminez  mes  maux,  terminez  tout  pour  moi. 

LE  DUC. 

—  Marchand  de  Syracuse,  cessez  de  plaider  ;  —  je  ne 
suis  pas  assez  partial  pour  enfreindre  nos  lois.  —  La  haine 
et  la  discorde,  récemment  —  provoquées  par  l'impitoyable 
cruauté  de  votre  duc  —  envers  d'honnêtes  marchands,  nos 
compatriotes,  —  qui,  faute  d'or  pour  racheter  leurs  vies,  — 
ont  scellé  de  leur  sang  ses  rigoureux  décrets,  —  bannissent 
toute  pitié  de  nos  regards  menaçants.  —  Depuis  les  hostili- 
tés intestines  et  mortelles  —  soulevées  entre  tes  séditieux 
compatriotes  et  nous,  —  il  a  été  décidé,  en  assemblées  solen- 
nelles, —et  par  les  Syracusains  et  par  nous-mêmes,  —  que 
tout  trafic  serait  interdit  entre  nos  villes  ennemies  ;  —  en 
outre,  tout  homme,  né  à  Ephèse,  qui  se  montre  — dans  les 
marchés  et  dans  les  foires  de  Syracuse,  —  tout  Syracusain  — 
qui  aborde  à  la  baie  d'Éphèse,  doit  être  mis  à  mort,  —  ses 
biens  confisqués  au  profit  du  duc,  —  à  moins  qu'il  ne  four- 
nisse mille  marcs—  de  rançon  pour  racheter  la  pénalité.— 


194  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

Ton  avoir,  évalué  au  plus  haut,  —ne  monte  pas  à  cent  marcs. 

—  Conséquemment,  tu  es  de  par  la  loi  condamné  à  mourir. 

ÉGÉON. 

—  J'ai  du  moins  cette  consolation  que,  votre  arrêt  une 
fois  prononcé,  —  mes  maux  se  seront  évanouis  avec  le  soleil 
couchant. 

LE  DUC. 

—  Allons,  Syracusain,  dis-nous  brièvement  —  pour- 
quoi tu  as  quitté  ton  pays  natal,  —  et  pour  quelle  cause  tu 
es  venu  à  Éphèse. 

ÉGÉON. 

—  On  ne  pouvait  m'imposer  une  tâche  plus  pénible  — 
que  celle  de  dire  mes  indicibles  malheurs.  —  Cependant, 
pour  que  le  monde  sache  bien  que  je  meurs  — pour  le  seul 
crime  d'avoir  obéi  à  la  nature,  —je  dirai  ce  que  ma  douleur 
me  permettra  de  dire.  -  Je  naquis  à  Syracuse,  et  j'épousai  — 
une  femme  qui  eût  fait  mon  bonheur,  —  comme  moi  le 
sien,  sans  notre  mauvaise  étoile.  —  Je  vivais  avec  elle  en  joie; 
notre  fortune  croissait, —grâce  à  d'heureux  voyages  que  je 
faisais  fréquemment  —  à  Epidamnum,  quand  mon  facteur 
mourut.  —  La  nécessité  de  veiller  sur  mes  biens  restés  à  l'a- 
bandon —  m'arracha  aux  doux  embrassements  de  mon 
épouse.—  J'étais  absent  depuis  six  mois  à  peine,  —quand 
elle-même,  presque  défaillante  —  sous  la  délicieuse  peine 
infligée  aux  femmes,  —  fit  ses  préparatifs  pour  me  rejoindre, 

—  et  bientôt  arriva  saine  et  sauve  oii  j'étais.— Peu  de  temps 
après,  elle  devint  — l'heureuse  mère  de  deux  beaux  garçons, 

—  se  ressemblant  à  tel  point,  chose  étrange,  —  qu'ils  ne  pou- 
vaient être  distingués  que  par  leur  nom.  —  A  la  même  heure 
et  dans  la  même  hôtellerie,  —  une  pauvre  femme  fut  déli- 
vrée —  d'un  fardeau  pareil,  deux  garçons  parfaitement 
semblables  ;  —  leurs  parents  étant  dans  une  indigence 
extrême,  —  j'achetai  ces  enfants,  et  les  élevai  pour  les  met- 
tre au  service  des  miens.  —  Ma  femme,  qui  n'était  pas 


SCÈNE  I.  195 

peu  fière  de  ses  deux  fils,  —  insistait  chaque  jour  pour  notre 
retour  à  Syracuse.  —  J'y  consentis  à  regret  ;  trop  tôt,  hélas  ! 
Nous  nous  embarquâmes.  —  Partis  d'Épidamnum,  nous 
avions  fait  une  lieue,  —  avant  que  la  mer  toujours  obéis- 
sante au  vent  —  nous  fît  pressentir  aucun  malheur  tra- 
gique; —  mais  nous  ne  gardâmes  pas  plus  longtemps  notre 
espoir;  —  car  bientôt  le  peu  de  lumière  que  nous  accordait  le 
ciel  —  ne  fit  que  révéler  à  nos  esprits  épouvantés  —  l'alar- 
mante certitude  d'une  mort  immédiate.  —  Pour  moi,  je 
l'eusse  accueillie  volontiers  ;  —  mais  les  incessantes  lamen- 
tations de  ma  femme,  —  d'avance  éplorée  de  ce  qui  lui 
paraissait  inévitable,  —  mais  les  plaintes  touchantes  de  ces 
jolis  enfants  -  qui  pleuraient  par  instinct,  ne  sachant  que 
craindre,  —  firent  que  je  cherchai  à  reculer  l'instant  fatal 
pour  eux  et  pour  moi.  —  Voici  le  moyen  que  j'employai,  à 
défaut  d'autre.  —  Les  matelots  avaient  cherché  leur  salut 
dans  la  chaloupe,  —  et  nous  avaient  abandonné  le  vaisseau 
prêt  à  couler.  —  Ma  femme,  plus  occupée  de  son  dernier- 
né,  —  l'attacha  à  un  de  ces  petits  mâts  de  rechange  —  que 
les  marins  réservent  pour  les  tempêtes  ;  —  avec  lui  elle 
lia  un  des  deux  autres  jumeaux^  —  tandis  que  moi,  je 
m'occupais  pareillement  du  couple  restant.  —  Les  enfants 
ainsi  placés,  ma  femme  et  moi ,  —  sans  perdre  des  yeux 
ceux  que  nous  devions  surveiller,  —  nous  nous  attachâmes 
aux  deux  extrémités  du  mât;  —  et,  flottant  aussitôt  à  la 
merci  du  courant,  —  nous  fûmes  emportés,  à  ce  qu'il  nous 
sembla,  dans  la  direction  de  Corinthe.  —  Enfin  le  soleil, 
dardant  sur  la  terre,  —  dispersa  les  brumes  qui  nous  acca- 
blaient; —  sous  l'influence  de  sa  lumière  désirée,  —  la 
mer  se  calma,  et  nous  distinguâmes  —  au  loin  deux  navi- 
res qui  venaient  vers  nous,  —  l'un ,  du  côté  de  Corinthe, 
l'autre,  du  côté  d'Épidaure.  —  Mais  avant  qu'ils  nous  eus- 
sent atteints...  Oh  !  permettez  que  je  n'en  dise  pas  davan- 
tage. —  Par  ce  qui  précède  devinez  la  suite. 


196  Li  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

LE  DUC. 

—  Non,  continue,  vieillard  ;  ne  t'interromps  pas  ainsi; 

—  tu  peux  obtenir  notre  pitié,  sinon  notre  pardon. 

ÉGÉON. 

—  Oh  !  si  j'avais  obtenu  celle  des  dieux,  je  n'aurais  pas 
eu  — alors  à  les  qualifier  d'inexorables  î  —  Les  deux  navires 
étaient  encore  éloignés  d'une  dixaine  de  lieues—  quand 
nous  rencontrâmes  un  gros  rocher;  —  violemment  lancé 
contre  cet  écueil,  —  notre  secourable  esquif  se  brisa  par 
le  milieu,  —  de  telle  sorte  que,  dans  notre  inique  divorce, 

—  la  fortune  laissa  à  ma  femme  et  à  moi  —  une  consola- 
tion et  un  regret.  —  La  moitié  du  mât  qui  la  portait,  pau- 
vre âme,  étant  apparemment  chargée  —  d'un  poids  moin- 
dre, mais  non  d'une  moindre  douleur,  — fut  emportée  par 
lèvent  avec  plus  de  vitesse,  — et  tous  trois  furent  recueillis  à 
nos  yeux  —  par  des  pêcheurs  de  Corinthe,  à  ce  que  nous 
crûmes.  —  Enfin,  un  autre  navire  nous  prit  à  son  bord;  — 
et,  dès  qu'ils  surent  qui  ils  avaient  eu  la  chance  de  sauver,  — 
les  gens  de  l'équipage  accordèrent  les  soins  les  plus  empres- 
sés aux  naufragés  leurs  hôtes  ;  —  ils  voulaient  même  en- 
lever leur  proie  aux  pêcheurs  ;  mais  leur  bâtiment  n'é- 
tait pas  assez  fin  voilier,  —  et  conséquemment  ils  dirigèrent 
leur  course  vers  leur  pays.  —  Vous  savez  maintenant  com- 
ment j'ai  été  arraché  à  mon  bonheur;  —  l'adversité  n'a 
prolongé  ma  vie  —  que  pour  que  je  fisse  le  triste  récit  de 
ma  propre  infortune. 

LE  DUC. 

—  Au  nom  de  ceux  que  tu  pleures,  —  fais-moi  la  faveur 
de  me  conter  en  détail  —  ce  qui  vous  est  arrivé,  à  eux 
comme  à  toi,  jusqu'à  ce  jour. 

ÉGÉON. 

—  Mon  plus  jeune  fils,  l'aîné  dans  ma  sollicitude,  —  à 
l'âge  de  dix-huit  ans  voulut  s'enquérir  —  de  son  frère  et 
me  pressa  de  permettre  —  que  son  serviteur,  comme  lui- 


SCÈNE  I.  197 

même,  — privé  d'un  frère  dont  il  ne  se  rappelait  plus  que  le 
nom,  —  l'accompagnât  dans  cette  recherche.  —  Dans  mon 
ardeur  de  revoir  l'enfant  que  j'avais  perdu,  —  j'ai  risqué 
la  perte  de  celui  que  j'aimais.  —  Pendant  cinq  étés  j'ai 
voyagé  jusqu'aux  extrémités  de  la  Grèce,  —  errant  le  long 
des  confins  de  l'Asie,  —  et  c'est  au  retour,  qu'en  suivant 
les  côtes,  je  suis  venu  à  Éphèse,~sans  espoir  de  retrouver 
mes  fils,  mais  répugnant  à  laisser  inexploré  —  un  seul  des 
lieux  qui  abritent  l'homme.  —  Ici  doit  finir  l'histoire  de 
ma  vie,  —  et  je  serais  heureux  de  mourir  à  cette  heure,  — 
si  tous  mes  voyages  m'avaient  donné  la  certitude  de  leur 
existence. 

LE   DUC. 

—  Malheureux  Égéon  que  le  sort  a  prédestiné  —  à  subir 
les  plus  terribles  extrémités  de  l'infortune,  —  crois-moi,  si 
ce  n'était  pas  une  atteinte  à  nos  lois,  —  à  ma  couronne,  à 
mon  serment,  à  cette  dignité  —  que  les  princes  ne  peuvent 
prescrire,  quand  ils  le  voudraient,  —  mon  âme  te  servirait 
d'avocat.  —  Mais,  bien  que  tu  sois  condamné  à  mort,  — 
et  qu'une  sentence  prononcée  ne  puisse  être  révoquée  — 
sans  que  notre  honneur  en  soit  grandement  compromis,  — 
je  veux  te  favoriser  autant  qu'il  m'est  possible.  —  En  con- 
séquence, marchand,  je  t'accorde  ce  jour  —  pour  chercher 
ton  salut  dans  un  secours  bienfaisant.  —  Adresse-toi  à 
tous  les  amis  que  tu  as  dans  Éphèse.  —  Sollicite  ou  em- 
prunte la  somme  nécessaire,  —  et  tu  vivras  ;  sinon,  tu 
es  voué  à  la  mort.  —  Geôlier,  prends-le  sous  ta  garde. 

LE   GEOLIER. 

Oui,  monseigneur. 

ÉGÉON. 

—  Sans  espoir,  sans  ressource,  Egéon  se  retire,  — mais  à 
peine  aura-t-il  différé  son  agonie  finale. 

Ils  sortent. 
XIV.  13 


198  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

SCÈNE   II. 

[Uiae  place  publique.] 

Entreat  un  Marchand,  Antipholus  de  Syracuse  et  Dromion 
DE  Syracuse. 

LE   MARCHAND,    à  Antipholus. 

—  Ainsi,  déclarez  que  vous  êtes  d'Epidamnum,  —  si 
vous  ne  voulez  pas  que  vos  biens  soient  immédiatement 
confisqués.  -  Aujourd'hui  même,  un  marchand  syracusain 
—  a  été  arrêté  pour  avoir  débarqué  ici  ;  —  et,  comme  il 
n'a  pas  les  moyens  de  racheter  sa  vie,  —  conformément  aux 
statuts  de  la  ville,  -  il  doit  mourir  avant  que  le  soleil  fati- 
gué se  couche  à  l'occident.  —  Voilà  votre  argent  que  j'avais 
en  dépôt. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE,    à  Dromion. 

—  Va  porter  ça  au  Centaure,  où  nous  logeons,  —  et  reste 
là, Dromion,  jusqu'à  ce  que  je  te  rejoigne.  —Il  y  a  encore 
une  heure  d'ici  au  dîner  ;  —  jusque-là,  je  vais  étudier  les 
mœurs  de  la  ville,  —  voir  les  marchands,  regarder  les  édi- 
fices, —  et  puis  je  reviendrai  dormir  à  mon  auberge;  —car 
je  suis  accablé  et  harassé  de  ce  long  voyage.  —  Décampe. 

DROMION  DE   SYRACUSE,    prenant  le  sac  d'argent. 

—  Bien  des  gens  vous  prendraient  au  mot,  —  et  décam- 
peraient en  effet,  ayant  une  si  bonne  aubaine. 

Sort  Dromion  de  Syracuse. 
ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Un  honnête  maraud,  monsieur,  qui  bien  souvent,  — 
quand  je  suis  abattu  par  les  soucis  et  la  mélancolie,  -  al- 
lège mon  humeur  par  ses  propos  joyeux.  —  Allons,  vou- 
lez-vous faire  un  tour  avec  moi  dans  la  ville,  —  et  puis 
venir  dîner  avec  moi  à  mon  auberge  ? 


SCENE  IL  19f 

LE  MARCHAND. 

—  Je  suis  invité,  monsieur,  chez  certains  marchands,— 
avec  qui  j'espère  faire  de  gros  bénéfices;  —  je  vous  supplie 
de  m'excuser.  A  cinq  heures  au  plus  tard,  — si  vous  voulez, 
je  vous  rejoindrai  au  marché,  —  et  ensuite  je  vous  tiendrai 
compagnie  jusqu'à  l'heure  du  coucher.  —  Mes  affaires 
m'éloignent  de  vous  pour  le  moment. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Adieu  jusque-là!  Je  vais  m' égarer,  —  et  flâner  en  vi- 
sitant la  ville. 

LE  MARCHAND. 

—  Monsieur,  je  vous  recommande  à  votre  propre  bonheur. 

Il  sort, 
ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Celui  qui  me  recommande  à  mon  propre  bonheur  — 
me  recommande  à  ce  que  je  ne  puis  trouver.  —  Je  suis  en 
ce  monde  comme  une  goutte  d'eau  — qui  cherche  une  autre 
goutte  dans  l'Océan;  — elle  s'y  laisse  tomber  pour  y  trouver 
sa  pareille,  —  et,  inaperçue,  inquiète,  s'y  abîme  :  —  ainsi 
moi,  voulant  trouver  une  mère  et  un  frère,  —  malheureux 
je  me  perds  à  leur  recherche. 

Entre  Dromion  d'ÉphéSE. 

—  Voilà  l'almanach  véridique  de  mon  existence.  —  Eh 
bien,  par  quel  hasard  es-tu  sitôt  revenu? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Sitôt  revenu?  dites  donc  arrivé  si  tard!  —  Le  chapon 
brûle,  le  cochon  tombe  de  la  broche.  —  L'horloge  a  frappé 
douze  coups,  —  et  ma  maîtresse  en  a  frappé  un...  sur  ma 
joue.  —  Elle  s'est  échauffée  ainsi  parce  que  le  dîner  a  re- 
froidi ;  —  le  dîner  a  refroidi  parce  que  vous  ne  rentrez  pas  ; 
—  vous  ne  rentrez  pas  parce  que  —  vous  n'avez  pas  d'ap- 
pétit;— vous  n'avez  pas  d'appétit  parce  que  vous  avez  dé- 


200  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

jeûné;  —  mais  nous,  qui  savons  par  expérience  ce  que  c'est 
que  jeûner  et  prier,  —  nous  faisons  pénitence  aujourd'hui 
par  votre  faute, 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Contenez  votre  souffle,  messire  ;  dites-moi,  je  vous 
prie,  —  oii  avez-vous  laissé  l'argent  que  je  vous  ai  remis? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Oh!  les  six  pennys  que  j'ai  eus  mercredi  dernier,  — 
pour  payer  au  sellier  la  croupière  de  ma  maîtresse  !  —  Le 
sellier  les  a  eus,  monsieur,  je  ne  les  ai  pas  gardés. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Je  ne  suis  pas  en  humeur  de  rire  à  ce  moment;  — 
dis-moi,  sans  badinage,  oii  est  l'argent?  —  Nous  sommes 
étrangers  ici  ;  comment  oses-tu  —  te  dessaisir  d'un  dépôt 
si  considérable? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  De  grâce,  monsieur,  vous  plaisanterez  quand  vous 
serez  à  table;  —  je  viens  à  vous  au  galop  de  la  part  de  ma 
maîtresse;  —  si  je  retourne  sans  vous,  elle  me  donnera  un 
vrai  galop,  —  en  faisant  pâtir  ma  caboche  pour  votre  faute. 
—  Il  me  semble  que  votre  estomac,  comme  le  mien,  de- 
vrait vous  servir  d'horloge,  —  et  vous  rappeler  au  logis 
sans  qu'il  fût  besoin  de  messager. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Allons,  Dromion,  allons,  ces  plaisanteries  sont  hors 
de  saison  ;  —  réserve-les  pour  une  heure  plus  gaie  :  —  où 
est  l'or  que  je  t'ai  donné  à  garder? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  A  moi,  monsieur?  Mais  vous  ne  m'avez  pas  donné  d'or. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Allons  donc,  messire  drôle,  cesse  de  batifoler,  —  et 
dis-moi  ce  que  tu  as  fait  de  ce  dont  je  t'ai  chargé. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Je  n'ai  été  chargé  que  d'une  chose,  c'est  d'aller  vous 


SCÈNE  II.  201 

chercher  au  marché,  —  et  de  vous  ramener  dîner  chez  vous, 
au  Phénix,  monsieur  ;  —  ma  maîtresse  et  sa  sœur  vous  at- 
tendent. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Allons,  répondez-moi,  dites-moi  —  en  quel  lieu  sûr 
vous  avez  déposé  mon  argent,  —ou,  foi  de  chrétien,  je  bri- 
serai cette  tête  folle  —  qui  s'obstine  au  badinage  quand  je 
n'y  suis  pas  disposé.  —  Où  sont  les  mille  marcs  que  tu  as 
eus  de  moi? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  J'ai  eu  quelques  marques  de  vous  sur  ma  caboche,  — 
quelques  marques  de  ma  maîtresse  sur  mes  épaules,  —  mais 
le  tout  ne  va  pas  à  mille.  —  Si  je  les  restituais  à  votre  ré- 
vérence, —  peut-être  ne  les  empocherait-elle  pas  patiem- 
ment. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Les  marques  de  ta  maîtresse  !  Quelle  maîtresse  as-tu 
donc,  maraud? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Éh!  la  femme  de  votre  révérence,  ma  maîtresse,  là- 
bas  au  Phénix,  —  qui  jeûne  en  attendant  que  vous  veniez 
dîner  —  et  qui  prie  que  vous  accouriez  pour  dîner. 

ANTIPHOLUS    DE    SYRACUSE. 

—  Quoi,  tu  persistes  à  me  narguer  en  face  —  malgré 
ma  défense!  Tiens,  attrape  ça,  messire  drôle. 

11  le  frappe. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Quelle  idée  avez-vous,  monsieur?  Au  nom  du  ciel, 
retenez  vos  mains.  —  Ah!  si  vous  ne  le  voulez  pas,  je  vais 
jouer  des  talons. 

Il  s'enfuit. 
ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE,    seuL 

—  Sur  ma  vie,  par  un  artifice  ou  par  un  autre  —  le  ma- 
raud se  sera  laissé  escamoter  tout  mon  argent.  —  On  dit 


202  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

que  cette  ville  est  pleine  d'oscrocs,  -  d'agiles  jongleurs 
qui  trompent  les  yeux,  —  de  nécromans  ténébreux  qui 
changent  l'esprit,  —de  sorcières,  assassines  de  l'âme,  qui  dé- 
forment le  corps,  —  de  fripons  déguisés,  de  charlatans  ba- 
vards, —  et  de  bien  d'autres  adeptes  du  péché.  —  Si  cela 
est,  je  n'en  partirai  que  plus  tôt.  —Je  vais  au  Centaure  cher- 
cher ce  maroufle;  —  je  crains  fort  que  mon  argent  ne  soit 

en  danger. 

Il  sort. 

SCÈNE  III. 

[Le  Phénix.] 
Entrent  Adriana  et  LuciANA. 

ADRIANÂ. 

—  Ils  ne  reviennent  pas  !  ni  mon  mari,  ni  l'esclave  — 
que  j'avais  envoyé  cherché  son  maître  en  si  grande  hâte! 
-  Sûrement,  Luciana,  il  est  deux  heures. 

LUCIANA. 

—  Peut-être  quelque  marchand  l'aura-t-il  invité,  -  et 
sera-t-il  allé  dîner  quelque  part  en  sortant  du  marché.  - 
Bonne  sœur,  dînons,  et  ne  vous  tourmentez  pas.  —  Les 
hommes  sont  maîtres  de  leur  liberté.  —  Le  moment  seul 
est  leur  maître;  et,  au  gré  du  moment, —  ils  vont  et  vien- 
nent. Cela  étant,  patience,  ma  sœur. 

ADRIANA. 

—  Pourquoi  leur  liberté  serait-elle  plus  grande  que  la 
nôtre? 

LUCIANA. 

—  Parce  que  leurs  occupations  sont  toujours  au  de- 
hors. 

ADRIANA. 

—  Mais,  si  j'en  faisais  autant  que  lui,  il  le  prendrait 
mal. 


SCÈNE  m.  ?08- 

LUCIÂNÂ. 

—  Oh  !  sachez-le,  il  est  la  bride  de  votre  volonté. 

ÂDRIANA. 

--  Il  n'y  a  que  les  ânes  qui  se  laissent  brider  ainsi, 

LUCIANA. 

—  Une  liberté  rétive  est  fouettée  par  le  malheur.  —  Il 
n'y  a  rien  sous  l'œil  du  ciel,  —  rien  sur  la  terre,  dans  la 
mer,  dans  le  firmament,  qui  n'ait  sa  borne.  —Les  femelles 
des  quadrupèdes,  des  poissons  et  des  oiseaux  —  sont  as- 
sujetties à  leurs  mâles,  et  sous  leur  autorité.  —  L'homme, 
plus  divin,  le  maître  de  tout  cela,  —  le  souverain  du  con- 
tinent immense  et  des  solitudes  humides  de  la  mer,  — 
placé  par  le  sens  intellectuel  et  par  l'âme  —  bien  au-des- 
sus du  poisson  et  de  l'oiseau,  —  est  le  seigneur  et  maître 
de  sa  femelle;  —  ainsi,  que  votre  volonté  se  soumette  à  sa 
convenance. 

ADRIANA. 

—  C'est  cette  servitude-là  qui  vous  empêche  de  vous 
marier. 

LUCIANA. 

—  Non,  c'est  la  crainte  des  tribulations  du  lit  conjugal. 

ADRIANA. 

—  Mais,  si  vous  étiez  mariée,  vous  voudriez  avoir  quel- 
que ascendant. 

LUCIANA. 

—  Avant  d'apprendre  à  aimer,  je  m'exercerai  à  obéir. 

ADRIANA. 

—  Et  si  votre  mari  allait  soupirer  ailleurs  ? 

LUCIANA. 

—  J'attendrais^patiemment  qu'il  revînt  à  moi. 

ADRIANA. 
—Nulle  merveille  que  la  patience  inattaquée  reste  calme. 
—  On  peut  être  doux  quand  on  n'a  pas  de  raison  d'être 
autrement.  —Une  misérable  créature, meurtrie  par  l'adver- 


204  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

site,  —  crie-t-elle?  nous  lui  disons  de  se  taire.  —  Mais  si 
nous  avions  à  porter  un  égal  poids  de  douleur,  —  nous  nous 
plaindrions  autant,  et  plus  encore.  — Ainsi  toi,  qui  n'as  pas 
de  mari  méchant  qui  t'afflige,  —tu  crois  me  soulager  en  me 
prêchant  une  impuissante  patience;  —  mais,  si  tu  vis  assez 
pour  voir  tes  droits  également  méconnus,  —  tu  renonceras 
alors  à  cette  folle  patience. 

LUCIANA. 

—  Eh  bien,  je  me  marierai  un  jour,  rien  que  pour  es- 
sayer; —  voici  votre  valet,  votre  mari  n'est  pas  loin. 

Entre  Dromion  d'ÉphéSe. 

ADRIANA. 

—  Parlez,  votre  maître  retardataire  vous  suit-il?  — 

DROMION   D'ÉPHÈSE. 

Ah!  il  ne  m'a  que  trop  poursuivi,  mes  deux  oreilles  peu- 
vent l'attester! 

ADRIANA. 

—  Lui  as-tu  parlé?  connais-tu  ses  intentions? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Oui,  oui,  il  me  les  a  dites  à  l'oreille  :  —  maudit  bras  ! 
je  n'y  ai  vu  que  du  feu.   — 

LUCIANA. 

A-t-il  donc  parlé  d'une  manière  si  trouble  que  tu  n'aies 
pu  même  sentir  sa  pensée? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

Ses  expressions  étaient  si  nettes  que  je  n'en  ai  été  que 
trop  frappé,  et  en  même  temps  elles  étaient  si  troubles  que 
je  n'y  ai  vu  que  du  feu. 

ADRIANA. 

—  Mais  dis-moi,  je  le  prie,  revient-il  à  la  maison?  —  Il 
semble  qu'il  se  préoccupe  fort  de  plaire  à  sa  femme  ! 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Assurément,  maîtresse,  mon  maître  a  des  lunes. 


SCÈNE  III.  205 

ADRIANA. 

—  Des  lunes,  maraud  ! 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Je  ne  prétends  pas  dire  qu'il  porte  cornes,  comme  le 
croissant;  —  mais  il  est  complètement  lunatique.  —Quand 
je  l'ai  prié  de  revenir  dîner,  —  il  m'a  réclamé  mille  marcs 
d'or.  —  C'est  l'heure  de  dîner ^  disais-je.  Mon  or!  disait-il. 
—  La  viande  brûle^  disais-je.  Mon  or!  disait-il.  —  Allez- 
vous  revenir?  disais-je.  Mon  or!  disait-il.  —  Où,  sont  les 
mille  marcs  que  je  fai  remis,  maraud?  —  Le  cochon  est 
hrulé,  disais-je.  Mon  or,  disait-il.  -  Monsieur,  disais-je, 
ma  maîtresse...  Peste  soit  de  ta  maîtresse!  —  Je  ne  connais 
pas  ta  maîtresse,  au  diable  ta  maîtresse! 

LUCIANA. 

Qui  disait  ça? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 
Mon  maître!  —  Je  ne  connais,  disait-il,  ni  maison,  ni 
femme,  ni  maîtresse.  —  Si  bien  que  le  message  dont  de- 
vait être  chargée  ma  langue,  —  grâce  à  lui,  je  le  rapporte 
sur  mes  épaules;  —  car,  en  conclusion,  c'est  là  qu'il  m'a 
battu. 

ADRIANA. 

—  Retourne,  maraud,  et  ramène-le  bellement. 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Moi,  retourner!  pour  être  battu  de  plus  belle!  —  Au 
nom  du  ciel,  envoyez  quelque  autre  messager. 

ADRIANA. 

—  Retourne,  maroufle,  ou  je  te  fends  la  caboche  en 
quatre. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Et  lui,  il  sanctifiera  par  de  nouveaux  soufflets  la  croix 
que  vous  m'aurez  faite  ;  —  entre  vous  deux  j'aurai  une  sa- 
crée tête. 


206  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ADRIANA. 

—  Hors  d'ici,  méchant  bavard!  ramène  ton  maître,  et 
rondement. 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Suis-je  donc  rond  avec  vous,  autant  que  vous  l'êtes  avec 
moi,  —  pour  que  vous  me  relanciez  comme  une  balle  de 
paume?  —  Vous  me  chassez  d'ici,  lui  me  chasse  de  là-bas;  — 
si  je  reste  à  ce  service-là,  au  moins  revêtez-moi  de  cuir  (20). 

Il  sort. 

LUCIANA. 

—  Fi  !  comme  l'impatience  assombrit  votre  visage  ! 

ADRIANA. 

—  Il  faut  qu'il  accorde  à  ses  mignonnes  la  faveur  de  sa 
compagnie,  —  tandis  qu'à  la  maison  je  suis  affamée  d'un 
regard  aimable.  —  L'âge  brutal  a-t-il  enlevé  les  séductions 
de  la  beauté  —  à  mon  pauvre  visage?  eh  bien,  c'est  lui  qui 
l'a  ravagé.  -  Ma  conversation  est-elle  ennuyeuse,  mon  es- 
prit stérile?  —  Si  je  n'ai  plus  la  parole  vive  et  piquante, 
—  c'est  que  son  insensibilité,  plus  dure  que  le  marbre,  l'a 
émoussée.  —  Est-ce  par  leurs  parures  éclatantes  qu'elles 
amorcent  ses  affections?  —  Ce  n'est  pas  ma  faute  :  il  est  le 
maître  de  ma  fortune.  —  Quelles  ruines  y  a-t-il  en  moi  qui 
n'aient  été  —  ruinées  par  lui?  Si  je  suis  défigurée,—  c'est 
lui  qui  en  est  cause.  Un  regard  radieux  de  lui  —  réparerait 
bien  vite  ma  beauté  délabrée.  —  Mais  lui,  cher  indocile,  il 
a  brisé  sa  cage,  —  et  cherche  pâture  ailleurs;  et  moi,  pau- 
vrette, je  ne  suis  plus  que  son  chaperon. 

LUCIANA, 

'     —  Funeste  jalousie  !  fi!  bannissez-la. 

ADRIANA. 

—  D'insensibles  niaises  sont  seules  exemptes  de  ces 
tourments-là  !  —  Je  sais  que  ses  yeux  portent  ailleurs  leur 
hommage  ;  —  autrement,  qu'est-ce  qui  l'empêcherait  d'être 
ici?  —  Sœur,  vous  savez  qu'il  m'a  promis  une  chaîne  :  — 


SCÈNE  IV.  20? 

je  voudrais  que  ce  fût  la  seule  chose  qu'il  me  laissât  dé- 
sirer, —  et  qu'il  restât  fidèle  au  lit  conjugal.  —  Je  le  vois, 
le  joyau  le  mieux  émaillé  —  doit  perdre  sa  beauté  ;  l'or  a 
beau  résister  —  au  toucher,  à  la  longue  le  toucher  doit  — 
user  l'or,  et  il  n'y  a  pas  un  homme  —  dont  la  fausseté  et  la 
corruption  ne  finissent  par  déparer  le  caractère.  —  Puisque 
ma  beauté  ne  peut  plus  charmer  ses  yeux,  —  je  veux,  à 
force  de  pleurer,  en  détruire  les  restes  et  mourir. 

LUCIANA. 

—  Que  de  pauvres  insensées  obéissent  à  la  folle  jalousie  ! 

Elles  sortent. 

SCÈNE   IV. 

[La  place  publique.] 
Entre  Antipholus  de  Syracuse. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  L'or  que  j'avais  remis  à  Dromion  est  déposé  —  en 
sûreté  au  Centaure;  et  le  zélé  maraud  —  est  sorti  pour  aller 
à  ma  recherche.  —  D'après  le  calcul  et  le  rapport  de  l'hôte, 
—  je  n'ai  pas  pu  parler  à  Dromion  depuis  le  moment  — 
oti  je  l'ai  renvoyé  du  marché...  Justement,  le  voici  qui  vient. 

Entre  Dromion  de  Syracuse. 

—  Eh  bien,  monsieur  ?  votre  joyeuse  humeur  s'est-elle 
modifiée?  —  Si  vous  aimez  les  coups,  recommencez  vos 
plaisanteries,  —  Vous  ne  connaissez  pas  le  Centaure  !  Vous 
n'avez  pas  reçu  d'or  !  —  Votre  maîtresse  vous  a  envoyé  me 
chercher  pour  dîner!  —  Je  demeure  au  Phénix î  Étais-tu 
fou  —  de  me  faire  des  réponses  aussi  folles? 

DROMION   DE  SYRACUSE. 

—  Quelles  réponses,  monsieur?  quand  ai-je  dit  de  pa- 
reilles paroles  ? 


208  LA  COMÉDIE  DES  EKREURS. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  A  l'instant,  ici  même,  il  n'y  a  pas  une  demi-heure. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  vu  depuis  que  vous  m'avez  renvoyé 
d'ici— au  Centaure  avec  l'or  que  vous  m'aviez  remis. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Maraud,  tu  as  nié  avoir  reçu  cet  or;  —  et  tu  m'as 
parlé  d'une  maîtresse  et  d'un  dîner;  —  sornettes  qui  m'ont 
fort  déplu,  tu  l'as  senti,  j'espère. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Je  suis  bien  aise  de  vous  voir  dans  cette  joyeuse  veine. 
—  Que  signifie  cette  plaisanterie?  dites-le-moi,  maître,  je 
vous  en  prie. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Oui-dà,  tu  railles,  et  tu  me  nargues  en  face?  —  Crois- 
tu  que  je  plaisante?  Tiens,  attrape  ça,  et  ça. 

Il  le  frappe. 
DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Arrêtez,  monsieur,  au  nom  du  ciel  ;  votre  plaisante- 
rie devient  grave.  —  A  quel  propos  me  houspillez-vous 
ainsi? 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Parce  que  familièrement  parfois  —je  vous  prends  pour 
mon  bouffon  et  je  cause  avec  vous,  —  votre  impertinence  se 
rit  de  ma  bienveillance,  —  et  en  prend  à  son  aise  avec  mes 
moments  sérieux.  —  Quand  le  soleil  brille,  que  les  mou- 
cherons espiègles  s'ébattent,  soit;  —mais qu'ils  se  fourrent 
dans  des  trous  quand  le  soleil  cache  ses  rayons.  —  Si 
vous  voulez  badiner  avec  moi,  étudiez  mon  visage,  —  et 
réglez  vos  façons  sur  ma  mine  ;  —  ou  j'inculquerai  violem- 
ment le  savoir-vivre  à  votre  esprit  fort. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 
Vous  croyez  mon  esprit  fort;  j'aimerais  mieux  que  vous 
le  crussiez  faible  et  que  votre  batterie  cessât.  Si  vous  persis- 


SCÈNE  IV.  209 

tez  h  frapper,  il  faudra  que  je  le  fortifie  tout  do  bon  ;  sans 
quoi,  il  me  retomberait  en  cervelle  sur  les  épaules.  Mais,  de 
grâce,  monsieur,  pourquoi  suis-je  battu? 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

Est-ce  que  tu  ne  le  sais  pas? 

DROMION   DE    SYRACUSE. 

Je  ne  sais  rien,  monsieur,  sinon  que  je  suis  battu. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Faut-il  que  je  vous  en  dise  le  motif? 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

Oui,  monsieur,  et  le  pourquoi  ;  car  on  dit  que  tout  a  son 
pourquoi. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  C'est  d'abord  parce  que  tu  t'es  gaussé  de  moi  ;  et  en- 
suite -  parce  que  tu  as  recommencé. 

Il  le  frappe  de  nouveau. 
DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Fut-on  jamais  ainsi  battu  hors  de  saison?  -  Vos  mo- 
tifs n'ont,  monsieur,  ni  rime  ni  raison.  —  Merci  bien! 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

Vous  me  remerciez,  monsieur!  et  de  quoi? 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

Eh  bien,  monsieur,  de  me  donner  ainsi  quelque  chose 
pour  rien. 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

Je  te  dédommagerai  la  prochaine  fois,  en  ne  te  donnant 
rien  pour  quelque  chose.  Mais  dites-moi,  monsieur,  est-il 
temps  de  dîner? 

DROMION   DE   SYRACUSE. 
Non,  monsieur;  je  crois  qu'il  manque  au  rôti  ce  que 
j'ai  eu. 

ANTIPHOLUS   DE  SYRACUSE. 
Et  quoi  donc,  s'il  vous  plaît? 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Une  bonne  sauce. 


210  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Eh  bien,  il  sera  desséché,  voilà  tout. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

En  ce  cas,  monsieur,  je  vous  prie  de  n'y  pas  toucher. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

Pour  quelle  raison  ? 

DROfflON  DE   SYRACUSE. 

De  peur  que  vous  ne  vous  mettiez  en  colère,  et  que  vous 
ne  me  sauciez  encore  une  fois. 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

Allons,  monsieur,  apprenez  à  ne  plaisanter  qu'à  propos. 
Il  y  a  temps  pour  tout. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

C'est  ce  que  j'aurais  nié,  avant  que  vous  fussiez  si  co- 
lère. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 
En  verlu  de  quel  argument,  monsieur? 
DROMION  DE   SYRACUSE. 

En  vertu  d'un  argument  aussi  peu  tiré  par  les  cheveux 
que  peut  l'être  le  crâne  chauve  du  vieux  Temps  lui-même. 
ANTIPHOLUS    DE  SYRACUSE. 
J'écoute. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Il  n'y  a  pas  de  temps  pour  recouvrer  ses  cheveux,  quand 
on  est  devenu  chauve. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Ne  peut-on  pas  les  recouvrer  par  quelque  expédient? 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Oui,  en  faisant  emplette  d'une  perruque,  et  en  recou- 
vrant les  cheveux  perdus  d'un  autre. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Pourquoi  le  Temps  est-il  aussi  avare  envers  nous  de  l'ex- 
crément capillaire,  si  commun  d'ailleurs? 


SCÈNE  lY.  211 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Parce  que  c'est  une  bénédiction  qu'il  prodigue  aux  bêtes  ; 
quant  aux  hommes,  ce  qu'il  leur  retire  en  poil,  il  le  leur 
rend  en  esprit. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Mais  il  y  a  bien  des  hommes  qui  ont  encore  plus  de 
cheveux  que  d'esprit. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 
Il  n'est  pas  un  d'eux  qui  n'ait  encore  l'esprit  de  perdre 
ses  cheveux. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 
Eh  !  tu  affirmais  tout  à  l'heure  que  les  hommes  les  plus 
chevelus  étaient  des  gens  simples  et  sans  esprit. 

DROMION   DE    SYRACUSE. 

Plus  l'homme  est  simple,  plus  il  est  sujet  à  perdre  ses 
cheveux  ;  et  encore  il  les  perd  en  grande  gaîté. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Pour  quelle  raison  ? 

DROMION  DE  SYRACUSE. 
Pour  deux  raisons  valides. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Ne  dis  pas  valides,  je  te  prie. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Eh  bien,  pour  deux  raisons  sûres. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

Ne  dis  pas  sûres,  quand  il  s'agit  de  telles  erreurs  ! 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

Eh  bien,  pour  deux  certaines  raisons. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Dis-les. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 
La  première,  c'est  qu'il  économise  l'argent  qu'il  dépen- 
serait en  frisure;  la  seconde,   c'est  qu'il  ne  craint  pas  qu'à 
dîner  ses  cheveux  tombent  dans  sa  soupe. 


2i2  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ANTIPIIOLUS   DE   SYRACUSE. 

Vous  avez  voulu  tout  ce  temps  prouver  qu'il  n'y  a  pas 
temps  pour  tout. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Eh  bien,  je  l'ai  prouvé,  monsieur  :  il  n'y  a  pas  de  temps 
pour  recouvrer  ses  cheveux,  quand  on  les  a  perdus. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

Mais  vous  ne  démontrez  pas  par  une  raison  solide  pour- 
quoi il  n'y  a  pas  de  temps  pour  les  recouvrer. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Voici  comment  je  l'explique  :  le  Temps  lui-même  est 
chauve,  et  conséquemment  il  voudra,  jusqu'à  la  fin  du 
monde,  avoir  un  cortège  de  chauves. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Je  savais  bien  que  ta  conclusion  serait  chauve.  Mais  tout 
beau!  qui  donc  nous  fait  signe  là-bas? 

Entrent  AdriANA  et  LUCIANA. 

ADRIANA. 
—  Oui,  oui,  Antipholus,  prends  un  air  indifférent,  maus- 
sade même;  —  tes  tendres  regards  sont  réservés  à  quel- 
que maîtresse  ;  —  je  ne  suis  pas  Adriana,  je  ne  suis  pas 
■  ta  femme!  —  Il  fut  un  temps  oh  volontiers  tu  jurais  — 
qu'il  n'était  point  de  parole  harmonieuse  à  ton  oreille,  — 
point  d'objet  agréable  à  ton  regard,  —  point  de  contact  doux 
à  ta  main,  —  point  de  mets  assaisonné  à  ton  goût,  —  si  je 
n'étais  là  pour  te  parler,  te  contempler,  te  toucher,  te  ser- 
vir. —  Comment  se  fait-il  donc,  mon  mari,  oh  !  comment 
se  fait-il  —  que  tu  te  renies  ainsi  toi-même?  —  Je  dis  toi- 
même,  puisque  tu  me  renies,  moi  —  qui,  inséparable  de 
toi,  confondue  avec  toi,  —  suis  plus  que  la  meilleure  por- 
tion de  ton  cher  être.  —  Ah!  ne  t'arrache  pas  de  moi;  — 
car  sache-le,  mon  amour,  autant  vaudrait  laisser  tomber  — 


SCÈNE  IV.  2lâ 

une  goutte  d'eau  dans  l'océan  qui  se  brise  —  et  tenter  de  la 
retirer  entière  —  sans  addition  ni  diminution  —  que  ten- 
ter de  te  séparer  de  moi  sans  m'entraîner  avec  toi.  —  Com- 
bien profondément  tu  te  sentirais  blessé  —  si  tu  apprenais 
que  je  suis  infidèle,  —  et  que  ce  corps,  à  toi  consacré,  — 
est  flétri  par  une  infâme  luxure!  —  Ne  me  cracherais-tu  pas 
au^visage?  ne  me  chasserais-tu  pas?  —  ne  me  jetterais-tu  pas 
le  nom  d'époux  à  la  face  ?  —  Ne  déchirerais-tu  pas  la  peau 
souillée  de  mon  front  impudique?  —  N'arracherais-tu  pas 
l'anneau  nuptial  de  ma  main  perfide,  —  et  ne  le  briserais- 
tu  pas  avec  un  serment  de  divorce  éternel?  —  Je  le  sais,  tu 
ferais  tout  cela  ;  eh  bien,  fais-le  donc.  —  J'ai  sur  moi  la  ta- 
che de  l'adultère  !  —  La  fange  de  la  luxure  est  mêlée  à  mon 
sang  !  —  Car,  si  tous  deux  nous  ne  sommes  qu'un,  et  si  tu 
es  infidèle,  —  j'ai  dans  les  veines  le  poison  de  ta  chair,  — 
et  je  suis  prostituée  par  ta  contagion.  —  Garde  donc  Ion 
amour  et  ta  foi  à  ton  lit  légitime;  —  alors  je  vis  sans  tache, 
et  toi  sans  déshonneur  ! 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Est-ce  à  moi  que  vous  parlez,  belle  dame?  Je  ne  vous 
connais  pas.  —  Je  suis  à  Éphèse  depuis  deux  heures  seule- 
ment, —  aussi  étranger  à  votre  ville  qu'à  ce  que  vous  me 
dites  ;  —  j'ai  eu  beau  mettre  toute  mon  intelligence  à  étu- 
dier chacune  de  vos  paroles,  —  l'intelligence  me  manque 
pour  en  comprendre  une  seule. 

LUCIANA. 

—  Fi,  mon  frère!  comme  tout  est  changé  avec  vous  !  — 
Quand  avez-vous  jamais  traité  ma  sœur  ainsi?  ~  Elle  vous  a 
envoyé  chercher  par  Dromion  pour  dîner. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Par  Dromion? 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Par  moi  ? 

XIV.  14 


gl4  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ADRIANA. 

—  Par  toi  ;  et  tu  m'as  rapporté  pour  réponse  —  qu'il  t'a- 
vait souffleté,  en  niant—  que  ma  maison  fut  la  sienne  et  que 
je  fusse  sa  femme. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE,  à  Dromion. 

—  Avez-vous  conversé,  monsieur,  avec  cette  dame?  — 
Quel  est  le  sens  et  le  but  de  votre  complot  ? 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Moi,  monsieur?  je  ne  l'ai  jamais  vue  jusqu'ici. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Maraud,  tu  mens;  car  tu  m'as  rapporté  — son  message 
en  propres  termes  sur  la  place  du  marché. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Je  ne  lui  ai  jamais  parlé  de  ma  vie. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Comment  alors  peut-elle  ainsi  nous  appeler  par  nos 
noms,  —  à  moins  que  ce  ne  soit  par  inspiration  ? 

ADRIANA. 

—  Qu'il  sied  mal  à  votre  gravité  — de  jouer  cette  comédie 
grossière  avec  votre  esclave,  —  en  l'excitant  à  me  contra- 
rier dans  ma  tristesse  !  —  C'est  assez  pour  mon  malheur  que 
vous  me  délaissiez;  —  n'outrez  pas  cet  outrage  par  un  sur- 
croît de  mépris...  —  Allons,  je  veux  m'attacher  à  ton  bras  : 
—  mon  mari,  tu  es  l'ormeau;  moi,  je  suis  la  vigne;  —  ma 
faiblesse,  en  épousant  ta  forte  nature,  —  me  communiquera  ta 
force.  —  Si  quelque  chose  te  sépare  de  moi,  c'est  quelque 
plante  de  rebut,  —  lierre  parasite,  ronce  ou  mousse  sté- 
rile, —  qui,  faute  d'être  élaguée,  devient  envahissante,  —  cor- 
rompt ta  sève  et  vit  de  ta  ruine. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  C'est  à  moi  qu'elle  parle,  c'est  moi  qu'elle  prend  pour 
thème  de  ses  invocations  !  —Quoi!  l'aurais-je  épousée  en 
rêve?  —  ou  serais-je  endormi  à  présent,  et  songerais-je 
que  j'entends  tout  ceci?  —  Quelle  erreur  égare  nos  oreilles 


SCÈNE  IV.  215 

et  nos  yeux?  —  Jusqu'à  ce  que  j'aie  éclairci  cette  incerti- 
tude, —  je  veux  me  prêter  à  i'illasion  qui  s'offre. 

LUCIANA. 

—  Dromion,  va  dire  aux  valets  de  servir  le  dîner. 

DROMION   DE  SYRACUSE,    à  part. 

—  Ah  !  où  est  mon  chapelet?  Je  me  signe,  comme  un  pé- 
cheur. —  C'est  ici  le  pays  des  fées...  0  mésaventure  des 
mésaventures  !  —  Nous  parlons  à  des  lutins,  à  des  goules,  à 
des  elfes  ;  —  si  nous  ne  leur  obéissons  pas,  il  s'ensuivra 
ceci,  —  qu'ils  avaleront  notre  haleine  ou  qu'ils  nous  pince- 
ront jusqu'au  noir,  jusqu'au  bleu  ! 

LUCIANA. 

—  Que  marmonnes-tu  là,  au  lieu  de  répondre?  — Dromion, 
frelon,  Hmaçon,  fainéant,  sot  que  tu  es! 

DROMION   DE   SYRACUSE,    à  Antipholas. 

—  Je  suis  métamorphosé,  maître,  n'est-ce  pas? 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

—  Je  crois  que  tu  l'es  dans  l'âme,  ainsi  que  moi. 

DROMION   DE    SYRACUSE. 

—  Non,  je  suis  métamorphosé,  corps  et  âme. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  Tu  as  bien  ta  propre  forme. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Non,  je  suis  un  sapajou. 

—  Si  tu  es  changé  en  quelque  chose,  c'est  en  âne. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  C'est  vrai,  elle  me  surmène,  et  j'aspire  à  paîtte.  — 
C'est  exact,  je  suis  un  âne  ;  autrement  il  serait  impossible 
—  que  je  ne  la  reconnusse  pas  comme  elle  me  reconnaît. 

ADRIANA. 

—  Allons,  allons,  je  ne  veux  plus  être  assez  bête  — pourme 
mettre  le  doigt  dans  l'œil  et  pleurer,  -  pendant  que  maître 
et  valet  se  moquent  de  mes  chagrins.  —  Mon  mari,  je  veux 


2-1 6-  LA  COMEDIE  DES  ERREURS. 

dîner  avec  vous  aujourd'hui,  -et  vous  faire  confesser  mille 
méchantes  escapades...  -  Maraud,  si  quelqu'un  demande 
votre  maître,  —  répondez  qu'il  dîne  dehors,  et  ne  laissez 
entrer  personne.  -  Venez,  sœur...  Dromion,  faites  bien 
votre  office  de  portier. 

ANTIPHOLUS   DE      SYRACUSE. 

—  Suis-je  sur  terre,  au  ciel  ou  en  enfer,  —  endormi  ou 
éveillé,  fou  ou  dans  mon  bon  sens?  -  Connu  d'elles  et 
méconnaissable  pour  moi-même?  ~  Je  dirai  comme  elles, 
j'irai  jusqu'au  bout,  —  et  je  me  le  laisserai  aller  à  toute 
aventure  dans  ce  brouillard. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Maître,  ferai-je  l'office  de  portier? 

ÂDRIANA. 

—  Oui,  et  ne  laissez  entrer  personne,  ou  je  vous  fends  la 
caboche. 

LUCIANA. 

—  Venez,  venez,  Antipholus;  nous  dînons  trop  tard. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  V. 

[Devant  le  Phénix.] 

Entrent  ANTIPHOLUS  d'ÉphèsE;,  DromioN  d'EphèSE,  Angelo  et 
Balthazar. 

ANTIPHOLUS   D'ÉPHÈSE. 

—  Bon  signor  Angelo,  il  faut  que  vous  nous  excusiez.  — 
Ma  femme  est  maussade  quand  je  ne  suis  pas  à  l'heure.  — 
Vous  direz  que  je  me  suis  attardé  dans  votre  boutique  —  à 
voir  faire  sa  chaîne,  —  et  que  demain  vous  l'apporterez  à  la 
maison. 

Montrant  Dromion. 

—  Mais  voici  un  maraud  qui  me  soutient  en  face  —  qu'il 


SCÈNE  V.  217 

m'a  rencontré  au  marché,  que  je  l'ai  battu,  --  en  lui  récla- 
mant mille  marcs  d'or,  —  et  que  j'ai  renié  ma  femme  et 
ma  maison  !  —  Ivrogne,  que  veux-tu  dire  par  là  ? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Dites  ce  que  vous  voudrez,  monsieur,  mais  je  sais  ce 
que  je  sais  :  —  que  vous  m'avez  battu,  j'ai  votre  griffe  pour 
le  prouver.  —  Si  ma  peau  était  un  parchemin  et  vos  coups 
de  l'encre,  —  votre  propre  écriture  attesterait  ce  que  je 
déclare. 

ANTIPHOLUS. 

—  Je  déclare  que  tu  es  un  âne. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

Dame,  on  le  croirait  —  aux  mauvais  traitements  que 
j'endure  et  aux  coups  que  je  reçois.  —  Je  devrais  ruer, 
quand  on  me  frappe  ;  et  en  ce  cas  —  vous  feriez  bien  de 
prendre  garde  à  mes  coups  de  pied,  et  de  vous  défier  de 
l'âne. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Vous  êtes  triste,  signor  Balthazar,  Dieu  veuille  que 
notre  menu  —  réponde  à  ma  bonne  volonté  et  à  l'empres- 
sement de  mon  accueil. 

BALTHAZAR. 

—  J'attache  peu  de  prix  à  la  bonne  chère,  monsieur,  et 
un  grand  prix  à  votre  bon  accueil. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Oh!  signor  Balthazar,  en  fait  de  viande  ou  de  pois- 
son, —  le  meilleur  accueil  ne  vaut  pas  un  bon  plat. 

BALTHAZAR. 

—  La  bonne  chère  est  commune,  monsieur;  le  premier 
rustre  venu  peut  l'offrir, 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Et  un  bon  accueil  est  plus  commun  encore;  il  n'est 
fait  que  de  paroles. 


218  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

BALTHAZAR. 

—  Petite  chère  et  grand  accueil  font  un  joyeux  festin. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Oui,  pour  un  hôte  ladre,  et  un  convive  fort  sobre.  — 
Mais,  si  mesquin  que  soit  mon  menu,  acceptez-le  de  bonne 
grâce  :  —  on  peut  vous  offrir  chère  meilleure,  mais  non  de 
meilleur  cœur.  —Mais  tout  beau!  Ma  porte  est  fermée... 
Va  dire  qu'on  nous  ouvre. 

DROMION  d'ÉPHÈSE,    allant  à  la  porte. 

—  Madelon,  Brigitte,  Marianne,  Cécile,  Julienne, 
Jenny ! 

DROMION  DE   SYRACUSE,    de  l'intérieur. 

—  Môme,  rosse,  chapon,  bélître,  idiot,  paillasse!  —  Re- 
tire-toi de  la  porte,  si  tu  ne  veux  pas  faire  faction  devant 
le  guichet.  —  Fais-tu  une  évocation  de  filles,  que  tu  en 
appelles  une  telle  cargaison,  —  quand  c'est  déjà  trop 
d'une?  Allons,  retire-toi  de  la  porte. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Quel  paillasse  nous  a-t-on  donné  pour  portier?  Mon 
maître  attend  dans  la  rue. 

DROfflON  DE   SYRACUSE,   de  l'intérieur. 

—  Qu'il  retourne  là  d'oii  il  vient,  s'il  ne  veut  pas  attraper 
froid  aux  pieds. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Qui  donc  parle  là?...  Holà,  ouvrez  la  porte. 

DROMION   DE   SYRACUSE,    de  l'intérieur. 

—  A  merveille,  monsieur,  je  vous  dirai  quand,  dès  que 
vous  m'aurez  dit  pourquoi. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Pourquoi?  Pour  que  j'aie  mon  dîner.  Je  n'ai  pas  dîné 
aujourd'hui. 

DROMION   DE  SYRACUSE,     de  l'intérieur. 

—  El  vous  n'aurez  pas  à  dîner  ici  aujourd'hui;  revenez 
quand  vous  pourrez. 


SCÈNE  V.  2191 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Qui  es-tu,  toi  qui  m'empêches  d'entrer  chez  moi? 

DROMION   DE   SYRACUSE,    de  l'intérieur. 

—  Le  portier  pour  le  moment,  monsieur,  et  mon  nom  est 
Dromion. 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Ah!  coquin,  tu  m'as  volé  et  mon  office  et  mon  nom. 
—  L'un  m'a  toujours  valu  peu  de  considération,  —  l'autre 
force  rebuffades.  —  Si  aujourd'hui  tu  avais  été  Dromion  à 
ma  place,  —  tu  aurais  volontiers  donné  ta  face  pour  un 
nom,  et  ton  nom  pour  celui  d'un  âne. 

LUCE,    de  l'intérienr. 

—  Quel  est  ce  vacarme?  Dromion,  qui  donc  est  à  la 
porte? 

dromion   d'ÉPHÈSE. 

—  Faites  entrer  mon  maître,  Luce. 

LUCE,    de  l'intérieur. 
Ma  foi,  non  ;  il  vient  trop  tard  ;  —  dites-le  bien  à  votre 
maître. 

DROfflON  d'ÉPHÈSE. 

Seigneur  !  voilà  qui  est  risible  !  —  Holà ,  vous  !  Voulez- 
vous  de  mon  bâton  ? 

LUCE,    de  l'intérieur. 

—  Holà,  vous!  Comment  l'en  tendez-vous? 

DROfflON  DE   SYRACUSE,  de  l'intérieur. 

—  Si  ton  nom  est  Luce,  Luce,  tu  as  parfaitement  ré- 
pliqué. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Écoutez,  vous,  mignonne!  Vous  nous  permettrez 
d'entrer,  j'espère. 

LUCE,    de  Tintérieur. 

—  Je  croyais  vous  l'avoir  demandé. 

DROfflON  DE   SYRACUSE,    de  l'intérlear. 

Et  vous  avez  refusé. 


220  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

DROMION  D'ÉPHÈSE. 

—  Allons,  soutenez  le  dialogue.  Bien  riposté  !  coup  pour 
coup  ! 

ANTIPHOLUS    d'ÉPHÈSE. 

—  Allons,  bagasse,  laisse-nous  entrer. 

LUCE,    de  l'intérieur. 

Pourriez-Yous  me  dire  au  nom  de  qui  ? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Maître,  frappez  à  la  porte,  fort. 

LUGE,    de  l'intérieur. 

Qu'il  frappe  jusqu'à  ce  qu'il  lui  en  cuise  ! 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE,    frappant  à  la  porte. 

—  Vous  pâtirez  pour  ça,  mignonne,  si  une   fois  j'en- 
fonce la  porte. 

LUGE,    de  l'intérieur. 

—  Que  nous  importe  !  Il  y  a  un  pilori  dans  la  ville. 

ADRIANA,    de  l'intérieur. 

—  Qui  donc  est  à  la  porte  à  faire  tout  ce  bruit? 

DROMION  DE  SYRAGUSE,    de  l'intérieur. 

—  Sur  ma  parole,  votre  ville  est  infestée  de  mauvais 
garnements. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Est-ce  vous,  ma  femme?  Vous  auriez  pu  venir  plus  tôt. 

ADRIANA,    de  l'intérieur. 

—  Votre  femme,  messire  drôle!  allons,  retirez-vous  de 
la  porte. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Maître,  si  vous  étiez  déjà  froissé,  voilà  un  drôle  qui  va 
vous  blesser. 

ANGELO. 

—  On  ne  trouve  ici  ni  bonne  chère  ni  bon  accueil  ;  et 
nous  aurions  souhaité  l'un  ou  l'autre. 


SCÈNE  V.  •   2Î\ 

BÂLTHAZAR. 

—  Nous  qui  nous  demandions  lequel  est  préférable,  nous 
n'obtiendrons  ni  l'un  ni  l'autre. 

DROMION  D'ÉPHÈSE,    ironiquement,   à  Antipholus. 

—  Ils  attendent  à  votre  porte,  maître  ;  empressez-vous 
donc  de  les  accueillir. 

ANTIPHOLUS   D'ÉPHÈSE. 

—  Il  y  a  quelque  chose  dans  l'air  :  nous  ne  pouvons  pas 
entrer. 

DROMION   D'ÉPHÈSE. 

—  Vous  sentiriez  l'air  mieux  encore,  maître,  si  vous  étiez 
vêtu  légèrement.  —  Votre  dîner  est  bien  chaud  chez  vous, 
pendant  qu'ici  vous  restez  au  frais.  —  Etre  ainsi  attrapé!  il 
y  a  de  quoi  rendre  un  homme  furieux  comme  une  bête  à 
cornes. 

ANTIPHOLUS   D'ÉPHÈSE. 

—  Va  me  chercher  quelque  chose  ;  je  vais  enfoncer  la 
porte. 

DROMION  DE   SYRACUSE,    de  l'intérienr. 

—  Oui,  brisez  ici  n'importe  quoi,  et  je  vais  vous  rompre 
votre  caboche  de  coquin. 

DROMION   D'ÉPHÈSE. 

—  On  peut  bien  rompre  avec  vous  une  parole  ou  deux; 
les  paroles  ne  sont  qu'un  souffle  ;  —  eh  bien,  je  voudrais 
vous  en  briser  une  à  la  face,  pour  ne  pas  faire  lâchement 
les  choses. 

DROMION  DE   SYRACUSE,    de   l'intérieur. 

—  Il  paraît  que  tu  as  besoin  de  briser...  La  peste  soit 
de  toi ,  rustre  ! 

DROMION  D'ÉPHÈSE. 

—  C'est  trop  fort!...  La  peste  soit  de  toi!  Je  t'en  prie, 
laisse-moi  entrer. 


222  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

DROMION   DE   SYRACUSE^   de  l'intérieur. 

—  Oui,  quand  les  moutons  n'auront  pas  de  laine,  et  les 
poissons  pas  de  nageoires. 

ANTIPHOLUS  D'ÉPHÈSE. 

—  Allons,  je  vais  enfoncer  la  porte.  Va  me  chercher  un 
bélier. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Un  bélier  dépourvu  de  laine,  c'est  ainsi  que  vous 
l'entendez,  maître. 

A  Dromion  de  Syracuse. 

—  S'il  n'y  a  pas  de  poisson  sans  nageoire,  il  y  a  du 
moins  des  béliers  sans  laine.  —Et  nous  allons  voir,  coquin, 
si  un  de  ces  béliers-là  pourra  nous  faire  entrer. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Allons,  va  vite  me  chercher  un  bélier  de  fer. 

BALTHAZAR. 

—  Patience,  monsieur  !  Oh!  n'en  faites  rien.  —  Vous  atta- 
queriez ainsi  votre  réputation,—  en  mettant  à  la  portée  du 
soupçon  — l'honneur  immaculé  de  votre  femme.  —Encore  un 
mot...  La  longue  expérience  que  vous  avez  de  sa  sagesse, 

—  sa  chaste  vertu,  son  âge,  sa  modestie,  —  plaident  à  sa 
décharge  quelque  cause  inconnue  de  vous  ;  —  n'en  doutez 
pas,  monsieur,  elle  s'excusera  parfaitement  —  de  vous 
avoir  ainsi  fermé  la  porte.  — Croyez-moi,  retirez-vous  tran- 
quillement, —  et  allons  tous  dîner  au  Tigre;  — puis,  vers  le 
soir,  vous  reviendrez  seul  —  savoir  le  motif  de  cette 
étrange  expulsion.  —  Si  vous  tentez  d'entrer  de  vive  force, 

—  au  moment  le  plus  animé  de  la  journée,  —  le  vulgaire 
fera  là-dessus  des  commentaires.  —  Contre  votre  réputation 
encore  intacte,  —  la  multitude  élèvera  des  soupçons  odieux 

—  qui  pourront  plus  tard  forcer  la  porte  de  votre  tombeau 

—  et  peser  sur  vous  j usque  dans  la  mort.  —  Car  la  calomnie 
se  perpétue  comme  par  succession  ;  —  dès  qu'elle  s'est 
logée  quelque  part,  elle  s'y  fixe  à  jamais. 


SCÈNE  VI.  223 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Vous  m'avez  décidé.  Je  vais  partir  en  paix,  —  et,  si 
difficile  que  me  soit  la  gaieté,  je  prétends  m'égayer.  —  Je 
connais  une  donzelle  d'une  conversation  charmante,  — 
jolie  et  spirituelle,  mauvaise  et  pourtant  bonne.  —  C'est 
chez  elle  que  nous  dînerons  ;  à  propos  de  celte  fille  —  m'a 
femme,  (sans  motif,  je  le  jure,)  —  m'a  souvent  fait  la  guerre. 

—  Nous  irons  dîner  chez  elle. 

A  Angelo. 

Retournez  chez  vous  —  chercher  la  chaîne  ;  elle  doit  être 
terminée  maintenant;  —  rapportez-la-moi,  je  vous  prie,  au 
Porc-Épic;  —  c'est  là  le  logis.  La  chaîne,  —  quand  ce  ne 
serait  que  pour  vexer  ma  femme,  —j'en  ferai  cadeau  à  mon 
hôtesse;  dépêchez-vous,  cher  monsieur.  —  Puisque  ma 
propre  porte  me  refuse  l'hospitalité,— j'irai  frapper  ailleurs, 
et  je  verrai  si  on  m'y  repousse. 

ANGELO. 

—  J'irai  vous  rejoindre  là,  dans  une  heure  environ , 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Faites.  Cette  plaisanterie-là  me  coûtera  un  peu  cher. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  VI. 

[Même  lieu,] 

Entrent  Luciana  et  Antipholus  de  Syracuse. 

LUCIÂNA. 

—  Et  est-il  possible  que  vous  ayez  oublié  si  complète- 
ment— les  devoirs  d'un  mari?  Se  peut-il,  Antipholus,  —  que 
la  fleur  printanière  de  votre  amour  pourrisse  à  son  prin- 
temps?—L'amour  peut-il  menacer  ruine  avant  d'être  édi- 
fié? —  Si  vous  avez  épousé  ma  sœur  pour  sa  fortune,  — 
traitez-la  avec  plus  d'égards,  ne  fût-ce  qu'à  cette  considé- 


224  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ration.  —Ou  bien,  si  vous  aimez  ailleurs,  aimez  en  secret; 
—  masquez  votre  amour  perfide  d'une  aveuglante  appa- 
rence ;  —  que  ma  sœur  ne  le  lise  pas  dans  vos  yeux.  —  Que 
votre  langue  ne  soit  pas  l'organe  de  votre  propre  honte  ;  — 
ayez  l'air  tendre  et  la  parole  douce,  parez  la  déloyauté;  — 
habillez  le  vice  comme  le  hérault  de  la  vertu;  —  ayez  un 
front  pur,  si  taré  que  soit  votre  cœur  ;  —  donnez  au  péché 
l'attitude  d'un  saint;  —soyez  discrètement  trompeur.  A  quoi 
bon  lui  tout  révéler?  —  Quel  voleur  est  assez  simple  pour 
se  vanter  de  son  forfait?  —  Vous  êtes  doublement  coupable 
d'être  infidèle  à  votre  lit,  —  et  de  le  lui  laisser  lire  à  table 
dans  vos  regards.  —  La  honte,  bien  ménagée,  obtient  une 
considération  bâtarde  ;  —  les  mauvaises  actions  sont  doublées 
par  une  mauvaise  parole.  —  Hélas  !  pauvres  femmes  !  faites- 
nous  seulement  croire,  -  crédules  comme  nous  le  sommes, 
que  vous  nous  aimez  :  -  si  d'autres  ont  le  bras,  montrez- 
nous  la  manche.  —  Nous  tournons  dans  votre  mouvement, 
et  vous  nous  émouvez  à  votre  gré.  —  Ainsi,  mon  gentil 
frère,  rentrez  ;  —  consolez  ma  sœur,  rassurez-la,  appelez- 
la  votre  femme.  ~  C'est  une  sainte  manœuvre  que  d'être 
un  peu  faux,  —  quand  le  doux  souffle  de  la  flatterie  peut 
maîtriser  la  discorde. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Chère  dame  (car  je  ne  sais  quel  autre  nom  vous  don- 
ner, —  et  par  quel  prodige  vous  avez  deviné  le  mien,)  —  vos 
lumières  et  vos  grâces  font  de  vous  —  la  merveille  de  la 
terre,  une  créature  divine,  plus  que  terrestre!  —  Ap- 
prenez-moi, chère,  ce  que  je  dois  penser  et  dire;  —  dé- 
voilez à  mon  grossier  entendement  terrestre,  —  étouffé  sous 
l'erreur,  faible,  superficiel,  chétif, -le  sens  caché  de  vos 
décevantes  paroles.  —  Pourquoi,  en  dépit  de  sa  pure  loyauté, 
vous  efforcez-vous  —  d'égarer  mon  âme  dans  une  région 
inconnue?  — Êtes-vous  un  dieu?  Prétendez-vous  me  créera 
nouveau?  -  Alors  transformez-moi,   et  je  céderai  à  votre 


SCÈNE  VI.  225 

puissance.  —  Mais,  si  je  suis  ce  que  je  suis,  je  suis  bien 
sûr  -  que  votre  sœur  éplorée  n'est  pas  ma  femme,  —  et  que 
je  ne  dois  pas  hommage  à  son  lit.  —  Bien  plus,  bien  plus 
je  me  sens  entraîné  vers  vous.— Oh!  ne  m'attire  pas  par 
tes  chants,  suave  sirène,  —  pour  me  noyer  dans  le  flot  des 
larmes  de  ta  sœur;  —  chante,  sirène,  mais  pour  toi-même, 
et  je  raffolerai  ;  —  étends  sur  les  vagues  d'argent  ta  cheve- 
lure d'or,  —  et  je  ferai  d'elle  mon  lit,  et  je  m'y  coucherai  ; 
—  et,  dans  ce  glorieux  rêve,  je  regarderai  —  comme  un 
bien  de  pouvoir  mourir  ainsi.  —  Que  mon  idéal  amour 
soit  noyé  s'il  s'y  abîme  ! 

LUCIANA. 

—  Êtes-vous  fou  de  raisonner  ainsi? 

ANTIPHOLUS  DE  SYRACUSE. 

—  Je  ne  suis  pas  fou,  mais  aveuglé,  je  ne  sais  pas 
comment. 

LUCIANA. 

—  C'est  la  faute  de  vos  yeux. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  C'est  pour  avoir  de  trop  près  regardé  vos  rayons,  beau 
soleil. 

LUCL^NA. 

—  Fixez  vos  regards  oii  vous  le  devez,  et  cela  éclaircira 
votre  vue. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Autant  fermer  les  yeux,  ma  bien-aimée,  que  regarder 
la  nuit. 

LUCIANA. 

—  Pourquoi  m'appelez-vous  votre  bien-aimée?  Appelez 
ainsi  ma  sœur. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  La  sœur  de  ta  sœur. 

LUCIANA. 

Ma  sœur  ! 


226  Là  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ANTIPHOLUS    DE   SYRACUSE. 

Non,  —  c'est  toi,  toi,  la  meilleure  portion  de  moi-même, 
—la  vision  radieuse  de  ma  vision,  le  cœur  le  plus  profond  de 
mon  cœur  profond,  —  mon  aliment,  mafortune,  le  butdemon 
doux  espoir,  —le  ciel  unique  de  ma  terre,  et  ma  part  de  ciel! 

LUCIANA. 

—  Ma  sœur  est  tout  cela,  ou  devrait  l'être. 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

—  Sois  donc  cette  sœur,  ma  charmante,  car  c'est  toi  que 
j'ai  en  vue;  —  c'est  toi  que  je  veux  aimer,  avec  toi  que  je 
veux  passer  ma  vie.  —  Tu  n'as  pas  encore  de  mari,  ni  moi 
de  femme;  —  donne-moi  ta  main! 

LUCIANA. 

Oh!  doucement,  monsieur,  tenez-vous  tranquille;  —je  vais 
chercher  ma  sœur  pour  lui  demander  son  consentement.  - 

Sort  Luciana. 
Entre,  sortant  de  la  maison,  Dromion  DE  Syracuse. 
ANTIPHOLUS    DE   SYRACUSE. 

Eh  bien,  Dromion?  où  cours4u  si  vite? 

DROMION   DE   SYRACUSE* 

Vous  me  reconnaissez,  monsieur?  Suis-je  Dromion?  Suis- 
je  votre  homme?  Suis-je  moi-même? 

ANTIPHOLUS    DE    SYRACUSE. 

Tu  es  Dromion,  tu  es  mon  homme,  tu  es  toi-même. 

DROMION    DE    SYRACUSE. 

Je  suis  un  âne,  je  suis  l'homme  d'une  femme,  et  hors  de 
moi. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

De  quelle  femme  es-tu  l'homme?  Et  comment  es-tu  hors 
de  toi? 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Eh  bien,  monsieur,  je  ne  m'appartiens  plus,  je  suis  la 
propriété  d'une  femme,  une  femme  qui  prétend  à  moi,  qui 
me  hante,  qui  me  veut. 


SCÈNE  VI .  227 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Quelles  prétentions  peut-elle  avoir  sur  toi? 

DROMION  DE  SYRACUSE. 
Eh  !  monsieur,  juste  les  mêmes  prétentions  que  vous 
pourriez  avoir  sur  votre  cheval  ;  elle  me  réclame  comme 
une  bête;  ce  n'est  pas  que  je  sois  une  bête  et  qu'elle  me 
réclame  à  ce  titre;  mais  c'est  qu'elle-même  est  une  créature 
fort  bestiale  et  qu'elle  me  veut. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

Qui  est-elle? 

DROMION   DE    SYRACUSE. 
Une  fort  respectable  personne,  et  dont  on  ne  peut  parler 
sans  dire  :  sauf  votre  respect.  Je  n'ai  fait  qu'une  maigre 
affaire  dans  ce  marché-là,  et  pourtant  c'est  un  mariage  pro- 
digieusement gras. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 
Qu'entends-tu  par  mariage  gras? 

DROMION    DE    SYRACUSE. 

Eh  !  monsieur,  c'est  la  fille  de  cuisine^  et  elle  est  toute  en 
graisse  ;  je  ne  sais  pas  h  quoi  l'employer,  à  moins  d'en  faire 
une  lampe  pour  me  sauver  d'elle  à  sa  propre  lumière.  Je 
vous  garantis  que  ses  bardes,  avec  leur  suif,  brûleraient 
tout  un  hiver  de  Pologne.  Si  elle  vit  jusqu'au  jugement 
dernier,  elle  brûlera  une  semaine  de  plus  que  tout  le 
monde. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

De  quelle  couleur  est-elle? 

DROMION   DE    SYRACUSE. 
Basanée  comme  mon  soulier;  mais  sa  figure  est  bien 
loin  d'être  aussi  propre.  Pourquoi?  Parce  qu'elle  sue  tant 
qu'un  honnête  homme  en  aurait  de  la  crasse  au-dessus 
de  la  cheville. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

C'est  un  défaut  que  l'eau  corrigera. 


228  LA.  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

Non,  monsieur,  c'est  dans  le  grain  ;  le  déluge  de  Noé 
n'y  pourrait  rien. 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

Quel  est  son  nom? 

DROMION. 

Latone,  monsieur;  mais  son  nom  triplé,  c'est-à-dire 
une  triple  tonne,  ne  la  mesurerait  pas  d'une  hanche  à 
l'autre. 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

Elle  est  donc  d'une  certaine  taille? 

DROMION    DE    SYRACUSE. 

Elle  n'est  pas  plus  longue  de  la  tête  au  pied  que  d'une 
hanche  à  l'autre  ;  elle  est  sphérique  comme  un  globe  ;  je 
pourrais  trouver  tous  les  pays  en  elle  (21). 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

Dans  quelle  partie  de  son  corps  est  située  l'Irlande? 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

Eh  bien,  monsieur,  dans  ses  fesses  ;  je  l'ai  reconnue  aux 
marécages. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Où  est  l'Ecosse? 

DROMION   DE    SYRACUSE. 

Je  l'ai  reconnue  à  l'aridité  et  à  l'âpreté  ;  elle  est  dans  la 
paume  de  sa  main. 

ANTIPHOLUS    DE    SYRACUSE. 

Et  la  France? 

DROMION   DE    SYRACUSE. 

Dans  son  front,  armé,  hérissé  et  continuellement  sou- 
levé... à  contre-poil. 

ANTIPHOLUS    DE    SYRACUSE. 

Oh  est  l'Angleterre? 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

J'en  ai  cherché  les  falaises  crayeuses,  mais  je  n'ai  rien 


SCÈNE  VI.  229 

trouvé  de  blanc.  Je  conjecture  qu'elle  doit  être  dans  sa 
mâchoire  inférieure,  par  le  flux  acre  qui  coulait  entre  la 
France  et  elle. 

ANTIPHOLUS    DE    SYRACUSE. 
Oh  est  l'Espagne? 

DROMION    DE    SYRACUSE. 

Ma  foi,  je  ne  l'ai  pas  vue,  mais  j'en  ai  senti  les  chaleurs 
dans  son  haleine. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 
Où  sont  l'Amérique,  les  Indes? 

DROMION   DE   SYRACUSE. 
Oh  !  Monsieur,  sur  son  nez,  tout  enrichi  de  rubis,  d'es- 
carboucles,   de  saphirs  déployant  leurs  splendeurs  à  la 
chaude  haleine  de  l'Espagne,  laquelle  envoyait  des  armadas 
entières  de  galions  se  lester  à  son  nez  ! 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

Oh  sont  situés  la  Belgique,  les  Pays-Bas? 

DROMION  DE  SYRACUSE. 
Oh  !  monsieur,  je  n'ai  pas  regardé  si  bas.  Pour  con- 
clure, cette  souillon,  cette  stryge  a  revendiqué  ses  droits  sur 
moi,  m'a  appelé  Dromion,  m'a  juré  que  je  lui  étais  dévolu, 
m'a  dit  quels  signes  particuliers  j'ai  sur  moi,  la  marque  à 
mon  épaule,  le  signe  à  mon  cou,  la  grosse  verrue  à  mon 
bras  gauche;  si  bien  que,  tout  ébahi,  je  me  suis  sauvé  d'elle 
comme  d'une  sorcière.  Et  je  crois  que,  si  je  n'avais  pas 
eu  la  poitrine  cuirassée  de  foi  et  un  cœur  d'acier,  elle 
m'aurait  transformé  en  caniche,  et  m'aurait  fait  tourner  le 
tourne-broche. 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

-  Va,  cours  vite  à  la  rade  ;  -  et,  pour  peu  que  le  vent 
qui  souffle  nous  éloigne  du  rivage,  —  je  ne  veux  pas  rester 
cette  nuit  dans  cette  ville.  -S'il  y  a  une  barque  en  partance, 
reviens  au  marché  —  me  le  dire  ;  je  vais  m'y  promener.  — 
Si  chacun  nous  connaît  ici  sans  que  nous  connaissions  per- 
XIV.  15 


230  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

sonne,  —  il  est,  je  crois,  urgent  de  plier  bagage  et  de  dé- 
camper. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Comme  on  se  sauve  d'un  ours,  à  toutes  jambes,  —  je 
fuis,  moi ,  celle  qui  prétend  être  ma  femme. 

Il  sort. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Il  n'y  a  que  des  sorcières  qui  habitent  ce  pays  ;  —  et 
par  conséquent  il  est  grand  temps  que  je  m'en  aille.  — 
Celle  qui  m'appelle  son  mari ,  je  l'abhorre  —  comme 
épouse  du  fond  de  l'âme  ;  mais  sa  charmante  sœur,  —  douée 
d'une  grâce  si  gentiment  souveraine,  —  d'une  conversa- 
tion et  d'un  maintien  si  enchanteurs,  — m'a  presque  rendu 
traître  à  moi-même.  —  Mais,  pour  ne  pas  être  le  complice 
de  ma  ruine,  —  je  veux  fermer  l'oreille  aux  chants  de  la 
sirène. 

Entre  Angelo. 
ANGELO. 

—  Maître  Antipholus  ? 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Oui,  c'est  là  mon  nom. 

ANGELO. 

—  Je  le  sais,  monsieur.  Tenez,  voici  la  chaîne  ;  —  je 
croyais  vous  rattraper  au  Porc-Épic;  —mais  la  chaîne  n'était 
pas  finie,  et  c'est  ce  qui  m'a  retardé  si  longtemps. 

II  lui  offre  une  chaîne  d'or. 
ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  Que  désirez-vous  que  je  fasse  de  ceci  ? 

ANGELO. 

—  Ce  qui  vous  plaira  à  vous-même,  monsieur;  je  l'ai 
faite  pour  vous. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Vous  l'avez  faite  pour  moi  !  je  ne  l'ai  pas  commandée! 


SCÈNE  VII.  251 

ANGELO. 

—  Pas  une  fois  ni  deux  fois,  mais  vingt  fois;  —  rentrez 
avec  elle,  et  gratitîez-en  votre  femme  ;  —  bientôt,  à  l'heure 
du  souper,  je  vous  ferai  visite,  —  et  alors  je  recevrai  l'ar- 
gent de  ma  chaîne. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Veuillez,  monsieur,  recevoir  l'argent  maintenant  ;  — 
sans  quoi  vous  pourriez  bien  ne  revoir  ni  chaîne  ni  argent. 

ANGELO. 

—  Vous  êtes  jovial,  monsieur  ;  adieu. 

Il  sort. 
ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

~  Que  penser  de  ceci  ?  je  ne  saurais  le  dire  ;  —  mais 
ce  que  je  pense,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  d'homme  assez 
sot  —  pour  refuser  l'offre  d'une  si  belle  chaîne.  —  Je  vois 
qu'ici  un  homme  n'est  pas  réduit  à  vivre  d'expédients,  — 
puisqu'il  lui  arrive  dans  les  rues  des  présents  aussi  mas- 
sifs.— Je  vais  au  marché  pour  y  attendre  Dromion.  —  S'il 
y  a  un  navire  qui  appareille,  en  route  sur-le-champ  ! 

Il  sort. 

SCÈNE  VII. 

[Une  place.] 

Entrent  un  Marchand,  Angelo  et  un  Officier  de  justice. 
LE  MARCHAND. 

—  Vous  savez,  la  somme  est  due  depuis  la  Pentecôte,  — 
et  depuis  lors  je  ne  vous  ai  pas  beaucoup  importuné,  —  et 
je  ne  le  ferais  même  pas  aujourd'hui  si,  devant  partir  — 
pour  la  Perse,  je  n'avais  besoin  de  florins  pour  mon 
voyage.  —  Veuillez  donc  vous  acquitter  sur-le-champ,  — 
ou  je  vous  fais  arrêter  par  cet  officier. 

ANGELO. 

—  J'ai  à  recevoir  d'Antipholus  —  juste  la  somme  que  je 


232  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

VOUS  dois  ;  —  et,  au  moment  où  je  vous  ai  rencontré,  —  je 
venais  de  lui  remettre  une  chaîne  ;  à  cinq  heures,  —  j'en 
toucherai  l'argent.  —  Veuillez  m'accompagner  jusque  chez 
lui,  —  j'acquitterai  mon  engagement,  et  de  plus  je  vous  re- 
mercierai. 

Eatrent  Antipholus  d'Éphèse  et  Dromion  d'Éphèse. 

l'officier. 

—  Vous  pouvez  vous  épargner  cette  peine  ;  le  voici  qui 
vient. 

ANTIPHOLUS  d'Éphèse,  à  Dromion. 

—  Pendant  que  je  vais  chez  l'orfèvre,  va,  toi,  —  acheter  un 
bout  de  corde;  j'en  ferai  des  largesses  — à  ma  femme  et  à  ses 
complices,  —  pour  leur  apprendre  à  me  fermer  ma  porte 
en  plein  jour.  —  Mais  doucement  !  j'aperçois  l'orfèvre  ;  dé- 
tale, —  achète  une  corde  et  apporte-la-moi  à  la  maison. 

DROMION  d'Éphèse. 

—  J'achète  mille  livres  de  revenu  !  j'achète  une  corde  ! 

Sort  Dromion. 
ANTIPHOLUS  d'Éphèse^  à  Angelo. 

—  On  est  bien  avisé  de  se  fier  à  vous!  —  j'avais  promis 
votre  présence  et  la  chaîne;  —  mais  ni  chaîne  ni  orfèvre  ne 
sont  venus.  —  Vous  avez  cru  apparemment  que  nos  amours 
dureraient  trop  longtemps  —  si  elles  étaient  liées  par  une 
chaîne,  et  voilà  pourquoi  vous  n'êtes  pas  venu. 

A^^GELO. 

—  N'en  déplaise  à  votre  humeur  joviale,  voici  la  note  — 
du  poids  de  votre  chaîne  jusqu'au  dernier  carat,  —  du  titre 
de  l'or  et  des  frais  de  la  façon  :  —  le  tout  se  monte  à  trois 
ducats  de  plus  —  que  je  ne  dois  à  ce  monsieur.  —  Je  vous 
prie  d'acquitter  immédiatement  ma  créance  ;  —  car  il  va 
s'embarquer  et  n'attend  plus  que  ça. 

ANTIPHOLUS  d'Éphèse. 

—  Je  n'ai  pas  sur  moi  la  somme  nécessaire  ;  —  et  pus 


SCÈNE  VU,  233 

j'ai  une  affaire  en  ville.  —  Bon  signor,  menez  cet  étranger 
chez  moi,  —  prenez  avec  vous  la  chaîne,  et  dites  à  ma 
femme  —  d'en  solder  le  prix  en  la  recevant  ;  —  peut-être 
serai-je  là-bas  aussitôt  que  vous. 

ANGELO. 
—Alors  vous  voudrez  bien  lui  porter  la  chaîne  vous-même. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Non,  emportez-la  avec  vous  dans  la  crainte  que  je 
n'arrive  pas  à  temps. 

ANGELO. 

—  Eh  bien,  monsieur,  soit.  Avez-vous  la  chaîne  sur 
vous? 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Si  je  ne  l'ai  pas,  monsieur,  j'espère  bien  que  vous 
l'avez;  —  autrement  vous  pourriez  vous  en  retourner  sans 
votre  argent. 

ANGELO. 

—  Allons,  je  vous  en  prie,  monsieur,  donnez-moi  la 
chaîne.  —  Le  vent  et  la  marée  réclament  ce  monsieur,  — 
et  je  suis  blâmable  de  l'avoir  retenu  ici  si  longtemps. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Bon  Dieu!  vous  usez  de  ce  badinage  pour  excuser 
—votre  manque  de  parole  au  rendez-vous  du  Porc-Épic;  — 
ce  serait  à  moi  de  vous  gronder  pour  ne  pas  l'avoir  appor- 
tée, —  et  c'est  vous,  querelleur,  qui  tout  le  premier  me 
cherchez  noise  î 

LE  MARCHAND,  à  Angelo. 

—  L'heure  avance  ;  je  vous  en  prie,  monsieur,  dépêchez- 
vous. 

ANGELO,  à  Antipholus. 

—  Vous  voyez  comme  il  m'importune  :  la  chaîne  ! 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Eh  bien,  portez-la  à  ma  femme,  et  vous  toucherez 
votre  argent. 


234  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS, 

ANGELO. 

—Allons,  allons,  vous  savez  bien  que  je  vous  l'ai  remise 
à  l'instant  :  —  ou  envoyez  la  chaîne ,  ou  envoyez  un  mot 
par  moi. 

ANTIPHOLUS   D'ÉPHÈSE. 

—  Fi  !  vous  poussez  cette  plaisanterie  trop  loin.  —Allons, 
cil  est  la  chaîne?  faites-la-moi  voir,  je  vous  prie. 

LE   MARCHAND. 

—  Mes  affaires  ne  peuvent  plus  admettre  ce  badinage. 
—  Cher  monsieur,  dites-moi  si  vous  voulez  me  payer,  ou 
non  ;  —  sinon,  je  vais  le  livrer  à  l'officier. 

ANTIPHOLUS   D'ÉPHÈSE. 

—  Moi,  vous  payer  !  qu'ai-je  donc  à  vous  payer? 

ANGELO. 

—  L'argent  que  vous  me  devez  pour  la  chaîne  ! 

ANITPHOLUS   D'ÉPHÈSE. 

—  Je  ne  vous  dois  rien  tant  que  je  n'ai  pas  reçu  la 
chaîne. 

ANGELO. 

—  Vous  savez  bien  que  je  vous  l'ai  donnée,  il  y  a  une 
demi-heure. 

ANTIPHOLUS   D'ÉPHÈSE. 

—  Vous  ne  m'avez  rien  donné  ;  vous  m'offensez  fort  en 
disant  cela. 

ANGELO. 

—  Vous  m'offensez  plus  fort ,  monsieur,  en  le  niant,  — 
Considérez  qu'il  y  va  de  mon  crédit. 

LE   MARCHAND,    toontrant  Angelo. 

—  Eh  bien,  officier,  arrêtez-le  à  ma  requête. 

l'officier,    à  Angelo. 

—  Je  vous  arrête,  et  je  vous  somme,  au  nom  du  duc,  de 
m'obéir. 

ANGELO,   à  Antipholus. 

—  Ceci  me  touche  dans  ma  réputation.  —  Consentez  à 


SCÈNE  VII.  235 

payer  cette  somme  pour  moi,  —  ou  je  vous  fais  appréhen- 
der par  cet  officier. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Que  je  consente  à  te  payer  pour  ce  que  je  n'ai  pas  eu  ! 

—  Arrête-moi ,  être  stupide,  si  tu  l'oses  ! 

ANGELO,    à  l'officier. 

—  Voici  tes  honoraires  ;  officier,  arrête-le.  —  Je  n'épar- 
gnerais pas  mon  propre  frère  en  pareil  cas,  —  s'il  se  jouait 
de  moi  aussi  ouvertement. 

l'officier,    à  Antipholus. 

—  Je  vous  arrête,  monsieur;  vous  avez  entendu  la  re- 
quête. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Je  t'obéis  en  attendant  que  je  t'aie  donné  caution. 

—  Mais  vous,  coquin,  vous  me  paierez  cher  cette  plaisan- 
terie :  —  tout  le  métal  de  votre  boutique  m'en  répondra. 

ANGELO. 

—  Monsieur,  monsieur,  j'obtiendrai  justice  à  Éphèse,  — 
pour  votre  honte,  je  n'en  doute  pas,  pour  votre  honte 
notoire. 

Entre  Dromion  de  Syracuse. 

DROMION  DE   SYRACUSE,  à  Antipholus. 

—  Maître,  il  y  a  une  barque  d'Épidamnum  —  qui  n'at- 
tend plus  que  son  patron  —  pour  mettre  à  la  voile  ;  j'ai  fait 
porter,  monsieur,  —  nos  bagages  à  son  bord,  et  j'ai  acheté 

—  de  l'huile,  du  baume  et  de  l'eau-de-vie.  —  Le  navire 
est  tout  appareillé  ;  le  vent  favorable  —  souffle  gaîment  de 
la  terre  :  on  n'attend  plus  — que  le  patron,  maître,  et  vous- 
même. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Ah  çà  !  es-tu  fou  ?  animal  stupide,  —quel  est  le  navire 
d'Épidamnum  qui  m'attend? 


236  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Le  navire  où  vous  m'avez  envoyé  arrêter  notre  pas- 
sage ! 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Misérable  ivrogne  !  je  t'ai  envoyé  en  quête  d'une 
corde ,  —  et  je  t'ai  dit  à  quelle  intention,  et  dans  quel  but. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Vous  m'avez  envoyé  aussi  bien  me  faire  pendre  !  — 
Allons,  monsieur,  vous  m'avez  envoyé  à  la  baie  en  quête 
d'un  navire. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Je discuterai  cette  affaire-là  plus  à  loisir, —  et  j'appren- 
drai à  vos  oreilles  à  m'écouter  avec  plus  d'attention.  — 
Maraud,  cours  vite  chez  Adriana,  —  donne-lui  cette  clef, 
et  dis-lui  que,  dans  le  bureau  —  qui  est  couvert  d'un  tapis 
turc,  —  il  y  a  une  bourse  de  ducats  ;  qu'elle  me  l'envoie  ; 
—  dis-lui  que  j'ai  été  arrêté  dans  la  rue,  —  et  que  ce  sera 
ma  caution.  Cours,  maraud  :  pars...  —  En  avant,  l'officier  ! 
En  prison  jusqu'à  ce  qu'il  revienne. 

Sortent  le  marchand,  Angelo,  Antipholus  d'Éphèse  et  l'officier. 
DROMION   DE  SYRACUSE. 

—  Chez  Adriana  !  C'est  là  que  nous  avons  dîné,  —  là  que 

cette  Douzabelle  m'a  réclamé  pour  son  mari  :  —  elle  est 

trop  grosse,  j'espère,  pour  que  je  puisse  l'embrasser.  —Il  faut 

que  j'y  retourne  bien  malgré  moi;  —  car  il  faut  que  les 

serviteurs  fassent  la  volonté  de  leur  maître. 

Il  sort. 

SCÈNE    VIII. 

[La  maison  d'Antipholas  d'Éphèse.] 
Entrent  Adriana  et  Luciana. 

ADRIANA. 

—  Ah  !  Luciana  !  il  t'a  pressée  ainsi  !  —  As-tu  pu  voir  dis- 
tinctement à  son  air  —  s'il  parlait  sérieusement,   oui  ou 


SCÈNE  VIII.  237 

non?—  Sa  figure  était-elle  rouge  ou  pâle,  grave  ou  gaie?  — 
Pouvais-tu  observer  sur  son  visage  —  les  émotions  de  son 
cœur,  comme  des  météores  en  lutte  ? 

LUCIMA. 

—  Et  d'abord  il  a  nié  que  vous  eussiez  aucun  droit 
sur  lui. 

ÂDRIÂNA. 

—  Il  a  voulu  dire  qu'il  ne  m'en  accordait  aucun;  offense 
bien  plus  grande! 

LUCIÂNA. 

—  Puis  il  a  juré  qu'il  était  ici  un  étranger. 

ADRIANA. 

—  Et  il  a  juré  la  vérité,  le  parjure  ! 

LUCIANA. 

—  Alors  j'ai  parlé  pour  vous. 

ADRIANA. 

Et  qu'a-t-ildit? 

LUCIANA. 

—  L'amour  que  j'implorais  pour  vous,  il  l'a  imploré 
de  moi. 

ADRIANA. 

—  Avec  quels  arguments  réclamait-il  ton  amour? 

LUCIANA. 

—  Avec  des  paroles  qui  auraient  pu  être  émouvantes  dans 
une  bonne  cause.  -  D'abord,  il  a  loué  ma  beauté,  puis 
mon  langage. 

ADRIANA. 

—  Lui  as-tu  parlé  comme  il  le  fallait? 

LUCIANA. 

De  la  patience,  je  vous  conjure. 

ADRIANA. 

—  Je  ne  puis  ni  ne  veux  me  contenir.  —  Ma  langue,  sinon 
mon  cœur,  aura  sa  satisfaction.  —Il  est  difforme,  contrefait, 
vieux  et  flétri,  —  laid  de  visage,  plus  laid  de  corps,  mons- 


238  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

trueux  en  tout,  —  vicieux,  ignoble,  sot,  stupide,  ingrat,  — 
dénaturé  physiquement,  pire  moralement. 

LUCIÂNA. 

—  Qui  devrait  être  jalouse  d'un  pareil  être?  —  On  ne 
pleure  pas  la  perte  d'un  mal  disparu. 

ÀDRIANA. 

"  Ah!  mais  je  pense  de  lui  plus  de  bien  que  je  n'en 
dis  :  —  et  pourtant  je  voudrais  qu'il  fût  pire  encore  aux 
yeux  des  autres.  —  Le  vanneau  crie  en  s'éloignant  de  son 
nid;  —  mon  cœur  prie  pour  lui,  bien  que  ma  langue  le 
maudisse. 

Entre  Dromion  de  Syracuse. 
DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Vite,  allons;  le  bureau,  la  bourse!  chère  dame,  dé- 
pêchez. 

LUCIÂNA. 

—  Comment  t'es-tu  mis  ainsi  hors  d'haleine? 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

A  force  de  courir. 

ADRIANA. 

—  Oij  est  ton  maître,  Dromion?  Est-il  bien? 

DROMION   DE  SYRACUSE. 

—  Non,  il  est  dans  les  limbes  du  Tartare,  pis  qu'en  en- 
fer.—Un  diable  en  costume  inusable  l'a  saisi  :  —un  diable 
dont  le  cœur  dur  est  boutonné  d'acier,  —  un  démon,  un 
vampire,  impitoyable  et  rude, —  un  loup,  pis  que  cela,  un 
être  tout  en  buffle  (22),  —  un  ami  traître  qui  vous  frappe 
l'épaule,  un  gaillard  qui  intercepte  —  la  circulation  des 
allées,  des  recoins,  des  ruelles,  -un  Hmier  qui  peut  suivre 
une  fausse  piste,  mais  qui  trouve  toujours  la  vraie,  —  un 
être  qui,  avant  le  jugement,  conduit  les  pauvres  âmes 
dans  les  ténèbres! 


SCÈNE  VIII.  239 

ADRIANA. 

—  Çà,  mon  cher,  de  quoi  s'agit-il? 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Je  ne  sais  pas  dé  quoi  il  s'agit  ;  en  tout  cas  il  est 
arrêté. 

ADRIANA, 

—  Arrêté!  Dis-moi  à  quel  effet. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Je  ne  sais  pas  à  quel  effet  il  est  arrêté  ;  —  ce  qui  est 
certain,  c'est  que  celui  qui  l'a  arrêté  a  des  effets  tout  en 
buffle.  —  Voulez-vous,  madame,  lui  envoyer,  pour  sa  rançon, 
l'argent  qui  est  dans  son  bureau  ? 

ADRIANA. 

—Va  le  chercher,  sœur. 

*  Sort  Luciana. 

Je  m'étonne  — qu'il  se  soit  ainsi  endetté  à  mon  insu...  — 
Dis-moi,  est-ce  pour  un  billet  qu'il  a  été  arrêté? 
DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Ce  n'est  pas  pour  un  billet,  mais  pour  quelque  chose 
de  plus  massif, —  une  chaîne,  une  chaîne.  Entendez-vous 
le  son? 

ADRIANA. 

Delà  chaîne? 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Non,  non,  delà  cloche.  Il  est  temps  que  je  parte.  — Il 
était  deux  heures  quand  j'ai  quitté  mon  maître,  et  voilà 
l'horloge  qui  frappe  une  heure. 

ADRIANA.  . 

—Les  heures  reculent  donc!  je  n'ai  jamais  ouï  chose 
pareille. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

-Oh!- oui,  quand  une  heure  rencontre  un  recors,  la 
peur  lui  fait  rebrousser  chemin. 


240  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ADRIANA. 

—  Comme  si  le  temps  avait  des  dettes!  Comme  tu  rai- 
sonnes bêtement! 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Le  temps  est  un  véritable  banqueroutier;  il  doit  plus 
qu'il  ne  vaut  à  l'occasion.  —Et  c'est  aussi  un  voleur  ;  n'avez- 
vous  jamais  ouï  dire—  que  le  temps  marche  nuit  et  j(fur  à 
la  dérobée?  —  S'il  est  endetté  et  voleur,  et  qu'il  rencontre 
unrecors,  —  n'a-t-il  pas  de  raison  pour  rebrousser  chemin, 
une  heure  dans  un  jour? 

Entre  LuciANA. 

ADRIANA. 

—  Va,  Dromion,  voici  l'argent,  porte-le  vite, —  et  ramène 
ton  maître  immédiatement.  — Viens,  sœur,  je  suis  accablée 
par  ma  pensée,  —  ma  pensée,  tour  à  touî  mon  soutien  et 
mon  tourment! 

Us  sortent. 

SCÈNE  IX. 

[La  place  du  Marché.] 
Entre  Antipholus  de  Syracuse. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  Je  ne  rencontre  pas  un  homme  qui  ne  me  salue,  — 
comme  si  j'étais  pour  lui  une  vieille  connaissance;  -  et 
chacun  m'appelle  par  mon  nom.  —  Les  uns  m'offrent  de 
l'argent,  d'autres  m'invitent;  —  d'autres  me  remercient  de 
services  rendus;  —  d'autres  m'offrent  des  marchandises  à 
acheter.  —  Tout  à  l'heure  un  tailleur  m'a  appelé  dans  sa 
boutique,  —  m'a  montré  des  soieries  qu'il  avait  achetées 
pour  moi,  — et  là-dessus  a  pris  mesure  de  ma  personne.  — 
Sûrement  tout  cela  n'est  qu'artifice  magique,  —  et  les  sor- 
ciers de  Laponie  habitent  ici.  — 


SCÈNE  IX.  241 

Entre  Dromion  de  Syracuse. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 
Maître,   voici  l'or  que  vous  m'avez  envoyé  chercher. 
Quoi!  Vous  êtes  donc  débarrassé  de  cette  effigie  du  vieil 
Adam  habillée  de  neuf? 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Quel  est  cet  or?  De  quel  Adam  veux-tu  parler? 

DROMION   DE    SYRACUSE. 

Non  de  cet  Adam  qui  gardait  le  paradis,  mais  de  cet 
Adam  qui  garde  la  prison,  de  celui  qui  est  vêtu  de  la  peau 
du  veau  tué  pour  l'Enfant  prodigue,  de  celui  qui  allait 
derrière  vous,  monsieur,  comme  le  mauvais  ange,  et  qui 
vous  forçait  de  renoncer  à  votre  liberté. 

.      ANTIPflOLUS   DE   SYRACUSE. 

Je  ne  te  comprends  pas. 

DROMION    DE    SYRACUSE. 

Non?  Eh!  c'est  pourtant  chose  claire  :  celui  qui  va,  comme 
une  basse  de  viole,  dans  une  gaîne  de  cuir,  l'homme,  mon- 
sieur, qui,  quand  les  gens  sont  fatigués,  leur  tape  sur 
l'épaule  et  les  emmène  reposer;  celui,  monsieur,  qui  prend 
en  pitié  les  hommes  ruinés,  et  les  habille  à  perpétuité;  qui 
se  pique  d'exécuter  plus  d'exploits  avec  sa  masse  qu'un 
More  avec  sa  lance. 

ANTIPHOLUS   DE    SYRACUSE. 

Quoi  !  veux-tu  parler  d'un  recors  ? 

DROMION    DE    SYRACUSE. 

Oui,  monsieur,  le  sergent  des  engagements,  celui  qui 
exige  des  comptes  de  quiconque  manque  à  un  engagement, 
celui  qui  croit  toujours  qu'on  va  se  coucher  et  vous  souhaite 
toujours  un  bon  repos. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Allons,  monsieur,  laissez  en  repos  vos  niaiseries.  Y  a- 


242  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

t-il  un  navire  en  partance  ce  soir?  Pouvons-nous  nous  en  aller? 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

Eh!  monsieur,  je  vous  ai  annoncé,  il  y  a  une  heure,  que 
le  navire  l'Expédition  met  à  la  voile  ce  soir  :  et  alors  vous 
avez  été  retenu  par  le  sergent  et  arrêté  au  cri  de  halte!... 
Voici  les  anges  que  vous  m'avez  envoyé  chercher  pour  votre 
délivrance. 

Il  lui  remet  de  l'argent. 
ANTIPHOLUS    DE   SYRACUSE. 

—  Le  drôle  divague,  et  moi  aussi;  —  nous  errons  ici  en 
pleine  illusion.  —  Que  quelque  saint  pouvoir  nous  tire 
de  céans  ! 

Entre  UNE  Courtisane. 

LA   COURTISANE. 

—  Bonne rencontre,  bonne  rencontre,  maître  Antipholus  ! 

-  Je  vois,  monsieur,  que  vous  avez  enfin  trouvé  l'orfèvre. 

—  Est' ce  là  la  chaîne  que  vous  m'avez  promise  aujourd'hui  ? 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

Arrière,  Satan  !  je  te  défends  de  me  tenter. 

DROMION   DE    SYRACUSE. 

Maître,  est-ce  là  madame  Satan? 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

C'est  le  diable. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Non,  c'est  pis  que  cela  ;  c'est  la  femelle  du  diable;  elle 
vient  ici  sous  la  forme  d'une  fille  légère;  aussi,  quand  une 
fille  dit  :  Dieu  me  damne!  c'est  comme  si  elle  disait  :  Dieu 
fasse  de  moi  une  fille  légère  !  Il  est  écrit  qu'elles  appa- 
raissent aux  hommes  comme  des  êtres  flambants  :  la  flamme 
procède  du  feu,  et  le  feu  brûle!  Donc,  les  filles  légères 
doivent  brûler.  Ne  l'approchez  pas. 

LA    COURTISANE. 

—  Votre  valet  et  vous  vous  êtes  d'une  merveilleuse  gaîté, 


SCÈNE  IX.  243 

monsieur.  —  Voulez-vous  venir  avec  moi?  Nous  trouverons 
ici  de  quoi  avoir  un  souper  parfait.  — 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Maître,  si  vous  y  allez,  comptez  sur  une  collation  à  la 
cuiller,  et  munissez-vous  d'une  longue  cuiller. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

Pourquoi,  Dromion? 

DROfflON  DE  SYRACUSE. 

Eh  bien,  parce  qu'il  faut  avoir  une  longue  cuiller  pour 
manger  avec  le  diable. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Arrière  donc,  démon  !  que  me  parles-tu  de  souper?  — 
Tues,  comme  toutes  tes  pareilles,  une  sorcière  :  —  jeté 
conjure,  laisse-moi  et  va-t'en. 

LA  COURTISANE. 

—  Donnez-moi  la  bague  que  vous  avez  eue  de  moi  à 
dîner,  —  ou  la  chaîne  que  vous  m'avez  promise  en  échange 
de  mon  diamant,  —  et  je  partirai,  monsieur,  sans  plus  vous 
importuner. 

DROfflON  DE   SYRACUSE. 

—  Il  y  a  des  diables  qui  ne  demandent  que  la  rognure 
d'un  ongle,  —  un  fétu,  un  cheveu,  une  goutte  de  sang, 
une  épingle,  — une  noix,  un  noyau  de  cerise;  mais  elle,  plus 
avide,  —  voudrait  une  chaîne  d'or.  —  Maître,  faites  atten- 
tion :  si  vous  la  lui  donnez,  —  le  diable  secouera  sa  chaîne 
et  nous  en  épouvantera. 

LA  COURTISME. 

—  Je  vous  en  prie,  monsieur,  ma  bague  ou  la  chaîne  ! 
—  Vous  n'avez  pas,  j'espère ,  l'intention  de  me  voler 
ainsi. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  Arrière,  sorcière!  Allons,  Dromion,  partons! 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Fi  de  l'orgueil!  dit  le  paon  :  vous  savez  ça,  madame. 

Sortent  Antipholus  de  Syracuse  et  Dromion  de  Syracuse. 


244  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

LA   COURTISANE. 

—  Sans  nul  doute  Antipholus  est  fou  ;  —  sans  quoi  il  ne 
se  comporterait  pas  ainsi.  —  Il  a  de  moi  une  bague  valant 
quarante  ducats  ;  —  il  m'a  promis  en  retour  une  chaîne  ;  —  et 
maintenant  il  ne  veut  me  donner  ni  l'une  ni  l'autre.  —  Ce 
qui  me  fait  conclure  qu'il  est  fou  —  (outre  la  preuve  qu'il 
vient  d'en  donner),—  c'est  le  conte  extravagant  qu'il  m'a 
fait  aujourd'hui  à  dîner,  —  en  prétendant  qu'on  lui  avait 
fermé  sa  propre  porte  !  —  Il  est  possible  que  sa  femme, 
informée  de  ses  accès,  —  lui  ait  effectivement  refusé  l'en- 
trée. —  Maintenant  il  ne  me  reste  qu'à  courir  chez  lui,  —  et 
à  dire  à  sa  femme  que,  que  dans  une  de  ses  lunes,  —il  est 
entré  brusquement  chez  moi,  et  m'a  enlevé  de  force  —  ma 
bègue.  C'est  le  meilleur  parti  que  j'aie  à  prendre.  —  Car 

quarante  ducats,  c'est  une  trop  grosse  perte. 

Elle  sort. 

SCÈNE  X. 

[Le  Marché.] 
Entrent  Antipholus  d'Éphèse  et  un  Officier  de  justice. 

ANTIPHOLUS  d'Éphèse. 

—  Ne  crains  rien,  l'ami,  je  ne  m'évaderai  pas;  —  avant 
•de  te  quitter,  je  te  remettrai  pour  caution  —  une  somme 
égale  à  celle  pour  laquelle  je  suis  arrêté.  —  Ma  femme  est 
d'humeur  maussade  aujourd'hui,  —  et  elle  n'aura  pas  cru 
légèrement,  sur  la  foi  du  messager,  —  que  j'ai  été  arrêté 
dans  Éphèse  :  —je  vous  l'affirme,  cette  nouvelle  aura  sonné 
étrangement  à  ses  oreilles. 

Entre  Dromion  d'Éphése,  tenant  un  bout  de  corde. 

—  Voici  mon  homme  ;  je  pense  qu'il  apporte  l'argent. 
—  Eh  bien,  monsieur,  avez-vous  ce  que  je  vous  ai  envoyé 
chercher? 


SCÈNE  X.  245 

DROfflON  d'ÉPHÈSE. 

—  Voilà,  je  vous  le  garantis,  de  quoi  les  payer  tous. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Mais  où  est  l'argent  ? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Eh  !  monsieur,  j'ai  donné  l'argent  pour  la  corde  ! 

ANTIPHOLUS    d'ÉPHÈSE. 

—  Cinq  cents  ducats,  misérable,  pour  une  corde  ! 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—Je  vous  en  fournirai  cinq  cents,  monsieur,  à  ce  prix-là. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Dans  quel  but  t'ai-je  dit  de  courir  à  la  maison  ? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Pour  un  bout  de  corde  ;  el  je  reviens  dans  le  but  de 
vous  l'apporter. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Et  voici  dans  quel  but  je  la  reçois. 

Il  le  frappe. 

l'officier. 
Cher  monsieur,  ayez  patience  ! 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 
Ah  !  c'est  à  moi  d'être  patient  ;  je  suis  dans  l'adversité. 

l'officier. 
Mon  bon,  retiens  ta  langue. 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

Ah  !  persuadez-lui  plutôt  de  retenir  sa  main. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

Fils  de  putain  !  maraud,  tu  as  donc  perdu  le  sens  ? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

Je  voudrais  bien  l'avoir  perdu,  monsieur,  pour  ne  pas 
sentir  vos  coups. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

Tu  n'es  sensible  qu'aux  coups,  comme  les  ânes. 
XIV.  16 


846  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

DROMION  D'ÉPHÈSE. 

Je  suis  un  âne  en  effet  ;  mes  oreilles  si  bien  allongées  par 
vous  le  prouvent...  Je  l'ai  servi  depuis  l'heure  de  ma  nais- 
sance jusqu'à  cet  instant,  et  je  n'ai  rien  gagné  à  son  service 
que  des  coups.  Quand  j'ai  froid,  il  me  réchauffe  avec  une 
raclée;  quand  j'ai  chaud,  il  me  rafraîchit  avec  une  raclée; 
une  raclée  m'éveille  quand  je  dors,  me  fait  lever  quand  je 
suis  assis,  me  met  à  la  porte  quand  je  sors,  m'accueille 
quand  je  rentre.  Je  l'ai  constamment  sur  les  épaules,  comme 
une  mendiante  son  marmot  ;  et  je  crois  que,  quand  il 
m'aura  estropié,  je  mendierai  avec  elle  de  porte  en  porte. 

Entrent  AdrianA;,  luciana,  la  Courtisane,  le  maître  d'école 

PiNCH. 
ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

Allons,  avançons;  voilà  ma  femme  qui  arrive. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

Maîtresse,  respice  finem^  attention  au  but,  ou  plutôt, 
pour  parler  comme  un  perroquet,  gare  au  bout  de  corde  ! 
ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 
Tu  bavarderas  donc  toujours  ! 

Il  le  frappe. 
LA   COURTISANE. 

—  Qu'en  dites-vous  maintenant?  Est-ce  que  votre  mari 
n'est  pas  fou  ? 

ADRIANA. 

—  Son  incivilité  ne  le  prouve  que  trop.  —  Bon  docteur 
Pinch,  vous  êtes  exorciste  ;  —  rétablissez-le  dans  son  bon 
sens,  —  et  je  vous  accorderai  tout  ce  que  vous  demanderez. 

LUCIANA. 

—  Hélas  !  comme  il  a  le  regard  enflammé  et  furieux  ! 

U   COURTISANE. 

—  Voyez  comme  il  frémit  dans  son  transport  ! 


SCÈNE  X.  247 

PINCH,    à  Antipholns. 

—  Donnez-moi  votre  main,  et  laissez-moi  vous  tâter  le 
pouls. 

ANTIPHOLUS  D'ÉPHÈSE. 

—  Voici  ma  main,  laissez-la  vous  tâter  l'oreille. 

PINCH. 

—  Je  te  somme,  ô  Satan,  logé  dans  cet  homme,  —  de  te 
retirer  devant  mes  saintes  prières,  —  et  de  rentrer  au  plus 
vite  dans  ton  empire  de  ténèbres  :  —je  t'exorcise  par  tous  les 
saints  du  paradis. 

ANTIPHOLUS  D'ÉPHÈSE. 

--  Paix,  sorcier  radoteur,  paix,  je  ne  suis  pas  fou. 

ÂDRIANA, 

—  Plût  au  ciel  que  tu  ne  le  fusses  pas,  pauvre  âme  eu 
détresse  ! 

ANTIPHOLUS    D'ÉPHÈSE,    à  Adriana. 

—  Mignonne,  sont-ce  là  vos  familiers?  —  Est-ce  ce  com- 
pagnon à  face  de  safran  —  qui  banquetait  et  festoyait  aujour- 
d'hui chez  moi,  —  tandis  que  ma  porte,  complice,  restait 
fermée  pour  moi  —  et  que  l'entrée  de  ma  maison  m'était 
interdite? 

ADRIANA. 

—  Ah!  mon  mari,  Dieu  sait  que  vous  avez  dîné  à  la 
maison.  —  Que  n'y  êtes-vous  resté  jusqu'à  cette  heure  !  — 
Ce  scandale,  cette  humiliation  publique  vous  eussent  été 
épargnés. 

ANTIPHOLUS    D'ÉPHÈSE,    à  Dromion. 

—  J'ai  dîné  à  la  maison,  moi  !  Qu'en  dis-tu,  toi,  ma- 
raud? 

DROMION   D'ÉPHÈSE. 

—  Monsieur,  pour  dire  le  vrai,  vous  n'avez  pas  dîné  à  la 
maison. 

ANTIPHOLUS    D'ÉPHÈSE. 

—  Est-ce  que  mes  portes  n'étaient  pas  fermées,  et  moi 
dehors? 


248  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

DROMION    d'ÉPHÈSE. 

—  Pardi  !  vos  portes  étaient  fermées,  et  vous  dehors. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

Et  est-ce  qu'elle-même  alors  ne  m'a  pas  injurié? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Sans  fable,  elle  vous  a  alors  injurié. 

ANTIPHOLUS    d'ÉPHÈSE. 

—  Est-ce  que  sa  fille  de  cuisine  ne  m'a  pas  insulté,  ou- 
tragé, nargué? 

DROMION    d'ÉPHÈSE. 

—  Oui,  certes,  la  vestale  de  cuisine  vous  a  nargué. 

ANTIPHOLUS    d'ÉPHÈSE. 

—  Et  est-ce  que  je  ne  m'en  suis  pas  allé  furieux? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Oui,  en  vérité.  Témoin  mes  os,  —  qui  depuis  ont  senti 
la  vigueur  de  sa  rage. 

ADRIANA^    à  Pinch. 

—  Est-il  bon  de  se  prêter  ainsi  à  ses  lubies? 

PINCH. 

—  11  n'y  a  pas  de  mal.  Ce  garçon  voit  son  humeur,  —  et, 
en  lui  cédant,  amadoue  sa  frénésie. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE,    à  Adriana. 

—  Tu  as  suborné  l'orfèvre  pour  qu'il  me  fît  arrêter. 

ADRIANA. 

—  Hélas  !  je  vous  ai  envoyé  l'argent  pour  vous  libérer  — 
par  Dromion  que  voici,  et  qui  était  venu  en  toute  hâte  le 
chercher. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  De  l'argent  par  moi  !  Des  vœux  et  des  souhaits  de 
cœur,  c'est  possible;  —  mais  assurément,  maître,  pas  un 
brin  d'argent. 

ANTIPHOLUS    d'ÉPHÈSE. 

—  Est-ce  que  tu  n'es  pas  allé  lui  demander  une  bourse 
de  ducats? 


SCÈNE  X.  249 

ADRIANA. 

—  Il  est  venu  à  moi,  et  je  la  lui  ai  donnée. 

LUGIANA. 

—  Et  moi  j'en  suis  témoin. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  0  Dieu,  ô  cordier,  rendez-moi  ce  témoignage  —  qu'on 
ne  m'a  envoyé  chercher  qu'une  corde! 

PINCH,    à  Adriana. 

—  Madame,  maître  et  valet  sont  possédés  ;  —  je  le  vois  à 
leur  mine  blême  et  funèbre;  —  il  faut  les  attacher  et  les 
mettre  dans  une  chambre  noire. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE,    à  Adriana. 

—  Pourquoi  m'as-tu  fermé  la  porte  aujourd'hui? 

A  Dromion. 

—  Et  toi  pourquoi  nies-tu  avoir  reçu  le  sac  d'or? 

ADRIANA. 

—  Mon  bon  mari,  je  ne  t'ai  pas  fermé  la  porte. 

DROMION. 

—  Et  moi,  mon  bon  maître,  je  n'ai  pas  reçu  d'or;  — 
mais  j'avoue,  monsieur,  qu'on  nous  a  fermé  la  porte.- 

ADRIANA. 

—  Vilain  fourbe,  tu  dis  deux  faussetés. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Fourbe  catin,  tu  es  fausse  en  tout  :  —  tu  t'es  liguée 
avec  cette  maudite  clique  —  pour  faire  de  moi  une  im- 
monde et  abjecte  risée;  —  mais  avec  mes  ongles  je  t'ar- 
racherai ces  yeux  faux  —  qui  ont  voulu  me  voir  le  jouet  de 
ces  indignités. 

Pinch  et  ses  aides  garrottent  Antipholus  et  Dromion  qui  se  débattent. 

ADRIANA. 

—  Oh  !  attachez-le,  attachez-le,  qu'il  ne  m'approche  pas. 

PINCH. 

—  Du  renfort  !  le  démon  est  fort  chez  lui. 


250  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

LUCIANA. 

--  Hélas  !  le  pauvre  homme  !  comme  il  est  pâle  et  défait  ! 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE,    se  débattant. 

—  Vous  voulez  donc  me  tuer?...  Geôlier,  —  je  suis  ton 
prisonnier;  souffriras-tu  —  qu'ils  m'arrachent  à  toi  ? 

l'officier. 
Mes  maîtres,  lâchez-le  :  —  il  est  mon  prisonnier,  et  vous 
ne  l'aurez  pas. 

PINCH. 

—  Allons,  qu'on  garrotte  cet  homme,  car  lui  aussi  est  en 
démence. 

ADRIANA. 

—  Que  veux-tu  donc,  officier  stupide!  —  Prends-tu 
plaisir  à  voir  un  malheureux  —  se  faire  outrage  et  violence 
à  lui-même? 

l'officier. 

—  Il  est  mon  prisonnier;  si  je  le  laisse  aller,  —la  somme 
qu'il  doit  me  sera  réclamée. 

ADRIANA. 

—  Je  te  dégagerai  avant  de  te  quitter.  —  Conduis-moi 
sur-le-champ  à  son  créancier,  —  et,  quand  je  saurai  com- 
ment a  été  contractée  cette  dette,  je  l'acquitterai.  —  Cher 
docteur,  veillez  à  ce  qu'il  soit  dûment  mis  en  sûreté  — chez 
moi...  0  misérable  jour  ! 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE, 

Oh  !  misérable  gourgandine  ! 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Maître,  j'endosse  là  pour  vous  un  rude  billet  ! 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  La  peste  soit  de  toi,  coquin  !  pourquoi  me  mets-tu  en 
fureur  ? 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  Voulez-vous  donc  être  lié  pour  rien  ?  soyez  fou  fu- 
rieux, —  mon  bon  maître  :  criez  comme  le  diable. 


SCÈNE  X.  251 

LUCIÂNA. 

—  Dieu  les  assiste,  ces  pauvres  êtres  !  comme  ils  diva- 
guent ! 

ADRIANA. 

—  Emmenez-le  d'ici...  Sœur,  viens  avec  moi. 

Pinch  et  ses  aides  emmènent  Antipholas  et  Dromion. 

—  Dites-moi,  à  la  requête  de  qui  est-il  arrêté? 

l'officier. 

—  D'un  certain  Angelo,  un  orfèvre  :  le  connaissez-vous  ? 

ÂDRIANA. 

—  Je  connais  l'homme.  Quelle  somme  doit-il  ? 

l'officier. 

—  Deux  cents  ducats. 

ADRIANA. 

Pourquoi  est-elle  due,  dites-moi? 
l'officier. 

—  Pour  une  chaîne  que  votre  mari  a  eue  de  lui. 

ADRIANA. 

—  Il  a  commandé  une  chaîne  pour  moi ,  mais  il  ne  l'a 
pas  eue. 

LA  COURTISANE. 

—  Vous  savez  que  votre  mari  est  entré  aujourd'hui  — 
chez  moi,  tout  furieux,  et  m'a  pris  ma  bague  ;  —  j'ai  vu  la 
bague  à  son  doigt,  il  y  a  un  moment;  —  et  presque  aussi- 
tôt je  l'ai  rencontré  avec  une  chaîne. 

ADRIANA. 

—  Cela  se  peut,  mais  je  ne  l'ai  pas  vue.  —  Allons,  geô- 
lier, conduisez-moi  chez  cet  orfèvre  ;  —  il  me  tarde  de  sa- 
voir toute  la  vérité  sur  ceci. 

Entrent  Antipholus  de  Syracuse,  la  rapière  à  la  main,  et  Dromion 
DE  Syracuse. 

LUCIANA. 

—  Mon  Dieu,  miséricorde!  Les  voilà  relâchés. 


25,2  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ADRIANA. 

—  Et  ils  arrivent  l'épée  nue;  appelons  main  forte  ~ 
pour  les  rattacher. 

l'officier. 
Fuyons  ;  ils  nous  tueraient. 

Sortent  l'officier^  Âdriana  et  Luciaaa. 
ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  Je  vois  que  ces  sorcières-là  ont  peur  des  épées. 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Celle  qui  voulait  être  votre  femme,  se  sauve  de  vous 
à  présent. 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Viens  au  Centaure  chercher  nos  bagages  ;  —  il  me 
tarde  que  nous  soyons  sains  et  saufs  à  bord.  — 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

Croyez-moi,  restons  ici  celte  nuit;  on  ne  nous  fera  sûre- 
ment pas  de  mal  ;  vous  l'avez  vu,  on  nous  parle  amicale- 
ment, on  nous  donne  de  l'or.  A  mon  avis,  c'est  une  nation 
si  aimable  que,  n'était  la  montagne  de  chair  affolée  qui  ré- 
clame de  moi  mariage,  je  serais  assez  tenté  de  me  fixer  ici 
et  de  me  faire  sorcière. 

ANTIPHOLUS   DE  SYRACUSE. 

—  Je  ne  resterais  pas  cette  nuit  ici,  pour  toutes  les  ri- 
chesses de  la  ville.  —  Allons  donc  mettre  nos  bagages  à 

bord. 

Us  sortent. 

SCÈNE   XL 

[Devant  un  prieuré.] 
Entrent  le  Marchand  et  Angelo. 

ANGELO. 

—  Je  suis  fâché,  monsieur,  de  vous  avoir  ainsi  retardé.  — 
Mais  je  proteste  qu'il  a  eu  de  moi  la  chaîne,  quoiqu'il  ait 
la  déshonnêteté  grande  de  le  nier. 


SCÈNE  XI.  253 

LE  MARCHAND. 

—  Comment  cet  homme  est-il  estimé  dans  cette  cité? 

ANGELO. 

—  Il  a  une  réputation  fort  honorable,  —  un  crédit  illi- 
mité ;  il  est  hautement  aimé  ;  —  il  ne  le  cède  à  aucun  ha- 
bitant de  cette  ville  ;  —  sur  sa  parole  je  lui  prêterais  toute 
ma  fortune. 

LE  MARCHAND. 

—  Parlez  doucement,  le  voilà,  je  crois  qui  s'avance. 

Entrent  Antipholus  et  Dromion  de  Syracuse. 

ANGELO. 

—  C'est  lui  ;  et  il  a  autour  du  cou  cette  même  chaîne  — 
qu'il  jurait  si  monstrueusement  ne  pas  avoir.  —  Cher  mon- 
sieur, tenez-vous  près  de  moi,  je  vais  lui  parler...  —  Signor 
Antipholus,  je  m'étonne  grandement  —  que  vous  m'ayez 
mis  dans  cet  humiliant  embarras,  —  non  sans  scandale 
pour  vous-même,  —  en  niant  avec  insistance  et  sous  ser- 
ment —  avoir  reçu  cette  chaîne  que  vous  portez  si  ouverte- 
ment à  cette  heure.  —  Outre  l'ennui  des  frais,  de  l'humi- 
liation et  de  l'emprisonnement,  —  vous  avez  causé  un 
grand  préjudice  à  mon  honnête  ami,  ici  présent,  —  qui, 
s'il  n'avait  été  retardé  par  notre  contestation,  —  aurait  mis 
à  la  voile  et  serait  en  mer  aujourd'hui  même.  —  Vous  avez 
eu  de  moi  cette  chaîne,  pouvez-vous  le  nier? 

ANTIPHOLUS   DE   SYRACUSE. 

—  Je  crois  bien  l'avoir  eue  de  vous  ;  je  ne  l'ai  jamais  nié. 

LE  MARCHAND. 

—  Si  fait,  vous  l'avez  nié,  monsieur,  vous  avez  juré  le 
contraire. 

ANTIPHOLUS  DE  SYRACUSE. 

—  Qui  m'a  entendu  le  nier  et  jurer  le  contraire? 


254  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

LE  MARCHAND. 

—  Je  t'ai  entendu  de  mes  propres  oreilles,  tu  le  sais 
bien.  —  La  peste  soit  de  toi,  misérable  !  il  est  honteux  que 
tu  te  permettes— de  marcher  dans  le  chemin  des  honnêtes 
gens. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  Tu  es  un  manant  de  m'insulter  ainsi  ;  —je  maintien- 
drai mon  honneur  et  mon  honnêteté  —  contre  toi  sur- 
le-champ,  si  tu  oses  persister. 

LE  MARCHAND. 

—  Je  l'ose,  et  je  te  défie,  misérable. 

Ils  dégaÎDent. 

Entrent  Adriana,  Luciana,  la  Courtisane  et  d'autres. 

ADRIANA. 

—  Arrêtez  !  ne  lui  faites  pas  de  mal,  au  nom  du  ciel  !  il 
est  fou!  —  Emparez-vous  de  lui,  vous  autres,  enlevez-lui 
son  épée  ;  —  liez  aussi  Dromion,  et  emmenez-les  chez  moi. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Courons,  maître,  courons  ;  au  nom  du  ciel,  sauvons- 
nous  dans  quelque  maison.  -  Voici  un  prieuré...  Entrons, 
ou  nous  sommes  perdus. 

Antipholus  et  Dromion  se  réfugient  dans  le  prieuré. 

Entre  l'Abbesse. 

l'arbesse. 

—  Restez  tranquilles,  bonnes  gens  !  pourquoi  vous  pres- 
sez-vous ainsi  devant  cette  demeure? 

ADRIANA. 

—  Pour  y  chercher  mon  pauvre  mari  en  démence  ;  — 
laissez-nous  entrer,  que  nous  puissions  l'attacher,  —  et  le 
ramener  à  la  maison  pour  le  soigner. 

ANGELO. 

—  Je  savais  qu'il  n'avait  pas  sa  parfaite  raison. 


SCÈNE  XI,  255 

LE   MARCHAND. 

—  Je  suis  fâché  à  présent  d'avoir  tiré  l'épée  contre  lui. 

l'abbesse. 

—  Depuis  quand  cet  homme  est-il  ainsi  possédé  ? 

ADRIÂNA. 

—  Toute  cette  semaine,  il  a  été  mélancolique ,  morose, 
triste,  —  et  bien  différent  de  ce  qu'il  était  ;  —  mais,  avant 
cette  après-midi,  son  égarement  —  n'avait  pas  été  porté 
à  cet  excès  de  frénésie. 

l'abbesse. 

—  N'a-t-il  pas  fait  quelque  perte  considérable  par  un 
naufrage  en  mer,  —  enterré  quelque  ami  cher  ?  Ses  yeux  — 
n'ont-ils  pas  égaré  son  cœur  dans  quelque  amour  illégi- 
time?— Péché  fort  commun  chez  les  jeunes  gens,  —  qui 
donnent  à  leurs  yeux  toute  liberté  de  regarder.  —  Le- 
quel de  ces  malheurs  a-t-il  subi  ? 

ADRIÂNA. 

—  Aucun,  si  ce  n'est  peut-être  le  dernier  :  —  quelque 
amourette  qui  souvent  l'éloignait  de  chez  lui. 

l'abbesse. 

—  Vous  auriez  dû  lui  faire  des  remontrances  à  ce  sujet. 

ADRIANA. 

—  Eh  !  je  lui  en  ai  fait. 

l'abbesse. 
Oui,  mais  pas  assez  vives. 

ADRIANA. 

—  Aussi  vives  que  ma  modération  le  permettait. 

l'abbesse. 

—  En  particulier  sans  doute. 

ADRIANA. 

Et  devant  le  monde  aussi. 

l'abbesse. 
Oui,  mais  pas  assez  souvent. 


256  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ADRIANA. 

—  C'était  le  thème  de  tous  nos  entretiens  ;  —au  lit,  j'insis- 
tais tant  qu'il  ne  dormait  pas  ;  —  à  table,  j'insistais  tant  qu'il 
ne  mangeait  pas.  —  Dans  le  tête-à-tête,  c'était  le  sujet  de  tou- 
tes mes  paroles;  —  en  compagnie,  j'y  faisais  souvent  allusion; 
—  toujours  je  lui  disais  que  c'était  vilain,  que  c'était  mal. 

l'abresse. 

—  Et  de  là  vient  que  l'homme  est  devenu  fou.  —  Les 
venimeuses  clameurs  d'une  femme  jalouse  —  sont  un  poi- 
son plus  mortel  que  la  morsure  d'un  chien  enragé.  —  Il 
est  clair  que  tes  injures  ont  empêché  son  sommeil  ;  —et  de 
là  vient  que  sa  tête  est  en  délire.  —  Tu  dis  que  ses  repas 
étaient  assaisonnés  de  tes  reproches  ;  -  des  repas  trou- 
blés font  de  mauvaises  digestions  ,  —  d'où  naît  le  feu 
ardent  de  la  fièvre  ;  —  et  qu'est-ce  que  la  fièvre,  sinon  un 
accès  de  démence  ?  —  Tu  dis  que  ses  plaisirs  étaient  trou- 
blés par  tes  clabauderies  :  —  la  douce  distraction  interdite, 
que  survient- il  ?  -  une  morose  et  sombre  mélancolie,  — 
parente  du  sinistre  et  inconsolable  désespoir,  —  et,  à  ses 
talons,  un  immense  cortège  pestilentiel  —  de  blêmes  dé- 
sordres ennemis  de  la  vie.  —  Être  troublé  dans  ses  repas, 
dans  ses  plaisirs,  dans  le  repos  réparateur  de  sa  vie!  —il  y  a 
là  de  quoi  rendre  fou  un  homme  ou  une  bête.  —En  consé- 
quence donc,  ce  sont  tes  accès  de  jalousie  —  qui  ont  en- 
levé à  ton  mari  l'usage  de  la  raison. 

LUCIANA. 

—  Elle  ne  le  grondait  jamais  que  doucement,  —  quand 
lui,  il  se  montrait  brusque,  violent,  emporté. 

A  sa  sœur. 

^  —  Pourquoi  supportez-vous  ces  reproches.,  sans  y  ré- 
pondre?    ' 

ADRIANA. 

—  Elle  m'a  livrée  à  mes  propres  remords  .  —  Bonnes 
gens,  entrez  et  saisissez-vous  de  lui. 


SCÈNE  XL  257 

l'abbesse. 

—  Non,  personne  n'entre  dans  ma  maison. 

ADRIANA. 

—  Eh  bien,  faites  amener  mon  mari  par  vos  domesti- 
ques. 

l'abbesse. 

—  Je  n'en  ferai  rien  ;  il  a  pris  cette  demeure  pour  asile, 

—  et  elle  le  sauvegardera  contre  vos  atteintes,— jusqu'à  ce 
que  je  lui  aie  rendu  la  raison,  —  ou  que  du  moins  j'aie 
perdu  ma  peine  à  le  tenter. 

ADRIANA. 

—  Je  veux  veiller  sur  mon  mari,  être  son  infirmière,  — 
soigner  sa  maladie,  car  c'est  mon  office,  —  et  je  ne  veux 
pas  d'autre  agent  que  moi-même  ;  —  ainsi  laissez-moi  le 
ramener  à  la  maison. 

l'abbesse. 

—  Prenez  patience  ;  je  ne  le  laisserai  pas  sortir,  —  que 
je  n'aie  employé  les  moyens  éprouvés  dont  je  dispose,  — 
sirops  et  drogues  salutaires,  saintes  prières,  —  pour  refaire 
de  lui  un  homme  sensé  :  —  c'est  une  conséquence,  une 
partie  de  mon  vœu,  —  un  charitable  devoir  de  mon  ordre. 

—  Ainsi  partez,  et  laissez-le  ici  avec  moi. 

ADRIANA. 

—  Je  ne  m'en  irai  pas  d'ici,  je  ne  laisserai  pas  mon  mari 
ici;  —  il  sied  mal  à  votre  caractère  sacré  —  de  séparer 
ainsi  la  mari  et  la  femme. 

l'abbesse. 

—  Tais-toi,  pars,  tu  ne  l'auras  pas. 

L'abbesse  rentre  dans  le  priearé. 
LUCIANA. 

—  Plaignez-vous  au  duc  de  cette  indignité. 

ADRIANA. 

—  Viens,  partons,  je  veux  me  jeter  à  ses  pieds,  —  et  ne 
me  pas  relever,  que  mes  larmes  et  mes  prières  —  n'aient 


258  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

décidé  Sa  Grâce  à  venir  ici  en  personne  —  pour  enlever  de 
vive  force  mon  mari  à  l'abbesse. 

LE  MARCHAND. 

—  Déjà,  je  crois,  le  cadran  marque  cinq  heures;  —  et 
bientôt  sans  doute  le  duc  en  personne  —  passera  par  ici 
pour  se  rendre  à  la  triste  vallée,  —  champ  de  mort,  lieu  si- 
nistre des  exécutions,  —  qui  est  derrière  les  fossés  de  cette 
abbaye. 

ANGELO. 

—  Pour  quel  motif? 

LE   MARCHAND. 

—  Pour  voir  décapiter  en  public  un  vénérable  marchand 
syracusain  —  qui  a  eu  le  malheur  d'aborder  dans  cette  baie 
—  contrairement  aux  lois  et  aux  statuts  de  cette  ville. 

ANGELO. 

—  Regardez,  les  voici  qui  viennent;  nous  assisterons  à 
sa  mort. 

LliCIÂNA. 

—  Jetez-vous  aux  pieds  du  duc,  avant  qu'il  ait  passé 
l'abbaye. 

Entrent  le  Dug,   avec  sa  suite,  ÉgéON,  la  tête  nue,  LE  BoURREAU 
et  d'autres  officiers  publics. 

LE  DUC. 

—  Qu'il  soit  de  nouveau  proclamé  publiquement  —  que, 
si  quelque  ami  veut  payer  la  somme  pour  lui,  —  cet 
homme  ne  mourra  pas,  tant  nous  lui  portons  d'intérêt. 

ADRIANA. 

—  Justice,  très-sacré  duc,  justice  contre  l'abbesse  ! 

LE  DUC. 

—  C'est  une  vertueuse  et  vénérable  dame  :  —  il  est  im- 
possible qu'elle  t'ait  fait  tort. 

ADRIANA. 

—  Que  Votre  Grâce  daigne  m'entendre.  Antipholus,  mon 


SCÈNE  XL  259 

mari,  —  que  j'ai  fait  seigneur  de  ma  personne  et  de  ma 
fortune,  —  à  votre  pressante  recommandation,  a,  dans  ce  jour 
néfaste,—  été  pris  du  plus  violent  accès  de  folie;  —accom- 
pagné de  son  esclave,  tout  aussi  fou  que  lui,  —  il  s'est 
élancé  comme  un  forcené  dans  la  rue,  —  molestant  les  ci- 
toyens,—se  ruant  dans  leurs  maisons,  enlevant  —  bagues, 
joyaux,  tout  ce  qui  plaisait  à  sa  frénésie.  —  Un  moment  j'ai 
pu  le  faire  attacher  et  conduire  à  la  maison,  —  pendant  que 
j'allais,  moi,  réparer  le  mal  —  que  çà  et  là  avait  fait  sa  fu- 
rie. —  Tout  à  coup,  je  ne  sais  par  quelle  violente  effraction, 

-  il  a  échappé  à  ceux  qui  le  gardaient,  —  ainsi  que  son 
valet  frénétique  comme  lui  ;  —  et  tous  deux,  dans  le  délire 
de  la  colère,  l'épée  nue,  -  nous  ont  rencontrés,  et,  fondant 
furieusement  sur  nous,  —  nous  ont  donné  la  chasse;  ayant 
réclamé  du  renfort,  —  nous  sommes  revenus  pour  les  atta- 
cher ;  alors  ils  se  sont  réfugiés  —  dans  cette  abbaye  ;  nous 
les  avons  poursuivis  ;  —  mais  là  l'abbesse  nous  a  fermé  la 
porte,  —  ne  voulant  ni  nous  laisser  prendre  mon  mari,  —  ni 
nous  le  livrer  pour  que  nous  l'emmenions.  —  Ainsi,  très- 
gracieux  duc,  veuille  ordonner  —  qu'il  soit  tiré  de  là  et 
emmené  pour  être  soigné. 

LE  DUC. 

—  Ton  mari  m'a  jadis  rendu  des  services  à  la  guerre  ;  — 
et,  quand  tu  l'as  fait  maître  de  ton  lit,  —  je  t'ai  donné  ma 
parole.de  prince  ~  de  lui  faire  tout  le  bien  que  je  pour- 
rais... —  Que  quelqu'un  de  vous  frappe  à  la  porte  de  l'ab- 
baye, —  et  dise  à  la  dame  abbesse  de  venir  me  parler;  — 
je  veux  décider  cette  affaire,  avant  de  partir. 

Entre  un  DOMESTIQUE. 
LE  DOMESTIQUE,    à  Adriana. 

—  Oh  !  madame,  madame,  esquivez-vous,  sauvez-vous  ! 

—  Mon  maître  et  son  valet  sont  tous  deux  lâchés  ;  —  ils  ont 
battu  les  servantes  l'une  après  l'autre,  et  attaché  le  docteur, 


260  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

—  dont  ils  ont  brûlé  la  barbe  avec  des  tisons  embrasés,  — 
et,  chaque  fois  qu'elle  flambait,  ils  jetaient  sur  lui  —  de 
grands  seaux  d'eau  fangeuse  pour  l'éteindre.  -  Mon 
maître  lui  prêche  la  patience,  pendant  que  —  son  valet  le 
tond  à  la  manière  des  idiots  avec  des  ciseaux.  —  Et  sûre- 
ment, si  vous  n'envoyez  pas  immédiatement  du  secours,— 
à  eux  deux  ils  vont  tuer  l'enchanteur. 

ADRIANA. 

—  Paix,  imbécile,  ton  maître  et  son  valet  sont  ici  ;  —  et 
ce  que  tu  nous  racontes  là  est  faux. 

LE   DOMESTIQUE. 

—  Madame,  sur  ma  vie,  je  vous  dis  la  vérité  ;  —  depuis 
que  je  l'ai  vu,  j'ai  à  peine  eu  le  temps  de  respirer.  —  Il 
crie  après  vous,  et  il  jure,  s'il  vous  attrape,  —  de  vous  gril- 
ler le  visage  et  de  vous  défigurer. 

On  entend  des  cris. 

—  Écoutez ,  écoutez ,  je  l'entends,  madame  ;  fuyez,  par- 
tez vite. 

LE   DUC. 

—  Allons,  reste  près  de  moi,  ne  crains  rien...  Protégez- 
la  de  vos  hallebardes. 

ADRIANA. 

—  Miséricorde,  c'est  mon  mari  !  Soyez  témoins  —  qu'il 
circule  partout  invisible.  -  Tout  à  l'heure,  il  est  entré  ici, 
devant  nous,  à  l'abbaye,  —  et  maintenant  il  est  là  :  cela 
passe  la  raison  humaine. 

Entrent  Antipholus  d'Éphése  et  Dromion  d'ÉphèSE. 
ANTIPHOLUS  D'ÉPHÈSE. 

—  Justice,  très-gracieux  duc  !  Oh!  accorde-moi  justice  ! 

—  au  nom  des  services  que  je  t'ai  rendus  jadis,  —  quand 
je  t'ai  couvert  de  mon  corps  à  la  guerre  et  que  j'ai  reçu  — 
de  profondes  blessures  pour  sauver  ta  vie,  au  nom  du  sang 


SCÈNE  XI.  261 

—  que  j'ai  alors  perdu  pour  toi,  fais-moi  maintenant 
justice. 

ÉGÉON. 

—  A  moins  que  la  crainte  de  la  mort  ne  me  fasse  délirer, 

—  c'est  mon  fils  Antipholus  et  Dromion  que  je  vois. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Justice,  bien-aimé  prince,  justice  contre  cette  femme 

—  que  vous  m'avez  donnée  pour  épouse,  -  et  qui  m'a  ou- 
tragé, déshonoré  —  par  le  plus  fort  et  le  plus  violent  af- 
front! —  Oui,  elle  dépasse  l'imagination,  l'injure  — qu'au- 
jourd'hui même  cette  impudente  a  déversée  sur  moi. 

LE    DUC. 

—  Dis-moi  comment,  et  tu  obtiendras  de  moi  justice. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Ce  jour  même,  noble  duc,  elle  m'a  fermé  la  porte  de 
ma  maison,  —tandis  qu'elle  y  banquetait  avec  des  ruffians  ! 

LE   DUC. 

—  C'est  une  faute  grave.  Dis,  femme,  as-tu  fait  cela  ? 

ADRIANA. 

—  Non,  mon  bon  seigneur.  Moi-même,  lui,  et  ma 
sœur,  —  nous  avons  dîné  aujourd'hui  ensemble.  Par  le  sa- 
lut de  mon  âme,  —  ce  qu'il  m'impute  est  faux. 

LUCIANA. 

—  Puissé-je  ne  jamais  voir  le  jour,  ni  dormir  la  nuit,  — 
si  elle  ne  dit  pas  à  Votre  Altesse  la  pure  vérité  ! 

ANGELO. 

—  0  femme  parjure!  Toutes  deux  mentent.  —  Sur  ce 
point,  le  foules  accuse  justement. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Mon  suzerain,  je  pèse  toutes  mes  paroles.  —  Je  ne 
suis  pas  troublé  par  l'effet  du  vin  ;  —  je  ne  suis  pas  un  for- 
cené, provoqué  par  un  délire  de  fureur,  —  bien  que  de  tels 
outrages  eussent  pu  rendre  fou  un  plus  sage.  —  Cette 
femme  m'a  fermé  ma  porte  aujourd'hui  quand  je  rentrais 

XIV.  17 


262  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

dÎBer;  -  l'orfèvre  que  voilà,  s'il  n'était  ligué  avec  elle,  - 
—pourrait  l'attester,  car  il  était  alors  avec  moi.  —  Il  m'avait 
quitté  pour  aller  chercher  une  chaîne,  —  promettant  de  me 
l'apporter  au  Porc-Épic,  oh  Balthazar  et  moi  étions  allés 
dîner  ensemble.  —  Notre  dîner  fini,  voyant  qu'il  ne  venait 
pas,  —je  suis  allé  le  chercher  ;  je  l'ai  rencontré  dans  la  rue 

—  en  compagnie  de  ce  monsieur.  -  Là  cet  orfèvre  parjure  a 
fait  le  serment  —  que  dans  la  journée  j'avais  reçu  de  lui  la 
chaîne,  — et  Dieu  sait  que  je  ne  l'ai  pas  encore  vue.  Sous  ce 
prétexte,  —  il  m'a  fait  arrêter  par  un  exempt.—  J'ai  obéi, 
et  j'ai  envoyé  mon  valet  chez  moi —  me  chercher  un  sac  de 
ducats  ;  il  est  revenu  sans  l'argent.  -  Alors  j'ai  prié  poli- 
ment l'exempt  —  de  venir  avec  moi  jusqu'à  la  maison.  — 
En  chemin  nous  avons  rencontré  —  ma  femme,  sa  sœur  et 
sa  cHque  — d'infâmes  complices  ;  avec  eux,  —  ils  amenaient 
un  certain  Pinch,  un  maroufle  étique,  à  face  de  meurt-de- 
faim,  —  un  vrai  squelette,  un  charlatan,  —  un  jongleur, 
un  diseur  de  bonne  aventure  râpé,  —  un  misérable  be- 
soigneux  à  l'œil  creux,  à  l'air  madré,  —  un  cadavre  vivant  ! 
Ce  pernicieux  coquin,  —  morbleu,  a  joué  le  magicien  ;  —  et, 
me  regardant  dans  le  blanc  des  yeux,  me  tâtant  le  pouls, 

—  et  me  dévisageant  avec  son  ombre  de  visage,  —  il  s'est 
écrié  que  j'étais  possédé.  Alors  tous  à  la  fois  — sont  tombés 
sur  moi,  m'ont  garrotté,  traîné,  ~  et  enfermé  à  la  maison 
dans  un  caveau  noir  et  humide  —  avec  mon  valet, 
attaché  comme  moi.  -  A  la  fin,  ayant  rongé  et  coupé  mes 
liens  avec  mes  dents,  -  j'ai  reconquis  ma  liberté,  et  im- 
médiatement —  je  suis  accouru  ici  vers  Votre  Grâce  que  je 
conjure  —  de  m' accorder  une  ample  satisfaction  —  pour 
d'aussi  graves  affronts  et  d'aussi  indignes  violences. 

ANGELO. 

—  Milord,  en  vérité,  ce  que  je  puis  certifier  comme  lui, 

—  c'est  qu'il  n'a  pas  dîné  chez  lui  et  qu'il  a  été  enfermé 
dehors. 


SCENE  XI.  263 

LE  DUC. 

—Mais  a-t-il  eu  de  toi  la  chaîne  en  question,  oui  ou  non? 

ÂNGELO. 

—  Il  l'a  eue,  monseigneur;  et  quand  tout  à  l'heure  il  a 
couru  dans  cette  maison,  —  tout  le  monde  ici  a  vu  la  chaîne 
à  son  cou. 

LE  MARCHMD,   à  Antipholas. 

—  En  outre,  je  suis  prêt  à  en  faire  le  serment,  je  vous 
ai  entendu  ~  de  mes  oreilles  confesser  que  vous  aviez  reçu 
de  lui  la  chaîne,  —  après  avoir  juré  que  non  sur  la  place 
du  marché  ;  —  sur  quoi,  j'ai  tiré  l'épée  contre  vous,  —  et 
puis  vous  vous  êtes  réfugié  dans  cette  abbaye-ci ,  —  dont 
vous  n'avez  pu  sortir,  je  crois,  que  par  miracle. 

MTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE, 

—  Je  ne  suis  jamais  entré  dans  l'enceinte  de  cette  abbaye ^ 
—  et  jamais  tu  n'as  tiré  l'épée  contre  moi  ;  —  je  n'ai 
jamais  vu  la  chaîne,  j'en  atteste  le  ciel  ;  ~  et  tout  ce  que 
vous  m'imputez  est  faux. 

LE   DUC. 

~  Que  d'inextricables  dépositions  !  -  Je  crois  que  vous 
avez  tous  bu  à  la  coupe  de  Circé.  —  Si  vous  l'aviez  vu 
entrer  là,  il  serait  encore  là;~  s'il  était  fou,  il  ne  plaiderait 
pas  avec  tant  de  sang-froid. 

A  Âdriana. 

—  Vous  dites  qu'il  a  dîné  chez  lui;  cet  orfèvre  —  le  nie. 

A  DromioQ. 

Maraud,  que  dites- VOUS? 

DROMION  d'ÉPHÈSE,    montrant  la  courtisane. 

—  Monsieur,  il  a  dîné  avec  celle-là  au  Porc-Épic. 

LA   COURTISANE. 

—  En  effet  ;  et  il  m'a  enlevé  du  doigt  cet  anneau. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  C'est  vrai,  mon  suzerain  ;  cet  anneau-là,  je  l'ai  eu 
d'elle. 


264  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

LE   DUC. 

—  L'as-tu  vu  entrer  à  l'abbaye,  là  ? 

LA  COURTISANE. 

—  Aussi  sûr,  mon  suzerain,  que  je  vois  Votre  Grâce. 

LE   DUC. 

—  Ah  !  ceci  est  étrange...  Qu'on  aille  chercher  1  abbesse, 
—  je  crois  que  vous  avez  tous  la  berlue,  ou  que  vous  êtes 
tous  complètement  fous. 

Sort  an  valet. 
ÉGÉON. 

—  Très-puissant  duc,  permettez-moi  de  dire  un  mot.  — 
Je  vois  un  ami  qui  peut-être  me  sauvera  la  vie,  —  en 
payant  la  somme  nécessaire  à  ma  délivrance. 

LE  DUC. 

—  Parle,  explique-toi  librement,  Syracusain. 

ÉGÉON. 

—  Monsieur,  ne  vous  appelez-vous  pas  Antipholus?  — 
Et  n'est-ce  pas  là  Dromion,  l'homme  attaché  à  votre  service? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Il  n'y  a  pas  une  heure,  j'étais  un  homme  attaché,  à  son 
service,  monsieur;  —  mais,  je  lui  en  rends  grâces,  il  a  coupé 
en  deux  mes  liens  avec  ses  dents  ;  —  et  maintenant  je  suis 
Dromion,  encore  à  son  service,  mais  détaché. 

ÉGÉON. 

—  Je  suis  sûr  que  tous  deux  vous  vous  souvenez  de  moi. 

DROfflON  d'ÉPHÈSE. 

—  C'est  de  nous-mêmes,  monsieur,  que  vous  nous  faites 
souvenir  ;  —  car  naguère  nous  étions  garrottés,  comme 
vous  l'êtes  maintenant.  —  Seriez- vous  par  hasard,  mon- 
sieur, un  des  patients  de  Pinch  ? 

ÉGÉON,    à  Antipholus, 

—  Pourquoi  me  regardez-vous  comme  un  étranger? 
Vous  me  reconnaissez  bien  ? 


SCÈNE  XI.  265 

ANTIPHOLUS   DÉPHÈSE. 

—  Je  ne  vous  ai  jamais  vu  de  ma  vie,  jusqu'à  présent. 

ÉGÉON. 

—  Oh  !  il  faut  que  le  chagrin  m'ait  bien  changé,  depuis 
que  je  ne  vous  ai  vu  ;  —  il  faut  que  les  heures  de  souf- 
france aient,  avec  la  main  destructive  du  temps,  —  tracé 
sur  mon  visage  des  traits  bien  étranges?  —  Mais  pourtant, 
dis-moi,  est-ce  que  tu  ne  reconnais  pas  ma  voix? 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Pas  davantage. 

ÉGÉON. 

Ni  toi  non  plus,  Dromion  ? 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Non,  monsieur,  ma  foi,  ni  moi  non  plus. 

ÉGÉON. 

Je  suis  sûr  que  tu  la  reconnais.  — 

DROIION   d'ÉPHÈSE. 
Oui-dà,  monsieur?  Mais  moi,  je  suis  sûr  que  non  ;  et 
quand  un  homme  nie  une  chose,  vous  êtes,  vous,  particu- 
lièrement tenu  de  le  croire. 

ÉGÉON. 

—  Ne  pas  reconnaître  ma  voix  !  0  temps  rigoureux!  — 
as-tu  donc  fêlé  et  cassé  ma  pauvre  voix,  —  en  sept  courtes 
années,  au  point  que  mon  fils  unique  —  n'en  reconnaît 
pas  le  faible  son,  faussé  par  les  souffrances?  —  Bien  que 
l'hiver,  qui  épuise  toute  sève,  ait  couvert  —  ma  face  flétrie 
d'une  bruine  de  neige,  —  et  que  tous  les  canaux  de  mon 
sang  soient  glacés,  —  pourtant  le  crépuscule  de  ma  vie  a 
encore  un  peu  de  mémoire,  —  ma  lampe  mourante  a  en- 
core une  vague  lueur,  —  mes  oreilles  assourdies  peuvent 
encore  entendre  un  peu  ;  —  et  tous  ces  vieux  témoins,  je  ne 
me  trompe  pas,  —  me  disent  que  tu  es  mon  fils  Antipholus. 

ANTIPHOLUS   d'ÉPHÈSE. 

—  Je  n'ai  jamais  vu  mon  père  de  ma  vie. 


266  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ÉGÉON. 

—  Mais,  il  n'y  a  pas  sept  ans,  enfant,  qu'à  Syracuse  — 
nous  nous  sommes  quittés,  tu  sais  bien;  mais  peut-être, 
mon  fils,  ~  as-tu  honte  de  me  reconnaître  dans  mon  malheur. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Le  duc  et  tous  ceux  qui  me  connaissent  dans  la  cité  — 
peuvent  attester,  comme  moi,  qu'il  n'en  est  rien;  —je  n'ai 
jamais  vu  Syracuse  de  ma  vie. 

LE  DUC. 

—  Je  te  l'affirme,  Syracusain,  depuis  vingt  ans  —  que 
je  suis  le  patron  d'Antipholus ,  —  il  n'a  jamais  vu  Syra- 
cuse. —  Je  vois  que  l'âge  et  la  détresse  te  font  divaguer 

Entre  l'Abbesse,  suivie  d'ÂNTiPHOLUs  de  Syracuse  et  de  Dromion 
DE  Syracuse. 

l'abbesse. 

—  Très-puissant  duc,  vous  voyez  un  homme  bien  indi- 
gnement maltraité. 

Tous  se  tournent  vers  Antipholus  de  Syracuse. 

ADRIÂNA. 

—  Je  vois  deux  maris,  ou  mes  yeux  me  trompent  bien. 

LE  DUC. 

—  L'un  de  ces  deux  hommes  est  le  génie  de  l'autre  ;  — 
et  il  en  est  de  même  de  ces  deux-ci.  Lequel  est  l'homme 
naturel?  —  lequel  est  l'esprit?  Qui  les  distingue? 

DROMION  DE  SYRACUSE. 

—  C'est  moi,  monsieur,  qui  suis  Dromion;  renvoyez  cet 
homme. 

DROMION    d'ÉPHÈSE. 

—  C'est  moi,  monsieur,  qui  suis  Dromion  :  permettez, 
je  vous  prie,  que  je  reste. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

--  Égéon ,  est-ce  toi  ?  ou  est-ce  là  son  ombre  ? 


SCENE  XL  267 

DROIION  DE   SYRACUSE. 

—  Ah!  mon  vieux  maître  !  qui  donc  l'a  lié  ainsi? 

l'abbesse. 

—  Oui  que  ce  soit  qui  l'ait  lié,  je  vais  défaire  ses  liens, 
—  et  gagner  un  mari  à  sa  délivrance.  —  Parle,  vieil  Egéon, 
si  tu  es  l'homme  —  qui  eut  jadis  une  épouse  nommée 
Émilia,  —  laquelle  te  donna  deux  beaux  enfants  d'une 
même  grossesse,  —  oh  !  si  tu  es  ce  même  Égéon,  parle,  — 
et  parle  à  cette  même  Émilia. 

ÉGÉON. 

--  Si  je  ne  rêve  pas,  tu  es  Émilia;  —  si  tu  es  bien  elle, 
dis-moi  oi^i  est  ce  fils  —  qui  flottait  avec  toi  sur  le  fatal 
radeau. 

l'abbesse. 

—  Lui  et  moi,  ainsi  que  le  jumeau  Dromion,  —  nous 
fûmes  recueillis  par  des  gens  d'Épidamnum  ;  —  mais  bien- 
tôt de  rudes  pêcheurs  de  Corinthe  -  leur  enlevèrent  de  vive 
force  Dromion  et  mon  fils,  -  et  me  laissèrent  avec  ceux 
d'Épidamnum.  —  Que  devinrent-ils  depuis?  je  ne  puis  le 
dire.  -  Quant  à  moi,  vous  voyez  quel  a  été  mon  sort. 

LE   DUC. 

—  Voilà  l'histoire  de  ce  matin  qui  commence  à  se  coni 
firraer...  —  Ces  deux  Antipholus  si  pareils,  —  et  ces  deux 
Dromion  qui  ne  font  qu'un  par  la  ressemblance...  —  Puis 
ce  naufrage  en  mer  dont  elle  parle...  —Voilà  bien  les 
parents  de  ces  enfants  —  que  le  hasard  a  réunis.  —  Anti- 
pholus, c'est  de  Corinthe  que  tu  es  venu? 

antipholus  de   SYRACUSE. 

—  Non,  monsieur,  non  pas;  moi,  je  suis  venu  de 
Syracuse. 

LE   DUC. 

—  Attendez,  que  je  vous  sépare;  je  ne  distingue  pas  l'un 
de  l'autre. 


268  LA  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  C'est  moi  qui  suis  venu  de  Corinthe,  mon  très-gra- 
cieux seigneur. 

DROMION   d'ÉPHÈSE. 

—  Avec  moi. 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Amené  dans  cette  ville  par  ce  fameux  guerrier,  —  le 
duc  Ménaphon,  votre  oncle  très-illustre. 

adriana. 

—  Lequel  de  vous  deux  a  dîné  avec  moi  aujourd'hui? 

ANTIPHOLUS  DE  SYRACUSE. 

—  C'est  moi,  gentille  dame. 

ADRIANA. 

Et  n'êtes-vous  pas  mon  mari? 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Non  !  A  ça  je  dis  nenni. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  Et  je  dis  de  même,  quoiqu'elle  m'ait  appelé  son  mari, 
—  et  que  cette  belle  damoiselle,  sa  sœur  ici  présente,  — 
m'ait  appelé  son  frère. 

A  Luciana. 

Ce  que  je  vous  ai  dit  alors,  —  j'espère  qu'il  me  sera  per- 
mis de  le  confirmer,  —  si  ce  que  je  vois  et  entends  n'est  pas 
un  rêve. 

ANGELO,    à  Antipholus  de  Syracuse. 

—  Voici  la  chaîne,  monsieur,  que  vous  avez  eue  de 
moi. 

ANTIPHOLUS  DE   SYRACUSE. 

—  Je  crois  que  oui,  monsieur;  je  ne  le  nie  pas. 

ANTIPHOLUS   D'ÉPHÈSE,    à  Angelo. 

—  Et  vous,  monsieur,  c'est  pour  cette  chaîne  que  vous 
m'avez  fait  arrêter. 

ANGELO. 

—  Je  crois  que  oui,  monsieur;  je  ne  le  nie  pas. 


SCÈNE  XI.  269 

ADRIANÂ,    à  Antipholus  d'Éphèse. 

—  Je  VOUS  ai  envoyé  l'argent  pour  votre  caution,  mon- 
sieur, —  par  Dromion  ;  mais  je  crois  qu'il  ne  vous  Ta  pas 
remis. 

DROMION  d'Éphèse. 

—  Par  moi?  Non  pas. 

ANTIPHOLUS   DE  SYRACUSE,    à  Adriana. 

—  J'ai  reçu  de  vous,  moi,  cette  bourse  de  ducats,  —  et 
c'est  Dromion,  mon  valet,  qui  me  l'a  remise.  —  Je  vois  que 
nous  avons  rencontré  chacun  le  valet  de  l'autre. 

Montrant  son  frère. 

—  Et  j'ai  été  pris  pour  lui,  et  lui  pour  moi.  -  Et  de  là 
sont  venues  toutes  ces  Erreurs. 

ANTIPHOLUS  d'Éphèse. 

—  Je  donne  ces  ducats  pour  la  rançon  de  mon  père. 

LE   DUC. 

—  Il  n'en  est  pas  besoin  :  ton  père  a  la  vie  sauve. 

LA   COURTISANE,    à  Anlipholus  d'Éphèse. 

—  Monsieur,  il  faut  que  vous  me  rendiez  ce  diamant. 

ANTIPHOLUS  d'Éphèse. 

—  Le  voilà,  prenez-le;  et  grand  merci  pour  la  bonne 
chère. 

l'abbesse. 

—  Duc  renommé,  veuillez  prendre  la  peine  —  de  venir 
avec  nous  à  l'abbaye  —  pour  y  entendre  le  récit  détaillé  de 
toutes  nos  aventures.  —  Et  vous  tous  qui  êtes  rassemblés  en 
ce  lieu  —  et  que  les  erreurs  multipliées  d'un  jour  —  ont 
lésés,  veuillez  nous  accompagner,  -  et  nous  vous  donne- 
rons une  ample  satisfaction.  —  Pendant  vingt-cinq  ans  j'ai 
été  en  travail  —  de  vous,  mes  fils  ;  et  ce  n'est  qu'à  cette 
heure  —  qu'enfin  je  suis  délivrée  de  mon  lourd  fardeau.  — 
Vous,  duc,  mon  mari,  mes  deux  enfants,  —  et  vous,  calen- 
driers exacts  de  leur  naissance,  ~  venez  à  cette  fête  de  eau- 


270  LA.  COMÉDIE  DES  ERREURS. 

série,  venez  avec  moi;  —  après  une  si  longue  douleur, 
quelle  délivrance  ! 

LE   DUC. 

—  De  tout  mon  cœur,  je  serai  de  cette  fête  de  causerie. 

Sortent  le  duc  et  sa  suite,  l'abbesse,  Égéon,  la  courtisane,  le  marchand 
et  Angelo. 

DROMION  DE  SYRACUSE. 

—  Maître,  irai-je  chercher  vos  affaires  à  bord? 

ANTIPHOLUS  d'ÉPHÈSE. 

—  Quelles  affaires  à  moi  as-tu  donc  embarquées,  Dro- 
mion? 

DROMION  DE  SYRACUSE. 

—  Vos  effets,  monsieur,  qui  étaient  à  l'hôtellerie  du 
Centaure. 

ANTIPHOLUS  DE  SYRACUSE. 

—  C'est  à  moi  qu'il  parle.  Je  suis  ton  maître,  Dromion; 
—  allons,  viens  avec  nous;  nous  nous  occuperons  de  ça 
tout  à  l'heure;  —  embrasse  ton  frère  que  voilà,  et  réjouis- 
toi  avec  lui. 

Sortent  Antipholus  d'Éphèse,   Antipholus  de  Syracuse,   Adriana  et 

Luciana. 

DROMION   DE   SYRACUSE. 

—  Il  y  a  chez  votre  maître  une  grosse  amie  —  qui  aujour- 
d'hui à  dîner  m'a  accommodé  pour  vous  ;  —  désormais  elle 
sera  ma  sœur,  non  ma  femme. 

DROffiON  d'ÉPHÈSE. 

—  Il  me  semble  que  vous  êtes,  non  pas  mon  frère,  mais 
mon  miroir.  —  Je  vois  par  vous  que  je  suis  un  charmant 
garçon  ;  —  voulez- vous  entrer,  que  nous  assistions  à  leur 
causerie  ? 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Après  vous,  monsieur!  Vous  êtes  mon  aîné. 

DROMION  d'ÉPHÈSE. 

—  C'est  une  question  :  comment  la  résoudrons-nous? 


SCÈNE  XI.  271 

DROMION  DE   SYRACUSE. 

—  Nous  tirerons  à  la  courte-paille  à  qui  sera  le  doyen 
jusque-là,  marche  le  premier, 

DROMION    d'ÉPHÈSE. 

Non,  voici  :  —  nous  sommes  venus  au  monde  jumeaux; 
—  eh  bien,  maintenant,  allons-nous-en,  bras  dessus  bras 
dessous,  et  non  l'un  devant  l'autre  ! 

Ils  sortent. 


FIN   DE  LA  COMEDIE  DES  ERREURS. 


LE    SOIR    DES    ROIS 


ou 


GE  QUE   VOUS   VOUDREZ 


PERSONNAGES: 

ORSINO,  comte-duc  d'IUyrie. 

SIR  TOBIE  BELCH,  oncle  d'Olivia. 

SIR  ANDRÉ  AGUECHECK. 

MALVOLIO,   intendant  d'Olivia. 

FESTE,  bouffon  d'Olivia. 

FABIEN,  au  service  d'Olivia. 

SÉBASTIEN,  frère  jumeau  d'Olivia. 

ANTONIO,  capitaine  de  navire,  ami  de  Sébastien. 

VALENTIN,    j  ^^  ggj.^j^g  ^^  comte-duc. 

GURIO,  ) 

UN  CAPITAINE  DE  NAVIRE,  ami  de  Viola. 

LA  COMTESSE  OLIVIA. 

VIOLA,  sœur  jumelle  de  Sébastien,  amoureuse  du  comte-duc* 

MARIA,  suivante  de  la  comtesse. 

SEIGNEURS,     PRÊTRES,     MATELOTS,     OFFICIERS,     MUSICIENS^ 
GENS  DE  SERVICE. 

La  scène  est  en  lUyrie. 


SCENE   1. 

[Dans  le  palais  ducal.] 

Entrent  LE  Duc,  CuRio,  des  seigneurs  ;    un  orchestre  joue. 
LE   DUC. 

—  Si  la  musique  est  l'aliment  de  l'amour,  jouez  toujours, 
—  donnez-m'en  à  l'excès,  que  ma  passion  —  saturée  en  soit 
malade  et  expire.  —Cette  mesure  encore  une  fois!  elle 
avait  une  cadence  mourante  :  —  oh  !  elle  a  effleuré  mon 
oreille  comme  le  suave  zéphir  —  qui  souffle  sur  un  banc  de 
violettes,-  dérobant  et  apportant  un  parfum...  Assez!  pas 
davantage!  —Ce  n'est  plus  aussi  suave  que  tout  à  l'heure.  — 
0  esprit  d'amour  !  que  tu  es  sensible  et  mobile  !  —  Quoique 
ta  capacité  —  soit  énorme  comme  la  mer,  elle  n'admet  rien 
~  de  si  exquis  et  de  si  rare  —  qui  ne  soit  dégradé  et  dépré- 
cié—au  bout  d'une  minute,  tant  est  pleine  de  caprices  la 
passion,  ~  cette  fantaisie  suprême  ! 

CURIO. 

--  Voulez-vous  venir  chasser,  monseigneur? 

LE  DUC. 
Quoi,  Curio? 

CURIO. 

Le  cerf. 

LE   DUC. 

—  Eh!  c'est  le  plus  noble  élan  qui  m'entraîne  en  ce 
moment.  —  Oh!  quand  mes  yeux  virent  Olivia  pour  la  pre- 
mière fois,  -  il  me  semblait  qu'elle  purifiait  l'air  empesté  ; 


276     LE  SOIU  DES  HOIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

—  dès  cet  instant  je  devins  une  proie,  —  et  mes  désirs, 
limiers  féroces  et  cruels,  —  n'ont  pas  cessé  de  me  pour- 
suivre. 

Entre  Valentin. 

Eh  bien?  Quelles  nouvelles  d'elle? 

VALENTIN. 

—  N'en  déplaise  à  mon  seigneur,  je  n'ai  pu  être  admis, 

—  mais  je  rapporte  la  réponse  que  m'a  transmise  sa  ser- 
vante :  —  le  ciel,  avant  sept  étés  révolus,  —  ne  verra  pas 
son  visage  à  découvert,  —  mais,  comme  une  religieuse  cloî- 
trée, elle  ne  marchera  que  voilée,  —  et  chaque  jour  elle 
arrosera  sa  chambre  —  de  larmes  amères,  cédant  en  tout 
cela  à  son  affection  —  pour  un  frère  mort,  affection  qu'elle 
veut  garder  vivace  — et  durable  dans  sa  mémoire  attristée. 

LE   DUC. 

—  Oh  !  celle  qui  a  un  cœur  de  cette  délicatesse,  —  celle 
qui  paie  à  un  frère  une  telle  dette  d'amour, —combien elle 
aimera  quand  le  splendide  trait  d'or  —  aura  tué  le  troupeau 
de  toutes  les  affections  secondaires  —  qui  vivent  en  elle, 
quand  son  sein,  son  cerveau,  son  cœur,  —  trônes  souve- 
rains, —  seront  occupés  et  remplis  —  par  un  roi  unique, 
son  tendre  complément  !  —  Allons  errer  vers  les  doux  lits 
de  fleurs  :  —  les  rêves  d'amour  sont  splendidement  ber- 
cés sous  un  dais  de  ramures. 

Us  sortent. 

SCÈNE    IL 

[Au  bord  de  la  mer.] 
Entrent  Viola,  un  capitaine  de  navire  et  des  marins. 

VIOU. 

—  Amis,  quel  est  ce  pays? 

LE   CAPITAINE. 

—  L'Illyrie,  madame. 


SGEM  11.  277 

VIOLA. 

—  Etqu'ai-je  à  faire  en  Illyrie?  -  Mon  frère  est  dans 
l'Elysée...  —Peut-être  n'est-il  pas  noyé  :  qu'en  pensez-vous, 
matelots? 

LE  CAPITAINE. 

—  C'est  par  une  heureuse  chance  que  vous  avez  été 
sauvée  vous-même. 

VIOLA. 

—  0  mon  pauvre  frère  !  mais  il  se  pourrait  qu'il  eût  été 
sauvé,  lui  aussi,  par  une  heureuse  chance. 

LE  CAPITAINE. 

—  C'est  vrai,  madame;  et,  pour  augmenter  ce  rassurant 
espoir,  —  je  puis  vous  affirmer  que,  quand  notre  vaisseau 
s'est  ouvert,  —  au  moment  où.  vous-même,  avec  le  petit 
nombre  des  sauvés,  —vous  vous  cramponniez  à  notre  cha- 
loupe, j'ai  vu  votre  frère,  —plein  de  prévoyance  dans  le 
péril,  s'attacher —  (expédient  que  lui  suggéraient  le  courage 
et  l'espoir)  —  à  un  grand  mât  qui  surnageait  sur  la  mer;  — 
alors,  comme  Arion  sur  le  dos  du  dauphin, —je  l'ai  vu 
tenir  tête  aux  vagues,  —  tant  que  j'ai  pu  l'apercevoir. 

VIOLA. 

Pour  ces  paroles,  voilà  de  l'or.  —  Mon  propre  bonheur 
laisse  entrevoir  à  mon  espoir,  —  qui  s'autorise  d'ailleurs 
de  ton  langage,  -  un  bonheur  égal  pour  lui.  Connais-tu  ce 
pays? 

LE   CAPITAINE. 

—  Oui,  madame,  très-bien  ;  car  le  lieu  où  je  suis  né  et 
où  j'ai  été  élevé  —  n'est  pas  à  trois  heures  de  marche  de 
distance. 

VIOLA. 

—  Qui  gouverne  ici? 

LE   CAPITAINE. 

Un  duc,  aussi  noble  de  cœur  -  que  de  nom. 

XIV.  18 


278  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

VIOLA. 

Quel  est  son  nom  ? 

LE  CAPITAINE. 

Orsino. 

viou. 

—  Orsino  !  je  l'ai  entendu  nommer  par  mon  père.  —  Il 
était  célibataire  alors. 

LE   CAPITAINE. 

Et  il  l'est  encore,  —  ou  l'était  tout  dernièrement;  car  il 
n'y  a  pas  un  mois  —  que  j'ai  quitté  le  pays;  et  c'était  alors 
—  un  bruit  tout  frais  (vous  savez,  les  petits  veulent  tou- 
jours jaser—  des  faits  et  gestes  des  grands)  qu'il  recher- 
chait —  l'amour  de  la  belle  Olivia. 

VIOLA. 
Qui  est-elle? 

LE  CAPITAINE. 

—  Une  vertueuse  vierge,  la  fille  d'un  comte,  —  mort  il  y 
a  quelques  années,  la  laissant  —  sous  la  protection  d'un  fils, 
son  frère,  —  qui  est  mort  aussi  tout  récemment  ;  et  c'est 
par  amour  pour  ce  frère  —  qu'elle  a  abjuré,  dit-on,  la 
société  —  et  la  vue  des  hommes. 

VIOLA. 

Oh  !  je  voudrais  entrer  au  service  de  cette  dame,  —  et 
que  mon  rang  restât  inconnu  du  monde  —  jusqu'au  mo- 
ment oij  j'aurais  mûri  mon  dessein  ! 
LE  CAPITAINE. 

Cela  serait  malaisé  à  obtenir;  —car  elle  ne  veut  écouter 
aucune  proposition,  —  non,  pas  même  celle  du  duc. 

VIOLA. 

—  Tu  as  une  bonne  figure,  capitaine  ;— et,  bien  que  sou- 
vent la  nature  revête  le  vice  —  de  beaux  dehors,  je  crois 
que  toi,  —  tu  as  une  âme  d'accord  —  avec  ta  bonne  physio- 
nomie. —  Je  te  prie,  et  je  t'en  récompenserai  généreuse- 
ment, —  de  cacher  qui  je  suis,  et  de  m'aider  —  à  prendre  le 


SCÈNE  111.  279 

déguisement  qui  siéra  le  mieux  -  à  la  forme  de  mon 
projet.  Je  veux  entrer  au  service  de  ce  duc  ;  —  tu  me  pré- 
senteras à  lui  en  qualité  d'eunuque  ;  —  et  tes  démarches 
seront  justifiées;  car  je  sais  chanter,  —et  je  pourrai  m'a~ 
dresser  à  lui  sur  des  airs  si  variés  —  qu'il  me  croira  tout  à 
fait  digne  de  son  service.  -  Pour  ce  qui  doit  suivre,  je  m'en 
remets  au  temps;  —  seulement  règle  ton  silence  sur  ma 
prudence. 

LE   CAPITAINE. 

—  Soyez  son  eunuque,  et  je  serai  votre  muet  :  —  quand 
ma  langue  babillera,  que  mes  yeux  cessent  de  voir! 

VIOLA. 
~  Je  te  remercie  :  conduis-moi. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  III. 

[Chez  Olivia.] 

Entrent  sm  ïobie  Belch  et  Maria. 

SIR   TOBIE. 

Que  diantre  a  donc  ma  nièce  à  prendre  ainsi  la  mort  de 
son  frère?  Je  suis  sûr,  moi,  que  le  chagrin  est  l'ennemi  de 
la  vie. 

MARIA. 
Sur  ma  parole,  sir  Tobie,  vous  devriez  venir  de  meilleure 
heure  le  soir;  votre  nièce,  madame,  critique  grandement 
vos  heures  indues. 

SIR   TOBIE. 

Eh  bien,  mieux  vaut  pour  elle  critiquer  qu'être  cri- 
tiquée. 

MARIA. 

Oui,  mais  vous  devriez  vous  tenir  dans  les  limites  mo- 
destes de  la  régularité. 


280  LE  SOIK  DES  UOIS  OU   CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

Slfi   TOBIE. 

Me  tenir  !  Je  ne  puis  avoir  meilleure  tenue  :  ces  habits 
sont  assez  bons  pour  boire,  et  ces  bottes  aussi;  si  elles 
ne  le  sont  pas,  qu'elles  se  pendent  à  leurs  propres  cour- 
roies. 

MARIA. 

Ces  rasades  et  ces  boissons-là  vous  perdront.  J'entendais 
madame  en  parler  hier  encore,  ainsi  que  de  l'imbécile 
chevalier  que  vous  avez  amené  ici  un  soir  pour  être  son 
galant. 

SIR   TOBIE. 

Qui?  ù.ir  André  Aguecheek? 

MARIA. 

Lui-même. 

SIR  TOBIE. 

C'est  un  homme  aussi  fort  que  qui  que  ce  soit  enlllyrie. 

MARIA. 

Qu'importe  ! 

SIR   TOBIE. 

Eh!  il  a  trois  mille  ducats  par  an. 

MARIA. 

Oui,  mais  il  n'aura  tous  ces  ducats-là  qu'un  an;  c'est  un 
vrai  fou,  un  prodigue. 

SIR   TOBIE. 

Fi  !  comment  pouvez-vous  dire  ça?  Il  joue  de  la  basse  de 
viole,  il  parle  trois  ou  quatre  langues,  mot  à  mot,  sans 
livre,  et  il  a  tous  les  dons  de  la  nature. 

MARIA. 

En  effet,  dans  leur  simplicité  la  plus  naturelle.  Car,  outre 
que  c'est  un  sot,  c'est  un  grand  querelleur  ;  et,  s'il  n'avait  le 
don  de  la  couardise  pour  tempérer  sa  violence  querelleuse, 
on  croit  parmi  les  sages  qu'il  aurait  bien  vite  le  don  d'une 
bière. 


SCÈNE  m.  281 

SIR   TOBIE. 

Par  cette  main,  ce  sont  des  chenapans  et  des  détracteurs, 
ceux  qui  parlent  ainsi  de  lui.  Qui  sont-ils? 

MARIA. 

Ceux  qui  ajoutent,  par-dessus  le  marché,  qu'il  se  soûle 
tous  les  soirs  dans  votre  compagnie. 

SIR   TOBIE. 

A  force  de  boire  à  la  santé  de  ma  nièce;  j'entends  boire  à. sa 
santé  aussi  longtemps  qu'il  y  aura  un  passage  dans  mon  go- 
sier et  de  quoi  boire  en  lUyrie.  C'est  un  lâche  et  un  capon  que 
celui  qui  refusera  de  boire  à  ma  nièce  jusqu'à  ce  que  la  cer- 
velle lui  tourne  comme  une  toupie  de  paysan.  Allons,  fillette, 
Castiliano  volto  :  car  voici  venir  sir  André  Ague-Face. 

Entre  siR  André  Aguecheek. 
SIR   ANDRÉ. 

Sir  Tobie  Belch  !  Comment  va,  sir  Tobie  Belch  ? 

SIR   TOBIE. 

Suave  sir  André  î 

SIR  ANDRÉ,   à  Maria. 

Dieu  vous  bénisse,  jolie  friponne  ! 

MARIA. 

Et  vous  aussi,  monsieur! 

SIR  TOBIE. 

Accoste,  sir  André,  accoste. 

SIR  ANDRÉ. 

Qu'est-ce  que  c'est? 

SIR   TOBIE. 

La  chambrière  de  ma  nièce. 

SIR  ANDRÉ. 

Bonne  dame  Accoste,  je  désire  faire  plus  ample  connais- 
sance avec  vous. 

MARIA. 

Mon  nom  est  Marie,  monsieur. 


282    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 
SIR  ANDRÉ. 

Bonne  dame  Marie  Accoste... 

SIR   TORIE. 

Vous  VOUS  méprenez,  chevalier.  Je  vous  dis  de  l'accos- 
ter, c'est-à-dire  de  l'afTronter,  de  l'aborder,  de  la  courtiser, 
de  l'attaquer. 

SIR   ANDRÉ. 

Sur  ma  parole ,  je  ne  pas  voudrais  l'entreprendre  ainsi 
en  compagnie.  Est-ce  là  le  sens  du  mot  accoster? 

MARIA. 

Adieu,  messieurs. 

SIR   TOBIE. 

Si  tu  la  laisses  partir  ainsi,  sir  André,  puisses-tu  ne  ja- 
mais tirer  l'épée  î 

SIR   ANDRÉ. 

Si  vous  partez  ainsi,  petite  dame,  puissé-je  ne  jamais 
tirer  l'épée!  Ma  belle,  croyez- vous  donc  avoir  des  imbéciles 
sous  la  main? 

MARIA. 

Monsieur,  je  ne  vous  tiens  pas  par  la  main. 

SIR   ANDRÉ. 

Morbleu,  vous  le  pouvez  :  voici  ma  main. 

MARIA. 
Au  fait,  monsieur,  la  pensée  est  libre  :  je  vous  en  prie  , 
mettez  votre  main  dans  la  baratte  au  beurre,  et  laissez-la 
s'humecter. 

SIR  ANDRÉ. 

Pourquoi,  cher  cœur?  Quelle  est  votre  métaphore? 

MARIA. 

Votre  main  est  si  sèche,  monsieur  (23)  ! 
SIR   ANDRÉ. 

Je  le  crois  certes  bien  ;  je  ne  suis  pas  assez  âne  pour  ne 
pas  savoir  tenir  mes  mains  sèches.  Mais  quelle  est  cette 
plaisanterie? 


SCÈNE  HT.  283 

MARIA. 

tJne  plaisanterie  sèche,  monsieur. 

SIR   ANDRÉ. 

En  avez-vous  beaucoup  comme  ça  ? 

MARIA. 

Oui,  monsieur;  j'en  ai  qui  me  démangent  au  bout  des 
doigts;  tiens!  maintenant  que  j'ai  lâché  votre  main,  je  n'en 
ai  plus. 

Sort  Maria. 
SIR  TORIE. 

Ah!  chevalier,  tu  as  besoin  d'une  coupe  de  Canarie, 
Quand  t'ai-je  vu  ainsi  terrassé? 

SIR  ANDRÉ. 

Jamais  de  votre  vie,  je  crois,  à  moins  que  vous  ne 
m'ayez  vu  terrassé  par  le  Canarie.  Il  me  semble  que  parfois 
je  n'ai  pas  plus  d'esprit  qu'un  chrétien  ou  un  homme  ordi- 
naire ;  mais  je  suis  grand  mangeur  de  bœuf,  et  je  crois  que 
ça  fait  tort  à  mon  esprit. 

SIR  TOBIE. 

Sans  nul  doute. 

SIR  ANDRÉ. 

Si  je  le  croyais,  j'abjurerais  le  bœuf...  Demain  je  monte 
à  cheval  et  je  retourne  chez  moi,  sir  Tobie. 

SIR  TOBIE, 

Why,  mon  cher  chevalier  ? 

SIR   ANDRÉ. 

Que  signifie  why?  partez,  ou  ne  partez  pas?  Je  voudrais 
avoir  employé  à  l'étude  des  langues  le  temps  que  j'ai  con- 
sacré à  l'escrime,  à  la  danse  et  aux  combats  d'ours.  Oh! 
que  ne  me  suis-je  adonné  aux  arts  ! 

SIR  TOBIE. 
Tu  aurais  aujourd'hui  un  toupet  parfait. 

SIR   ANDRÉ. 

Quoi  !  est-ce  que  mon  toupet  y  aurait  gagné? 


284  LE  SOTR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SIR   TOBIE. 

Sans  doute  ;  car  tu  vois  bien  que  tes  cheveux  ne  frisent 
pas  naturellement. 

SIR   ANDRÉ. 

Mais  ils  me  vont  assez  bien,  n'est-ce  pas? 

SIR  TOBIE. 

Parfaitement  ;  ils  pendent  comme  du  chanvre  à  une  que- 
nouille; j'espère  même  un  jour  voir  une  ménagère  te 
prendre  entre  ses  jambes  pour  les  filer. 

SIR   ANDRÉ. 

Ma  foi,  je  retourne  demain  chez  moi,  sir  Tobie.  Votre  nièce 
ne  veut  pas  se  laisser  voir  ;  ou,  si  elle  y  consent,  il  y  a  quatre 
à  parier  contre  un  que  ce  ne  sera  pas  par  moi.  Le  comte- 
duc  lui-même,  qui  habite  près  d'ici,  lui  fait  la  cour. 

SIR   TOBIE. 

Elle  ne  veut  pas  du  comte-duc  ;  elle  n'épousera  pas  un 
homme  au-dessus  d'elle  par  le  rang,  l'âge  ou  l'esprit.  Je 
l'ai  entendue  en  faire  le  serment.  Dame  !  on  peut  s'y  fier, 
mon  cher. 

SIR    ANDRÉ. 

Je  resterai  un  mois  de  plus.  Je  suis  un  gaillard  de  la 
plus  singulière  disposition  ;  j'aime  les  mascarades  et  les  bals 
énormément  parfois. 

SIR   TOBIE. 

T'entends-tu  à  ces  frivolités,  chevalier? 

SIR    ANDRÉ. 

Aussi  bien    qu'un  homme  en  ïllyrie,  quel  qu'il  soit, 
pourvu  qu'il  ne  soit  pas  du  nombre  de  mes  supérieurs; 
pourtant  je  ne  me  compare  pas  à  un  vieillard  ! 
SIR   TOBIE. 

De  quelle  force  es-tu  à  la  danse,  chevalier  ? 

SIR   ANDRÉ. 

Ma  foi,  je  sais  découper  la  gigue. 


SCÈNE  TH.  285 

SIR  TOBIE. 

Et  moi  découper  le  gigot. 

SIR  ANDRÉ. 

Et  je  me  flatte  d'être  à  la  culbute  simplement  aussi  fort 
que  qui  que  ce  soit  en  lUyrie. 

SIR  TOBIE. 

Pourquoi  tout  ça  reste-t-il  caché  ?  Pourquoi  tenir  ces  ta- 
lents derrière  le  rideau  ?  Risquent-ils  de  prendre  la  pous- 
sière comme  le  portrait  de  mistress  Mail  (24)?  Pourquoi 
ne  vas-tu  pas  h  l'église  en  une  gaillarde,  et  ne  reviens-tu 
pas  en  une  courante?  Si  j'étais  de  toi,  mon  pas  ordinaire 
serait  une  gigue  ;  je  ne  voudrais  jamais  lâcher  de  l'eau 
qu'en  cinq  temps.  Que  prétends-tu?  Vivons-nous  dans  un 
monde  où  il  faille  cacher  les  mérites?  Je  croirais,  à  voir 
l'excellente  constitution  de  ta  jambe,  qu'elle  a  été  formée 
sous  l'étoile  d'une  gaillarde. 

SIR  ANDRÉ. 

Oui,  elle  est  solide,  et  elle  a  assez  bon  air  dans  un  bas 
couleur  flamme.  Improviserons-nous  quelque  divertisse- 
ment? 

SIR   TOBIE. 

Que  faire  de  mieux?  sommes-nous  pas  nés  sous  le 
signe  du  Taureau? 

SIR   ANDRÉ. 

Le  Taureau?  il  agit  sur  les  côtes  et  sur  le  cœur. 

SIR   TOBIE. 

Non,  messire,  sur  les  jambes  et  sur  les  cuisses.  Que  je  te 
voie  faire  un  entrechat  !  ah!  plus  haut  !  ha  !  ha  !...  excel- 
lent ! 

Ils  sortent. 


286    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SCÈNE    IV. 

[Dans  le  palais  dncal.] 

Entrent  Valentin  et  Viola,  habillée  en  page. 

VALENTIN. 

Si  le  duc  vous  continue  ses  faveurs,  Césario,  vous  êtes 
appelé  à  un  haut  avancement  ;  il  ne  vous  connaît  que  de- 
puis trois  jours,  et  déjà  vous  n'êtes  plus  un  étranger  pour 
lui. 

VIOLA. 

Vous  craignez  donc  son  caprice  ou  ma  négligence, 
que  vous  mettez  en  question  la  continuation  de  sa  bien- 
veillance. Est-ce  qu'il  est  inconstant,  monsieur,  dans  ses 
affections  ? 

VALENTIN. 

Non, ^croyez-moi. 

Entrent  le  Duc,  Curio  et  des  gens  de  la  suite, 
VIOLA,    à    Valentin. 

—  Merci...  Voici  venir  le  comte. 

LE   DUC. 

Qui  a  vu  Césario?  holà  ! 

VIOU. 
Le  voici,  monseigneur,  à  vos  ordres. 

LE   DUC,  aux  gens  de  sa  suite. 

—  Éloignez-vous  un  moment. 

A  Viola. 

Césario,  —  tu  sais  tout  ;  je  t'ai  ouvert  —  le  livre  à  fermoir 
de  mes  pensées  secrètes.  —  Ainsi,  bon  jouvenceau,  dirige 
tes  pas  vers  elle  ;  —  ne  te  laisse  pas  renvoyer,  reste  à  sa 
porte,  —  et  dis  à  ses  gens  que  tes   pieds  seront  enra- 


SCÈNE  IV.  287 

cinés  là    —  jusqu'à  ce  que  tu  aies   obtenu   audience. 

VIOLA. 

Sûrement,  mon  noble  seigneur,  —  si  elle  s'est  abandon- 
née à  sa  douleur  —  autant  qu'on  le  dit,  elle  ne  m'admettra 
jamais. 

LE  DUC. 

—  Fais  du  bruit,  franchis  toutes  les  bornes  de  la  civi- 
lité, —  plutôt  que  de  revenir  sans  résultat. 

VIOLA. 

—  Supposons  que  je  puisse  lui  parler,  monseigneur, 
que  luidirai-je? 

LE  DUC. 

•  —  Oh!  alors  révèle-lui  ma  passion  ;  —  étonne-la  du  ré- 
cit de  mon  profond  attachement.  —  Tu  représenteras  mes 
souffrances  à  merveille  ;  —  elle  les  entendra  mieux  de  la 
bouche  de  ta  jeunesse  —  que  de  celle  d'un  nonce  de  plus 
grave  aspect. 

VIOLA. 

—  Je  ne  le  crois  pas,  monseigneur, 

LE   DUC. 

Crois-le,  cher  enfant  ;  —  car  ce  serait  mentir  à  ton  heu- 
reux âge  —  que  de  t'appeler  un  homme  ;  les  lèvres  de 
Diane  —  ne  sont  pas  plus  douces  ni  plus  vermeilles  ;  ta  pe- 
tite voix  —  est  comme  l'organe  d'une  jeune  fille,  flutée  et 
sonore,  —  et  tu  jouerais  parfaitement  un  rôle  de  femme. 

—  Je  sais  que  ton  étoile  t'a  prédestiné  —  pour  cette  af- 
faire... Que  quatre  ou  cinq  d'entre  vous  l'accompagnent;  — 
tous,  si  vous  voulez  ;  car,  pour  moi,  je  ne  suis  jamais  mieux 

—  que  quand  je  suis  seul.  Réussis  dans  ce  message;  —  et 
tu  vivras  aussi  indépendant  que  ton  maître;  —  tu  pourras 
appeler  tienne  sa  fortune. 

VIOLA. 
Je  ferai  de  mon  mieux—  ma  cour  à  votre  dame... 


■288  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

A  part. 

Lutte  pénible  !    —  Faire  ma  cour  ailleurs,  et  vouloir 
être  sa  femme  ! 

Ils  sortent. 


SCENE    V. 

[Chez  Olivia.] 

Entrent  Maria  et  Feste. 

MARIA. 

Allons,  dis-moi  où  tu  as  été,  ou  je  n'ouvrirai  pas  mes 
lèvres  de  la  largeur  d'un  crin  pour  t'excuser.  Madame  va 
te  faire  pendre  pour  t'être  absenté. 

FESTE. 

Qu'elle  me  fasse  pendre  !  Celui  qui  est  bien  pendu  en  ce 
monde  n'a  plus  à  craindre  les  couleurs. 

MARIA. 
Explique-toi. 

FESTE . 

Ne  voyant  plus  les  couleurs,  il  ne  doit  pas  les  craindre. 

MARIA. 

Lestement  répondu  !  Je  puis  te  dire  oii  ton  mot  est  à  sa 
place  et  oii  il  ne  faut  pas  craindre  les  couleurs. 

FESTE. 

Où  ça,  bonne  dame  Marie? 

MARIA. 

A  la  guerre  ;  les  couleurs  ennemies  ;  vous  pouvez  hardi- 
ment vous  moquer  de  celles-là. 

FESTE. 

Bien!  que  Dieu  accorde  de  l'esprit  à  ceux  qui  en  ont; 
et  quant  aux  imbéciles,  qu'ils  usent  de  leurs  talents, 

.     MARIA. 

Vous  n'en  serez  pas  moins  pendu  pour  vous  être  absenté 


SCENE  V.  289 

si  longtemps  ;  ou  vous  serez  chassé  ;  et  pour  vous,  ça  n'é- 
quivaut-il pas  à  être  pendu  ? 

FESTE. 

Une  bonne  pendaison  empêche  souvent  un  mauvais  ma- 
riage ;  et,  quanta  être  chassé,  l'été  y  pourvoira. 

MARIA. 

Vous  êtes  donc  bien  résolu  ? 

FESTE. 

Non;  mais  je  suis  résolu  sur  deux  points. 

MARIA. 

Deux  pointes  d'épingles  !  si  l'une  se  rompt,  l'autre  tien- 
dra ;  ou,  si  toutes  deux  se  rompent,  à  bas  les  culottes. 

FESTE. 

Bon,  ma  foi,  très-bon!...  Allons,  va  ton  chemin;  du  jour 
oh  sir  Tobie  cessera  de  boire,  tu  seras  le  plus  spirituel 
morceau  de  la  chair  d'Eve  qu'il  y  ait  en  lUyrie. 

MARIA. 

Paix,  chenapan!  En  voilà  assez.  Voici  madame  qui  vient; 
faites  prudemment  vos  excuses,  je  vous  le  conseille. 

(Elle  sort.) 

Entrent  Olivia  et  Malvolio. 

FESTE. 

Esprit,  si  c'est  ton  bon  plaisir,  mets-moi  en  folle  verve. 
Les  beaux  esprits,  qui  croient  te  posséder,  ne  sont  souvent 
que  des  sots;  et  moi,  qui  suis  sûr  de  ne  pas  te  posséder,  je 
puis  passer  pour  spirituel.  Car  que  dit  Quinapalus?  Mieux 
vaut  un  fou  d'esprit  qu'un  sot  bel  esprit...  Dieu  te  bénisse, 
ma  dame  ! 

OLIVIA. 

Qu'on  l'emmène  !  Plus  de  fol  ici  ! 

FESTE. 

Vous  entendez,  marauds?  Emmenez  madame  :  plus  de 
folle  ici  ! 


290  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

OLIVIA. 

Allons,  vous  êtes  un  bien  maigre  fou;  je  ne  veux  plus  de 
vous  ;  en  outre,  vous  devenez  malhonnête. 

FESTE. 

Deux  défauts,  madone,  que  la  bonne  chère  et  les  bons 
conseils  amenderont;  car  nourrissez  bien  le  fou,  et  le  fou 
ne  sera  plus  maigre;  dites  à  l'homme  malhonnête  de  s'a- 
mender ;  s'il  s'amende,  il  n'est  plus  malhomiête;  s'il  ne 
s'amende  pas,  que  le  ravaudeur  le  ramendel  Tout  ce  qui 
est  amendé,  n'est  en  réalité  que  rapiécé.  La  vertu,  qui 
dévoie,  est  rapiécée  de  vice;  le  vice,  qui  s'amende,  est 
rapiécé  de  vertu.  Si  ce  simple  syllogisme  peut  passer,  tant 
mieux;  si  non,  quel  remède?  Comme  il  n'y  a  de  vrai  co- 
cuage  que  le  malheur,  de  même  la  beauté  est  une  fleur... 
Madame  dit  qu'elle  ne  veut  plus  de  folle  ici;  conséquem- 
ment,  je  le  répète,  qu'on  emmène  madame. 

OLIVIA. 

Monsieur,  c'est  vous  que  j'ai  dit  d'emmener. 

FESTE. 

Méprise  au  premier  chef!...  Madame,  ciicullus  non  facit 
monachum,  ce  qui  revient  à  dire  que  je  n'ai  pas  de  marotte 
dans  ma  cervelle.  Bonne  madone,  permettez-moi  de  vous 
prouver  que  vous  êtes  folle. 

OLIVIA. 

Pourriez-vous  le  prouver? 

FESTE. 

Lestement,  bonne  madone. 

OLIVIA. 

Faites  votre  preuve. 

FESTE. 

Je  dois  pour  ça  vous  interroger  comme  au  catéchisme, 
madone.  Ma  bonne  petite  souris  de  vertu,  répondez-moi. 


SCÈNE  V.  291 

OLIVIA. 

Soit,  monsieur,  à  défaut  d'autre  passe-temps,  j'affronterai 
votre  preuve. 

FESTE. 

Bonne  madone,  pourquoi  es-tu  désolée? 

OLIVIA. 

Bon  fou,  à  cause  de  la  mort  de  mon  frère. 

TESTE. 

Son  âme  est  en  enfer,  je  pense,  madone. 

OLIVIA. 

Jetais  que  son  âme  est  au  ciel,  fou. 

FESTE. 

Vous  êtes  donc  bien  folle,  madone,  de  vous  désoler  de 
ce  que  l'âme  de  votre  frère  est  au  ciel...  Qu'on  l'emmène; 
plus  de  folle  ici,  messieurs! 

OLIVIA. 

Que  pensez- vous  de  ce  fou,  Malvolio?  Est-ce  qu'il  ne 
s'amende  pas? 

MALVOLIO. 
Si  fait,  et  il  s'amendera  de  la  sorte  jusqu'à  ce  que  les 
affres  de  la  mort  le  secouent.  L'infirmité,  qui  ruine  le 
sage,  améliore  toujours  le  fou. 

FESTE. 
Que  Dieu  vous  envoie,  monsieur,  une  prompte  infirmité 
pour  perfectionner  votre  folie  !  Sir  Tobie  est  prêt  à  jarer 
que  je  ne  suis  pas  un  renard  ;  mais  il  ne  parierait  pas  deux 
sous  que  vous  n'êtes  pas  un  sot. 

OLIVIA. 

Que  dites-vous  à  ça,  Malvolio? 

MLVOLIO. 

Je  m'étonne  que  votre  excellence  se  plaise  dans  la  société 

d'un  si  chétif  coquin;  je  l'ai  vu  écraser  l'autre  jour  par 

un  méchant  fou  qui  n'a  pas  plus  de  cervelle  qu'un  caillou. 

Voyez  donc,  il  est  déjà  tout  décontenancé;  dès  que  vous  ne 


292     LE  SOIR  DES  KOJS  OU  Œ   QUE  VOUS  VOUDREZ. 

riez  plus  et  que  vous  ne  lui  fournissez  plus  matière,  il  est 
bâillonné.  Sur  ma  parole,  je  considère  les  gens  sensés  qui 
s'extasient  si  fort  devant  des  fous  de  cette  espèce  comme 
ne  valant  pas  mieux  que  la  marotte  même  de  ces  fous. 

OLIVIA. 

Oh!  vous  avez  la  maladie  de  l'amour-propre,  Malvolio,  et 
vous  avez  le  goût  d'un  appétit  dérangé.  Quand  on  est  géné- 
reux, sans  remords  et  de  franche  nature,  on  prend  pour 
des  flèches  à  moineau  ce  que  vous  tenez  pour  des  boulets 
de  canon.  Il  n'y  a  rien  de  malveillant  dans  un  bouffon 
émérite,  qui  ne  fait  que  plaisanter,  comme  il  n'y  a  rien 
de  plaisant  dans  un  sage  prétendu  discret  qui  ne  fait  que 
censurer. 

FESTE. 

Que  Mercure  te  donne  le  talent  de  mentir  pour  avoir  dit 
tant  de  bien  des  fous  ! 

Reaire  Maria. 
MARIA. 

Madame,  il  y  a  à  la  porte  un  jeune  gentilhomme  qui 
désire  fort  vous  parler. 

OLIVIA. 

Est-ce  de  la  part  du  comte  Orsino? 

MARIA. 

Je  ne  sais  pas,  madame;  c'est  un  beau  jeune  homme,  et 
bien  accompagné. 

OLIVIA. 

Quel  est  celui  de  mes  gens  qui  le  retient  ià-bas? 

MARIA. 

Sir  Tobie,  madame,  votre  parent. 

OLIVIA. 

Éloignez-le,  je  vous  prie  ;  il  parle  comme  un  fou  :  fi  de 
lui! 

Marie  sort. 


sGÈNt;  V.  293 

Vous,  Malvolio,  allez  ;  si  c'est  un  message  du  comte,  je 
suis  malade,  ou  sortie,  tout  ce  que  vous  voudrez,  pour  m'en 
débarrasser. 

Malvolio   sort. 

Eh  bien,  monsieur,  vous  voyez  comme  vos  bouffonneries 
vieillissent,  et  comme  elles  déplaisent  aux  gens. 

FESTE. 

Tu  as  parlé  pour  nous,  madone,  comme  si  tu  avais  un 
fils  aîné  fou.  Que  Jupiter  lui  bourre  le  crâne  de  cervelle, 
car  voici  venir  un  de  tes  parents  qui  a  une  bien  faible  pie- 
mère. 

Entre  siR  ToBiE  Belch. 

OLIVIA. 
Sur  mon  honneur,  à  moitié  ivre...  Qui  donc  est  à  la 
porte,  mon  oncle? 

SIR  TOBIE. 

Un  gentilhomme. 

OLIVIA. 

Un  gentilhomme!  Quel  gentilhomme? 

SIR  TOBIE. 

C'est  un  gentilhomme  ici...  Peste  soit  de  ces  harengs 
marines  ! 

A  Feste. 

Eh  bien,  sot? 

FESTE. 

Bon  sir  Tobie... 

OLIVIA. 

Mon  oncle,  mon  oncle,  comment  de  si  bonne  heure  avez- 
vous  tant  d'indolence? 

SIR  TOBIE. 

Insolence  !  Je  brave  l'insolence  ! ...  Il  y  a  quelqu'un  à  la 
porte. 

OLIVIA. 

Oui,  en  effet;  qui  est-ce? 

XIV.  19 


294         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 
SIR  TOBIE. 

Qu'il  soit  le  diable,  s'il  veut,  je  ne  m'en  soucie  guère; 
croyez-m'en  sur  parole.  Oui,  ça  m'est  bien  égal. 

II  sort. 
OLIVIA. 

A  quoi  ressemble  un  homme  ivre,  fou? 

FESTE. 

A  un  noyé,  à  un  imbécile  et  à  un  fou  ;  une  rasade  de 
trop  en  fait  un  imbécile  ;  une  seconde  le  rend  fou  ;  une 
troisième  le  noie. 

OLIVIA. 

Va  donc  chercher  le  coroner,  qu'il  tienne  enquête  sur 
mon  oncle  ;  car  il  en  est  au  troisième  degré  de  l'ivresse,  il 
est  noyé;  va,  veille  sur  lui. 

FESTE. 

Il  n'est  encore  que  fou,  madone;  et  le  bouffon  va  veiller 

sur  le  fou. 

Il  sort. 

Rentre  Malvolio. 

MALVOLIO. 
Madame,  le  jeune  drôle  de  là-bas  jure  qu'il  vous  parlera. 
Je  lui  ai  dit  que  vous  étiez  malade;  il  prétend  qu'il  le  sa- 
'vait,  et  partant  il  vient  pour  vous  parler;  je  lui  ai  dit  que 
vous  dormiez  ;  il  prétend  en  avoir  eu  prescience  également, 
et  partant  il  vient  pour  vous  parler.  Que  faut-il  lui  dire,  ma- 
dame? Il  est  fortifié  contre  tous  les  refus. 

OLIVIA. 

Dites-lui  qu'il  ne  me  parlera  pas. 

MALVOLIO. 

C'est  ce  qui  lui  a  été  dit;  et  il  répond  que,  dût-il  s'instal- 
ler à  votre  porte  comme  le  poteau  d'un  sheriff,  s'y  faire 
support  de  banquette,  il  vous  parlera. 

OLIVIA. 

Quelle  espèce  d'homme  est-ce  ? 


SCÈNE  V.  295 

MALVOLIO. 
Mais  de  l'espèce  humaine. 

OLIVIA. 
Quelle  manière  d'homme? 

MALVOLIO. 
Il  est  de  fort  mauvaise  manière  ;  il  prétend  vous  parler, 
que  vous  le  veuillez  ou  non. 

OLIVIA. 

Quel  genre  de  personne?  Quel  âge  ? 

MALVOLIO. 

Il  n'est  pas  assez  âgé  pour  un  homme,  ni  assez  JKune 
pour  un  garçon  ;  ce  qu'est  la  cosse  avant  de  renfermer  le 
pois,  ce  qu'est  la  pomme  quand  elle  est  presque  formée;  il 
est  juste  à  la  morte-eau  entre  l'enfance  et  la  virilité.  Il  a 
fort  bonne  mine,  et  il  parle  fort  impertinemment  :  on  croi- 
rait qu'il  est  à  peine  sevré  du  lait  de  sa  mère. 

OLIVIA. 

Qu'il  entre  ;  appelez  ma  suivante. 

MALVOLIO. 

Suivante,  madame  vous  appelle. 

Rentre  Maria. 

OLIVIA. 
—  Donne-moi  mon  voile;  allons,  jette-le  sur  mon  vi- 
sage; —  nous  allons  entendre  encore  une  fois  l'ambassade 
d'Orsino. 

pntre  Viola. 

VIOLA. 

L'honorable  maîtresse  de  la  maison,  quelle  est-elle? 

OLIVIA. 

Parlez-moi,  je  répondrai  pour  elle.  Que  voulez-vous? 

VIOLA. 
Très-radieuse,   parfaite  et  incomparable  beauté,  dites- 


296    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

moi,  je  vous  prie,  si  je  suis  devant  la  maîtresse  de  la  maison, 
car  je  ne  l'ai  jamais  vue.  Je  répugnerais  à  perdre  ma 
harangue  ;  car,  outre  qu'elle  est  admirablement  bien  tour- 
née, je  me  suis  donné  beaucoup  de  peine  pour  l'apprendre 
par  cœur.  Aimables  beautés,  ne  me  faites  pas  essuyer  de 
dédain  ;  car  je  suis  sensible  au  moindre  mauvais  procédé. 

OLIVIA. 

De  quelle  part  venez- vous,  monsieur? 

VIOLA. 

Je  ne  saurais  guère  dire  que  ce  que  j'ai  étudié,  et  cette 
question  est  en  dehors  de  mon  rôle.  Aimable  dame,  décla- 
rez-moi en  toute  modestie  si  vous  êtes  la  maîtresse  de  la 
maison,  afin  que  je  puisse  procéder  à  ma  harangue. 

OLIVIA. 

Êtes-vous  comédien  ? 

VIOLA. 

Non,  je  le  dis  du  fond  du  cœur;  et  pourtant,  parles 
griffes  mêmes  de  la  malice,  je  jure  que  je  ne  suis  pas 
ce  que  je  représente.  Êtes-vous  la  maîtresse  de  la  maison? 

OLIVIA. 

Si  je  ne  commets  pas  d'usurpation  sur  moi-même,  je  la 
suis. 

VIOLA. 

Si  vous  l'êtes,  vous  en  commettez  une;  car  ce  que  vous 
possédez  pour  le  donner,  vous  ne  le  possédez  pas  pour 
le  garder.  Mais  ceci  est  en  dehors  de  ma  mission.  Je  vais 
dire  ma  harangue  à  votre  louange,  et  vous  ouvrir  le  cœur 
de  mon  message. 

omik. 

Arrivez  à  l'important  :  je  vous  dispense  de  l'éloge. 

VIOLA. 

Hélas  !  j'ai  pris  tant  de  peines  à  l'étudier,  et  il  est  si  poé- 
tique. 


SCÈNE  V.  297 

OLIVIA. 

Il  n'en  a  que  plus  de  chance  d'être  fictif:  je  vous  en  prie, 
gardez-le  pour  vous.  J'ai  appris  que  vous  avez  été  fort  im- 
pertinent à  ma  porte;  et  j'ai  autorisé  votre  admission  plutôt 
par  curiosité  de  vous  voir  que  par  envie  de  vous  entendre. 
Si  vous  n'êtes  qu'un  fou,  retirez-vous  ;  si  vous  avez  votre 
raison,  soyez  bref  :  je  ne  suis  pas  dans  une  lune  à  figurer  en 
un  dialogue  aussi  décousu. 

MARIA. 

Voulez-vous  mettre  à  la  voile,  monsieur?  Voilà  votre 
chemin. 

VIOLA. 

Non,  bon  mousse;  je  compte  rester  en  panne  ici  un  peu 
plus  longtemps. 

Montrant  Mdria  à  Olivia, 

Modérez  un  peu  votre  géant,  chère  dame. 

OLIVIA. 

Dites-moi  ce  que  vous  voulez. 

VIOLA. 

Je  suis  un  messager... 

OLIVIA. 

Sûrement  vous  devez  avoir  quelque  effroyable  chose  à 
révéler,  pour  que  votre  début  soit  si  craintif.  Expliquez  votre 
message. 

VIOLA. 

Il  n'est  fait  que  pour  votre  oreille.  Je  n'apporte  ni  dé- 
claration de  guerre,  ni  réclamation  d'hommage  ;  je  tiens 
l'olivier  à  ma  main  :  mes  paroles  sont  toutes  de  paix. 

OLIVIA. 

Pourtant  votre  préambule  a  été  rude.  Qui  êtes-vous?  Que 
désirez-vous  ? 

VIOLA. 

La  rudesse  que  j'ai  montrée  était  un  jeu  de  scène 
appris  par  moi.  Ce  que  je  suis,  comme  ce  que  je  désire,  est 


298         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

chose  aussi  secrète  qu'une  virginité  ;  verbe  sacré  pour  votre 
oreille,  profane  pour  toute  autre. 

OLIVIA,   à  Maria. 

Laisse-nous  seuls  ;    nolis  voulons   entendre   ce  vètbe 
sacré. 

Sort   Maria. 

Maintenant,  monsieur,  quel  est  votre  texte? 

VIOLA. 

Très-charmante  dame. . . 

OLIVIA. 

Doctrine  consolante  et  sur  laquelle  il  y  a  beaucoup  à 
dire.  Oii  est  votre  texte? 

VIOU. 

Dans  le  cœur  d'Orsino. 

OLIVIA. 

Dans  son  cœur?  Dans  quel  chapitre  de  son  cœur? 

VIOU. 

Pour  répondre  méthodiquement,  dans  le  premier  cha- 
pitre de  son  âme. 

OLIVIA. 

Oh!  je  l'ai  lu;  c'est  de  l'hérésie  pure.  Est-ce  que  vous 
n'avez  rien  de  plus  à  dire  ? 

VIOLA. 
Bonne  madame,  que  je  voie  votre  visage. 

OLIVIA. 
Avez-vous  mission  de  votre  maître  pour  négocier  avec 
mon  visage?  "Vous  voilà  maintenant  loin  de  votre  texte; 
mais  nous  allons  tirer  le  rideau,  et  vous  montrer  le  ta- 
bleau. 

Se  dévoilant. 
Regardez,  monsieur. 

Se  revoilaDt. 

Voilà  ce  que  j'étais  tout  à  l'heure. 

Se  dévoilant. 
N'est-ce  pas  bien  fait? 


SCÈNE  V.  399 

VIOLA. 

Excellemment,  si  c'est  Dieu  quia  tout  fait. 

OLIVIA. 

C'est  dans  le  grain,  monsieur;  ça  résistera  au  vent  et  à 
la  pluie. 

VIOLA. 

—  C'est  de  la  beauté  admirablement  fondue  ;  ce  rouge  et 
ce  blanc  ~  ont  été  mis  là  par  la  main  exquise  et  savante  de 
la  nature  elle-même.  —  Madame,  vous  êtes  la  plus  cruelle 
des  vivantes,  —  si  vous  emportez  toutes  ces  grâces  au  tom- 
beau, —  sans  en  laisser  copie  au  monde.  ~ 

OLIVIA. 

Oh!  monsieur,  je  n'aurai  pas  le  cœur  si  dur;  je  ferai 
divers  legs  d»^  ma  beauté;  elle  sera  inventoriée,  et  chaque  par- 
ticularité, chaque  détail,  sera  étiqueté  dans  mon  iestament  : 
par  exemple,  item,  deux  lèvres  passablement  rouges;  item, 
deux  yeux  gris  avec  leurs  paupières;  item,  un  cou,  un 
menton,  et  ainsi  de  suite.  Avez-vous  été  envoyée  ici  pour 
m'estimer? 

VIOLA. 

—  Je  vois  ce  que  vous  êtes  ;  vous  êtes  trop  fière;  —mais, 
quand  vous  seriez  le  diable,  vous  êtes  jolie.  —  3Ion  seigneur 
et  maître  vous  aime.  Oh  !  un  tel  amour  —  devrait  être  récom- 
pensé, quand  vous  seriez  couronnée  —  la  beauté  sans 
pareille  ! 

OLIVIA. 

Comment  m' aime-t-il? 

VIOLA. 

—  Avec  adoration,' avec  des  larmes  fécondes,  —  avec  des 
sanglots  qui  fulminent  l'amour,  avec  des  soupirs  de  feu. 

OLIVIA. 

—  Votre]  maître  connaît  fïisi'pensée;  je  ne  puis  l'aimer, 
—  Pourtant  je  le  suppose  vertueux,  je  le  sais  noble, —de 
grande  maison,  d'une  jeunesse  fraîche  et  sans  tache,— 


300  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

bien  famé,  généreux,  instruit,  vaillant,  —  et,  par  la  tournure 
et  les  dehors,  —  une  gracieuse  personne;  néanmoins  je  ne 
puis  l'aimer  ;  —  il  y  a  longtemps  qu'il  devrait  se  le  tenir 
pour  dit. 

VIOLA. 

—  Si  je  vous  aimais  avec  la  flamme  de  mon  maître,  — 
avec  de  telles  souffrances,  une  vie  si  meurtrière,  —je  ne 
trouverais  pas  de  sens  à  votre  refus, —je  ne  le  compren- 
drais pas. 

OLIVIA. 

Eh  !  que  feriez-vous  ? 

VIOLA. 

—  Je  me  bâtirais  à  votre  porte  une  hutte  de  saule,  —  et 
je  redemanderais  mon  âme  à  votre  maison;  —  j'ëcrirais  de 
loyales  cantilènes  sur  mon  amour  dédaigné,  —  et  je  les  chan- 
terais bien  haut  dans  l'ombre  de  la  nuit;  —  je  crierais  votre 
nom  aux  échos  des  collines,  —  et  je  forcerais  la  commère 
babillarde  des  airs  — à  vociférer  :  Olivia!  Oh!  vous  n'auriez 
pas  de  repos—  entre  ces  deux  éléments,  l'air  et  la  terre,  — 
que  vous  n'eussiez  eu  pitié  de  moi. 

OLIVIA. 

—  Vous  pourriez  beaucoup.  Quelle  est  votre]  naissance  ? 

VIOLA. 

—  Supérieure  à  ma  fortune,  et  pourtant  ma  fortune  est 
suffisante;  —je  suis  gentilhomme. 

OLIVIA. 
Retournez  près  de  votre  maître  ;  —  je  ne  puis  l'aimer  ;  qu'il 
cesse  d'envoyer...  —  à  moins  que  par  hasard  vous  ne  reve- 
niez —  pour  me  dire  comment  il  prend  la  chose.  Adieu;  — 
je  vous  remercie  :  dépensez  ceci  pour  moi. 

Elle  lui  oCfre  une  bourse. 

VIOLA. 

—  Je  ne  suis  pas  un  messager  à  gage,  madame  ;  gardez 
votre  bourse;   —  c'est  à  mon  maître,    non  à  moi,  qu'il 


SCÈNE  V.  301 

faut  une  récompense.  —  Puisse  l'amour  faire  un  cœur  de 
roche  à  celui  que  vous  aimerez,  —  et  puisse  votre  ferveur, 
comme  celle  de  mon  maître,  —  n'être  payée  que  de  mé- 
pris !...  Adieu,  belle  cruauté. 

Elle  sort. 
OLIVIA. 
Quelle  est  votre  naissance?  —  Supérieure  à  ma  fortune, 
et  pourtant  ma  fortune  est  suffisante  ;  —je  suis  gentilhomme. 
Je  jurerais  que  tu  l'es.  —  Ton  langage,  ton  visage,  ta  tour- 
nure, ta  démarche,  ton  esprit,  —  te  donnent  un  quin- 
tuple blason...  Pas  si  vite!  Doucement!  doucement!...— 
Que  le  maître  n'est-il  le  valet!...  Eh  quoi!  —  Peut-on  si 
vite  attraper  le  fléau?  —  Il  me  semble  que  je  sens  les  per- 
fections de  ce  jeune  homme,  —  par  une  invisible  et  subtile 
effraction,  —  s'insinuer  dans  mes  yeux.  Eh  bien,  soit... 
-  Holà,  Malvolio  ! 

Entre  Malvolio. 

MALVOLIO. 
Me  voici,  madame,  à  votre  service. 

OLIVIA. 

—  Cours  après  ce  mutin  messager,  —  l'envoyé  du 
comte  ;  il  a  laissé  cette  bague  ici  —  malgré  moi  ;  dis-lui  que 
je  n'en  veux  pas.  —  Recommande-lui  de  ne  pas  donner 
d'illusion  à  son  maître,  —de  ne  pas  le  bercer  d'espérances  ; 
je  ne  suis  point  pour  lui  ;  —  si  ce  jeune  homme  veut  re- 
passer par  ici  demain,  —  je  lui  expliquerai  mes  raisons. 
Hâte-toi,  Malvolio. 

MALVOLIO. 

J'obéis,  madame. 

Il  sort. 
OLIVIA. 

—  Je  ne  sais  plus  ce  que  je  fais;  et  je  crains  de  m'aper- 
cevoir  — que  mes  yeux  ont  trop  fasciné  mon  imagination.  — 


302         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

Destinée,   montre  ta  force  ;  notas  ne  nous  possédons  pas 
nous-mêmes;  -  ce  qui  est  décrété  doit  être;  eh  bien,  soit. 

ÈUé  sort. 

SCÈNE  VI. 

[Une  habitation  au  bord  Ûé  lâ  diër.] 

Entrent  Antonio  et  Sébastien. 

ANTONIO. 

Vous  ne  voulez  pas  rester  plus  longtemps?  Et  vous  ne 
voulez  pas  que  j'aille  avec  vous? 

SÉBASTIEN. 

Non,  je  voiis  en  prie;  mon  étoile  jette  siJr  ttïoi  une 
lueur  sombre.  La  malignité  de  ma  destinée  pourrait  peut- 
être  attaquer  la  vôtre.  Je  vous  conjure  donc  de  me  laisser 
seul  porter  mes  malheurs  :  ce  serait  mal  récompenser  votre 
amitié  que  de  les  faire  peser  sur  vous  en  partie. 

ANTONIO. 

Laissez-moi  du  moins  savoir  oii  vous  Vous  rendez. 

SÉBASTIEN. 
Non,  ma  foi;  mon  itinéraire  est  la  pure  extravagance. 
Mais  je  remarqfië  en  vous  ce  tact  exquis  de  la  délicatesse  : 
vous  ne  vouiez  pas  m'arracher  ce  que  je  veux  garder  pour 
moi  ;  et  je  n'en  suis  que  [)lus  impérieusement  entraîné  à  m'ou- 
vrir  à  vous.  Sachez  donc,"  Antonio,  que  je  m'appelle  Sébas- 
tien, bien  que  je  prenne  le  nom  de  Roderigb.  Mon  père 
était  ce  Sébastien  de  Messaline  dont  vous  avez,  je  suis  sûr, 
entendu  p;irler  :  il  laissa  après  lui  deux  enfants,  moi  et 
une  sœur,  nés^tous  deux  à  la  même  heure.  Plût  au  ciel  que 
nous  eussions  fini  ensemble  une  vie  commencée  ensemble! 
Mais  vous,  monsieur,  vous  eri  avez  décidé  autrement;  car 
une  heure  environ  avant  que  vous  m'eussiez  soustrait  au 
gouffre  de  la  mer,  ma  sœur  était  noyée. 


h 


SCÈNE  VI.  303 

ANTONIO, 

Hélas  !  quel  jour  ! 

SÉBASTIEN. 

Bien  qu'elle  passât  pour  me  ressembler  beaucoup,  elle 
était  généralement  réputée  belle  personne  ;  et,  bien  que  je 
ne  puisse  trop  m'avancer  sur  la  foi  de  ces  merveilleux  on 
dit,  je  puis  pourtant  proclamer  hardiment  une  chose,  c'est 
qu'elle  avait  une  âme  que  l'envie  même  était  forcée  de 
trouver  belle.  Hélas  !  elle  a  beau  être  déjà  noyée  dans  l'eau 
amère,  il  faut  encore  que  je  noie  son  souvenir  dans  une 
eau  plus  amère  encore  ! 

ANTONIO. 

Pardonnez-moi,  monsieur,  ma  chétive  hospitalité. 

SÉBASTIEN. 

0  bon  Antonio,  pardonnez-moi  l'embarras  que  je  vous  ai 
donné. 

ANTONIO. 

Si  Vous  ne  voulez  pas  me  blesser  à  mort  dans  mon  affec- 
tion, laissez-moi  être  votre  serviteur. 

SÉBASTIEN. 

Si  vous  ne  voulez  pas  défaire  ce  que  vous  avez  fait, 
c'est-à-dire  perdre  celui  que  vous  avez  sauvé,  n'insistez  pas. 
Adieu,  une  fois  pour  toutes;  mon  cœur  est  plein  de  sensi- 
bilité, et  je  touche  encore  de  si  près  à  ma  mère  par  la  ten- 
dresse qu'à  là  iïioindrë  occasion  mos  yeux  sont  prêts  à  me 
trahir.  Je  vais  à  la  cour  du  comte  Orsino  :  adieu. 

ANTONIO. 

—  Que  la  faveur  de  tous  les  dieux  aille  avec  toi. 

Sort  Sébastien. 

—  J'ai  de  nombreux  ennemis  à  la  cour  d'Orsino  ;  — 
sans  quoi  je  t'y  rejoindrais  bien  vite...  — Mais  advienne  que 
voudra  ;  je  t'adore  tellement  —  que  le  danger  me  semblera 
un  jeu,  et  j'irai. 

11  sort. 


304         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SCÈNE    VII. 

[Une  rue.] 

Entre  Viola  ;  Malvolio  la  sait. 
MALVOLIO. 

N'étiez-vous  pas,  il  n'y  a  qu'un  moment,  avec  la  comtesse 
Olivia? 

VIOLA. 

Il  n'y  a  qu'un  moment,   monsieur;  en  marchant  d'un 
pas  modéré,  je  n'ai  eu  que  le  temps  de  venir  jusqu'ici. 
MALVOLIO. 

Elle  vous  renvoie  cet  anneau,  monsieur;  vous  auriez  pu 
m'épargner  ma .  peine,  en  l'emportant  vous-même.  Elle 
vous  fait  dire  en  outre  de  donner  à  votre  maître  l'assurance 
désespérée  qu'elle  ne  veut  pas  de  lui  ;  et,  qui  plus  est,  de 
ne  plus  vous  permettre  de  revenir  pour  cette  affaire,  à  moins 
que  ce  ne  soit  pour  lui  dire  comment  votre  maître  aura  pris 
ce  refus.  Maintenant  reprenez  ceci. 

VIOLA. 

Elle  a  accepté  l'anneau  de  moi;  je  n'en  veux  pas. 

MALVOLIO. 
Allons,  monsieur,  vous  le  lui  avez  impertinemment  jeté,  et 
sa  volonté  est  qu'il  vous  suit  rendu  ;  s'il  vaut  la  peine  qu'on 
se  baisse  pour  l'avoir,  le  voilà  par  terre  sous  vos  yeux  ;  si- 
non, qu'il  appartienne  à  qui  le  trouvera. 

Il  sort  en  jetant  la  bague  aux  pieds  de  Viola. 
VIOLA,  la  ramassant. 

—  Je  ne  lui  ai  pas  laissé  de  bague  :  que  prétend  cette 
dame?  — Ma  tournure  l'aurait-elle  charmée?  Le  sort  veuille 
que  non  !  —  Elle  m'a  beaucoup  considérée,  à  tel  point 
vraiment  —  que  ses  yeux  semblaient  égarer  sa  langue  ;  -  car 


SCÈNE  vtu.  305 

elle  parlait  d'une  façon  incohérente  el  disîraite.  —  Elle 
m'aime  assurément  ;  c'est  une  ruse  de  sa  passion  —  qui 
me  fait  inviter  par  ce  grossier  messager.  —  Elle  ne  veut 
pas  delà  bague  de  monseigneur  !  Mais  il  ne  lui  en  pas  en- 
voyé. —  Je  suis  le  personnage!...  Si  cela  est  (et  cela  est), 

—  pauvre  femme,  elle  ferait  mieux  de  s'éprendre  d'une 
vision.  —  Déguisement,  tu  es,  je  le  vois,  une  profanation, 

—  qu'exploite  l'adroit  ennemi  du  genre  humain.  —  Com- 
bien il  est  facile  à  de  beaux  trompeurs  —  de  faire  impres- 
sion sur  le  cœur  de  cire  des  femmes  !  —  Hélas  1  la  faute  en 
est  à  notre  fragilité,  non  à  nous.  —  Car  telles  nous  som- 
mes faites,  telles  nous  sommes.  —  Comment  ceci  s'arran- 
gera-t-il  !  Mon  maître  l'aime  tendrement  ;  —  et  moi,  pau- 
vre monstre,  je  suis  profondément  aussi  éprise  de  lui.  — 
Qu'adviendra -t-il  de  tout  ça?  Comme  homme,  —je  dois 
désespérer  d'obtenir  l'amour  de  mon  maître.  —  Comme 
femme?  hélas  !  que  d'inutiles  soupirs  j'arrache  à  la  pauvre 
Olivia  !  —  0  temps,  c'est  toi  qui  dois  débrouiller  ceci  et 
non  moi.  —Ce  nœud  est  pour  moi  trop  difficile  à  dénouer. 

Elle  sort. 

SCÈNE  VIIÏ. 

[Chez  Olivia.] 

Entrent  siR  Tobie  Belch  et  sir  André  AguechecKs 

SIR  TOBIE. 
Approche,  sir  André  ;  ne  pas  être  au  lit  après  minuit, 
c'est  être  debout  de  bonne  heure  ;  et  diluculo  surgere^  tu 
sais... 

SIR   ANDRÉ. 

Non,  ma  foi,  je  ne  sais  pas;  mais  ce  que  je  sais,  c'est 
qu'être  debout  tard,  c'est  être  debout  tard. 

SIR   TOBIE. 

Fausse  conclusion,  qui  me  répugne  autant  qu'un  flacon 


306  LE  SOIK  DES  UOIS  OU   GK  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

vide.  Être  debout  après  minuit,  et  alors  aller  se  coucher, 
c'est  se  coucher  matin  ;  en  sorte  qu'aller  se  coucher  après 
minuit,  c'est  aller  se  coucher  de  bonne  heure.  Est-ce  que 
notre  existence  n'est  pas  un  composé  des  quatre  éléments? 

SIR  ANDRÉ. 

Ma  foi,  on  le  dit,  mais  je  crois  plutôt  que  c'est  un  com- 
posé du  boire  et  du  manger  ! 

SIR   TOBIE. 

Tu  es  un  savant  ;  donc  mangeons  et  buvons...  Marianne, 
holà  !  une  cruche  de  vin  ! 

Entre  Feste. 

SIR   ANDRÉ. 

Voici,  ma  foi,  le  fou  qui  vient. 

FESTE. 

Eh  bien,  mes  cœurs?  n'avez-vous  jamais  vu  l'image  de 
notre  trio?  (25) 

SIR   TOBIE. 

Ane,  sois  le  bienvenu.  Maintenant,  une  ariette  ! 

SIR  ANDRÉ. 
Sur  ma  parole,  le  fou  a  un  excellent  gosier.  Je  donnerais 
quarante  shillings  pour  avoir  la  jambe  et  la  douce  voix  qu'a 
le  fou.  En  vérité,  tu  as  été  hier  soir  d'une  bouffonnerie 
délicieuse,  quand  tu  nous  as  parlé  de  Pigrogromilus, 
des  Vapiens  passant  l'équinoxiale  de  Queubus;  c'était  fort 
bon,  ma  foi.  Je  t'ai  envoyé  six  pence  pour  ta  catin;  les 
as-tu  eus  ? 

FESTE. 

J'ai  empoché  te  gratification;  car  le  nez  de  Malvolio  n'est 
pas  un  manche  de  fouet;  rna  dame  a  la  main  blanche  ,  et 
les  myrmidons  ne  sont  pas  des  cabarets. 

SIR   ANDRÉ. 

Excellent!  voilà  encore  la  meilleure  bouffonnerie,  après 
tout.  Maintenant,  une  chanson  ! 


SCENE  VIII.  307 

SIR   TOBIE. 

Allons  !  voilà  six  pence  pour  vous  ;  chantez-nous  une 
chanson. 

SIR    ANDRÉ. 

Tiens,  voilà  un  teston  de  moi  par-dessus  le  marché  ! 
Quand  un  chevalier  donne  un... 

FESTE. 

Voulez-vous  une  chanson  d'amour,  ou  une  chanson 
morale  ? 

SIR  TOBIE. 

Une  chanson  d'amour,  une  chanson  d'amour! 

SIR   ANDRÉ. 

Oui,  oui;  je  ne  me  soucie  guère  de  la  morale. 

FESTE,    chantant. 

0  ma  maîtresse,  où  courez-vous? 

Ohl  arrêtez  et  écoutez;  il  arrive,  votre  amant  fidèle. 

Qui  sait  chanter  haut  et  bas. 

Ne  trottez  pas  plus  loin,  douce  mignonne; 

Tout  voyage  s'arrête  au  rendez-vous  d'amour. 

Le  fils  du  sage  soit  ca. 


SIR  ANDRE. 
SIR  TOBIE. 


Excellent,  ma  foi  ! 
Bien,  bien. 

FÉSTE. 
Qu'est-ce  que  l'amour?  Il  n'est  pas  à  venir; 
La  joie  présente  a  le  rire  présent. 
Ce  qui  est  au  futur  est  toujours  incertain. 
On  ne  gagne  rien  aux  délais. 
Viens  donc  me  baiser,  cent  fois  charmante  ; 
La  jeunesse  est  une  étoffe  qui  ne  peut  durer. 

SIR   ANDRÉ. 

Voix  melliflue,  foi  de  chevalier. 

SIR   TOBIE, 

Haleine  parfumée  ! 


308  LE  SOIK  DliS  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS   VOUDREZ. 

SIR   ANDRÉ. 

Suave  et  parfumée,  en  vérité. 

SIR   TOBIE. 

A  l'entendre  du  nez,  c'est*une  harmonie  de  parfums.  Mais 
si  nous  buvions  à  faire  danser  le  ciel?  ou  bien  si  nous  ré- 
veillions la  chouette  par  un  trio  capable  de  ravir  trois 
âmes  de  tisserand?  que  vous  en  semble? 

SIR   ANDRÉ. 

Si  vous  m'aimez,  faisons-le.  Je  suis  un  limier  pour  attra- 
per les  airs. 

FESTE. 

Par  Notre-Dame,  messire.  Il  y  a  des  chiens  qui  attrapent 
bien. 

SIR   ANDRÉ. 

Certainement;  chantons  l'air  :  Coquin^  garde  le  silence. 

TESTE. 

Garde  le  silence,  coquin,  chevalier?  Je  serai  donc  forcé 
de  t'appeler  coquin,  chevalier? 

SIR  ANDRÉ. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  j'ai  forcé  quelqu'un  à 
m'appeler  coquin.  Commence,  fou;  ça  commence  ainsi: 
Garde  le  silence. 

FESTE. 

Je  ne  commencerai  jamais,  si  je  garde  le  silence. 

SIR   ANDRÉ. 

Bon,  ma  foi  !  Allons,  commence'. 

Ils  chantent  un  trio. 

Entre  Maria. 

MARU. 

Quel  charivari  faites-vous  là  !  Si  madame  n'a  pas  appelé 
son  intendant,  Malvolio,  pour  lui  dire  de  vous  mettre  à  la 
porte,  ne  vous  fiez  plus  à  moi. 


SCÈNE  YllI.  309 

SIR   TOBIE. 

Madame  est  une  chinoise,  nous  sommes  des  hommes 
d'état;  Malvoho  est  un  aigrefin,  et  nous  sommes  trois 
joyeux  compagnons  (26).  Ne  suis-je  pas  un  parent?  Ne  suis- 
je  pas  du  sang  de  madame?  Tarare,  ma  chère! 

Il  chante. 

Il  était  un  homme  à  Babylone,  dame,  dame  (27). 

FESTE. 

Malepeste!  le  chevaher  est  dans  un  adtnirable  entrain. 

SIR  ANDRÉ. 

Oui,  il  va  assez  bien  quand  il  est  disposé;  et  moi  aussi. 
Il  y  met  plus  de  grâce;  moi,  plus  de  simplicité. 

SIR   TOBIE,    chantant. 
Oh  !  le  douzième  jour  de  décembre, 
MARIA. 

Pour  l'amour  de  Dieu,  silence! 

Entre  Malvolio. 
MALVOLIO. 

Êtes-vous  fous,  mes  maîtres?  ou  bien  qu'êtes-vous  donc? 
N'avez-vous  ni  raison,  ni  savoir-vivre,  ni  civilité,  pour 
brailler  comme  des  chaudronniers  à  cette  heure  de  nuit? 
Tenez-vous  la  maison  de  madame  pour  un  cabaret,  que 
vous  hurlez  ici  vos  airs  de  ravaudeurs  sans  ménagement  ni 
remords  de  voix?  Ne  respectez-vous  ni  lieu  ni  personne? 
Avez-vous  perdu  toute  mesure? 

SIR  TOBIE. 

Nous  avons  observé  la  mesure,  monsieur,  dans  notre 
trio.  Au  diable  ! 

MALVOLIO. 

Sir  Tobie,  je  dois  être  franc  avec  vous.  Madame  m'a 
chargé  de  vous  dire  que,  bien  qu'elle  vous  recueille  comme 
son  parent,  elle  n'est  nullement  alliée  à  vos  désordres.  Si 

XIV.  20 


310     LE  SOIR  DES  ROIS  CD  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

VOUS  pouvez  VOUS  séparer  de  vos  déportements,  vous  serez 
le  bienvenu  à  la  maison  ;  sinon,  pour  peu  qu'il  vous  plaise 
de  prendre  congé  d'elle,  elle  est  toute  disposée  à  vous  faire 
ses  adieux. 

SIR  TOBIE,   chantant. 
Adiea,  cher  cœur,  puisqu'il  faut  que  je  parte  (28). 

MARIA. 
Voyons,  bon  sir  Tobie. 

FESTE,    chantant. 
Ses  yeax  annoncent  qae  ses  joars  sont  presque  finis. 

MALVOLIO. 
Est-il  possible  ! 

SIR  TOBIE,   chantant. 
Mais  je  ne  mourrai  jamais. 
TESTE. 

Sir  Tobie,  en  cela  vous  mentez. 

MALVOLIO. 

Voilà  qui  vous  fait  grand  honneur  ! 
SIR  TOBIE,   chantant. 
Lui  dirai-je  de  s'en  aller? 

FESTE,   chantant. 
Et  quand  vous  le  feriez? 

SIR  TOBIE,    chantant. 
Lui  dirai-je  de  s'en  aller, sans  merci? 

FESTE,    chantant. 
Ohl  non,  non,  non,  vous  n'oseriez. 
SIR   TOBIE,   à  MalvoHo. 

Ah  !  nous  détonnons,  l'ami  ?  Vous  mentez. . .  Es-tu  rien  de 
plus  qu'un  intendant?  Crois-tu,  parce  que  tu  es  vertueux, 
qu'il  n'y  aura  plus  ni  aie  ni  galette?  (29) 


SCÈNE  VllI.  311 

FESTE. 

Si  fait,  par  sainte  Anne  ;  et  le  gingembre  aussi  nous  brû- 
lera la  bouche. 

SIR  TOBIE,    à  Feste. 

Tu  es  dans  le  vrai. 

A  Malvolio. 

Allez,  monsieur,  allez  fourbir  votre  chaîne  avec  de  la 
mie  de  pain...  Une  cruche  de  vin,  Maria  ! 

MALVOLIO. 

Mademoiselle  Marie,  si  vous  faites  le  moindre  cas  de  la 
faveur  de  madame,  vous  ne  prêterez  pas  les  mains  à  cette 
incivile  conduite;  elle  sera  informée  de  tout  cela,  je  le 
jure. 

Il  sort. 
MAWA. 

Allez  secouer  vos  oreilles. 

SIR  ANDRÉ. 

Un  acte  aussi  louable  que  de  boire  quand  on  a  faim,  ce 
serait  de  lui  donner  un  rendez-vous  sur  le  terrain,  puis  de 
lui  manquer  de  parole  et  de  le  mystifier. 
SIR  TOBIE. 

Fais  ça,  chevalier  ;  je  te  rédigerai  un  cartel,  ou  bien  je 
lui  signifierai  de  vive  voix  ton  indignation. 

MARIA. 

Mon  cher  sir  Tobie,  prenez  patience  pour  cette  nuit; 
depuis  la  visite  que  le  jeune  page  du  comte  a  faite  aujour- 
d'hui à  madame ,  elle  est  fort  agitée.  Quant  à  monsieur  Mal- 
volio, abandonnez-le-moi  ;  si  je  ne  fais  pas  de  lui  une  dupe 
proverbiale,  si  je  ne  l'expose  pas  à  la  risée  générale,  croyez 
que  je  n'ai  pas  assez  d'inteUigence  pour  m'étendre  tout  de 
mon  long  dans  mon  lit.  Je  m'en  charge. 

SIR   TOBIE. 

Instruis-nous,  instruis-nous;  parle-nous  de  lui* 


312  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

MARIA. 

Eh  bien,  monsieur,  cet  homme  est  par  moments  une 
espèce  de  puritain. 

SIR  ANDRÉ. 

Oh!  si  je  croyais  ça,  je  le  battrais  comme  un  chien. 

SIR   TORIE. 

Quoi  !  s'il  était  puritain  !  quelle  exquise  raison  as-tu  pour 
ça,  chevalier? 

SIR   ANDRÉ. 

Je  n'ai  pas  pour  cela  de  raison  exquise,  mais  j'ai  des 
raisons  suffisantes. 

MARIA. 

C'est  un  diable  de  puritain,  ou  à  coup  sûr  ce  n'est  rien 
moins  qu'un  homme  accommodant;  un  âne  plein  d'affec- 
tation qui,  sans  étude,  sait  la  société  par  cœur,  et  débite 
ses  maximes  par  grandes  gerbes  ;  tout  féru  de  lui-même  ; 
et  se  croyant  tellement  bourré  de  perfections  qu'il  est  fer- 
mement convaincu  qu'on  ne  peut  le  voir  sans  l'aimer  ;  c'est 
dans  ce  travers  même  que  ma  vengeance  va  trouver  un  no- 
table sujet  de  s'exercer. 

SIR   TOBIE. 

Que  vas-tu  faire? 

MARIA. 

Je  vais  laisser  tomber  sur  son  chemin  une  mystérieuse 
lettre  d'amour,  dans  laquelle  il  se  croira  très- clairement 
désigné  par  des  allusions  à  la  couleur  de  sa  barbe,  à  la 
forme  de  sa  jambe,  à  sa  tournure,  à  l'expression  de  ses 
yeux,  de  son  front,  de  sa  physionomie.  Mon  écriture  res- 
semble fort  à  celle  de  madame,  votre  nièce  ;  sur  un  sujet 
oublié  nous  pourrions  à  peine  les  distinguer. 

SIR  TOBIE. 

Excellent!  je  flaire  la  farce. 

SIR   ANDRÉ. 

J'ai  aussi  le  nez  dessus. 


SCÈNE  YlII.  313 

SIR   TOBIE. 

Il  croira ,  à  la  teneur  de  la  lettre  que  tu  auras  laissée  tomber, 
qu'elle  vient  de  ma  nièce,  et  qu'elle  est  amoureuse  de  lui. 

MARIA. 

Mon  projet  est  etïectivement  un  cheval  de  bataille  de 
cette  couleur. 

SIR  ANDRÉ. 

Et  ton  cheval  de  bataille  ferait  de  lui  un  âne. 

MARIA. 

Un  âne,  sans  aucun  doute. 

SIR   ANDRÉ. 

Oh  !  ce  sera  admirable. 

MARIA. 

Plaisir  royal,  je  vous  le  garantis.  Je  suis  sûre  que  ma  mé- 
decine opérera  sur  lui.  Je  vous  posterai,  en  tiers  avec  le  fou, 
à  l'endroit  oii  il  devra  trouver  la  lettre  ;  vous  prendrez  note 
de  ses  commentaires.  Pour  ce  soir,  couchez-vous,  et  son- 
gez à  l'événement.  Adieu. 

SIR  TOBIE. 

Bonsoir,  Penthésilée. 

Sort  Maria. 
SIR   ANDRÉ. 

Sur  ma  foi,  c'est  une  bonne  fille. 

SIR  TOBIE. 

C'est  une  bigle  de  race,  et  qui  m'adore.  Que  t'en 
semble? 

SIR   ANDRÉ. 

J'ai  été  aussi  adoré  dans  le  temps. 

SIR   TOBIE. 

Allons  nous  coucher,  chevaUer.  Tu  feras  bien  d'envoyer 
chercher  encore  de  l'argent. 

SIR  ANDRÉ. 

Si  je  ne  puis  obtenir  votre  nièce,  je  suis  dans  un  rude 
embarras. 


314  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SIR  TORIE. 

Envoie  chercher  de  l'argent,  chevalier  ;  si  tu  ne  finis  pas 
par  avoir  ma  nièce,  appelle-moi  rosse. 

SIR   ANDRÉ. 

Si  je  m'y  refuse,  ne  vous  fiez   plus  à  moi;  traitez-moi 
comme  vous  voudrez. 

SIR  TOBIE. 
Allons,  viens;  je  vais  faire  chauffer  du  vin;  il  est  trop 
tard  pour  aller  au  lit  maintenant.  Viens,  chevalier;  viens, 
chevaUer. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  IX. 

[Dans  le  palais  ducal.] 

Entrent  LE  DUC,  Viola,  Curio  et  d'autres. 

LE  DUC. 
—  Qu'on  me  donne  de  la  musique!...  Ah!  bonjour, 
amis.  —  Allons,  bon  Césario,  rien  qu'un  morceau  de 
chant,  —ce  chant  vieux  et  antique  que  nous  avons  entendu 
la  nuit  dernière  :  —  il  m'a  semblé  qu'il  soulageait  ma  pas- 
sion beaucoup  —  plus  que  tous  ces  airs  légers  et  tous  ces  fre- 
dons  rebattus  —  à  la  mesure  brusque  et  saillante.  —  Allons, 
rien  qu'un  couplet  ! 

CURIO. 

N'en  déplaise  à  Votre  Seigneurie,  celui  qui  pourrait  le 
chanter  n'est  pas  ici. 

LE  DUC. 
Qui  était-ce  donc? 

CURIO. 

Feste,  le  bouffon,  milord;  un  fou  qu'aimait  fort  le  père 
de  madame  Olivia;  il  est  quelque  part  dans  le  palais. 


SCÈNE  IX.  315 

LE   DUC. 

—  Allez  le  chercher,  et  qu'on  joue  l'air  en  attendant. 

Sort  Curio.  —  Musique. 
A  Viola. 

—  Approche,  page  ;  si  jamais  tu  aimes,  —dans  tes  douces 
angoisses,  souviens-toi  de  moi  :  —  car  tous  les  vrais  amou- 
reux sont  tels  que  je  suis,  —  mobiles  et  capricieux  en  tout, 
—  hormis  dans  l'idée  fixe  de  la  créature  —  aimée.  Que  te 
semble  de  cet  air? 

VIOLA. 

—  Il  trouve  un  écho  dans  les  profondeurs  même  —  oi^ 
trône  l'amour. 

LE  DUC. 

Tu  en  parles  magistralement  ;  —  je  jurerais,  sur  ma  vie, 
que,  jeune  comme  tu  l'es,  ton  regard  —  s'est  déjà  fixé  avec 
complaisance  sur  quelque  gracieux  être;  —  n'est-ce  pas,  page? 

VIOLA. 

Un  peu,  n'en  déplaise  à  Votre  Grâce. 

LE   DUC. 

—  Quel  genre  de  femme  est-ce? 

VIOLA. 

De  votre  complexion. 

LE  DUC. 

—  Elle  n'est  pas  digne  de  toi,  alors.  Quel  âge,  en  vé- 
rité? 

VIOLA. 

—  A  peu  près  votre  âge,  mon  seigneur. 

LE  DUC. 

—  C'est  trop  vieux,  par  le  ciel.  Que  la  femme  prenne 
toujours  — un  plus  âgé  qu'elle;  elle  n'en  sera  que  mieux  as- 
sortie, —  et  que  mieux  en  équilibre  dans  le  cœur  de  son 
mari.  —  Car,  page,  nous  avons  beau  nous  vanter,  —  nos 
affections  sont  plus  mobiles,  plus  instables,  —  plus  vives, 
plus  vacillantes,  plus  tôt  égarées  et  usées  —  que  celles  des 
femmes. 


316         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

VIOLA. 
Je  le  crois,  monseigneur. 

LE  DUC. 

—  Ainsi,  que  ta  bien-aimée  soit  plus  jeune  que  toi-même, 

—  ou  ton  affection  ne  saurait  garder  le  pli.  —  Car  les 
femmes  sont  comme  les  roses  ;  leur  fleur  de  beauté  —  est  à 
peine  épanouie  qu'elle  s'étiole. 

VIOLA. 

—  Elles  sont  ainsi  en  effet.  Hélas!  pourquoi  faut-il 
qu'elles  soient  ainsi,  —  condamnées  à  dépérir  alors  même 
qu'elles  atteignent  la  perfection  ? 

Rentre  CuRiO  avec  Fbste. 

LE  DUC,    à  Feste. 

—  Allons,  l'ami,  la  chanson  que  nous  avons  eue  hier 
soir!  —  Remarque-la  bien,  Césario;  elle  est  vieille  et  sim- 
ple; —  les  tricoteuses  et  les  fileuses,  travaillant  au  soleil, 

—  les  libres  filles  qui  tissent  avec  la  navette,  —  ont  coutume 
de  la  chanter;  c'est  une  naïve  et  franche  chanson,  —  qui 
joue  avec  l'innocence  de  l'amour,  —  comme  au  bon  vieux 
temps. 

FESTE. 

—  Êtes-vous  prêt,  monsieur? 

LE   DUC. 

Oui,  chante,  je  te  prie. 

FESTE,    chantant. 

Arrive,  arrive,  ô  mort. 
Et  que  je  sois  couché  sous  un  triste  cyprès  ! 

Envole-toi,  envole-toi,  haleine, 
Je  suis  tué  par  une  belle  fille  cruelle; 
Mon  linceul  blanc,  tout  décoré  d'if, 

Oh!  préparez-le. 
Dans  la  scène  de  la  mort  nul  si  vraiment 
Ne  joua  son  rôle. 


SCÈNE  IX.  317 

Que  pas  une  fleur,  pas  une  flear  embaumée 
Ne  soit  semée  sur  mon  noir  cercueil. 
Que  pas  un  ami,  pas  un  ami  ne  salue 
Mon  pauvre  corps,  là  où  seront  jetés  mes  os. 
Pour  m'épargner  raille  et  mille  sanglots. 

Oh!  mettez-moi  quelque  part 
Oîi  un  triste  amant  ne  puisse  trouver  ma  tombe 
Pour  y  pleurer  ! 

LE   DUC ,   jetant  une  bourse  à  Feste. 

Voilà  pour  ta  peine. 

FESTE. 

Aucune  peine,  monsieur  ;  je  prends  plaisir  à  chanter, 
monsieur. 

LE   DUC. 

Eh  bien,  je  te  paie  ton  plaisir. 

FESTE. 

Au  fait,  monsieur,  le  plaisir  doit  se  payer  tôt  ou  tard. 

LE   DUC. 

Sur  ce,  laisse-moi  te  laisser. 

FESTE. 

Sur  ce,  que  le  dieu  de  la  mélancolie  te  protège,  et  que 
le  tailleur  te  fasse  ton  pourpoint  de  taffetas  changeant, 
car  ton  âme  est  une  véritable  opale...  Je  voudrais  voir 
les  hommes  d'une  pareille  constance  s'embarquer  sur  la 
mer,  ayant  affaire  partout,  et  n'ayant  de  but  nulle  part  ;  ce 
serait  là  le  vrai  moyen  de  faire  un  bon  voyage...  pour 
rien  !...  Adieu. 

Il  r,ort. 
LE   DUC. 

—  Retirez-vous,  vous  autres. 

Sortent  Curio  et  la  suite. 
A  Viola. 

Encore  une  fois,  Césario,  —  retourne  auprès  de  cette 
cruelle  souveraine  ;  —  dis-lui  que  mon  amour,  plus  noble 
que  l'univers,  —  ne  fait  aucun  cas  d'une  quantité  de  terrains 
jeux  ;  —  ces  biens  dont  l'a  comblée  la  fortune,  —  dis-lui 


318    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

que  je  les  traite  aussi  légèrement  que  la  fortune  elle- 
même  ;  —  mais  ce  qui  attire  mon  âme,  c'est  cette  mer- 
veille, —  cette  perle-reine  dont  l'a  parée  la  nature. 

VIOLA. 

—  Mais,  monsieur,  si  elle  ne  peut  vous  aimer? 

LE   DUC. 

—  Je  ne  puis  accepter  cette  réponse-là. 

VIOLA. 

D'honneur,  il  le  faut  bien.  —  Supposons  qu'une  dame, 
comme  cela  peut  être,  —  éprouve  pour  l'amour  de  vous 
des  peines  de  cœur  aussi  grandes  —  que  celle  que  vous 
cause  Olivia  ;  vous  ne  pouvez  l'aimer,  —  vous  le  lui  dites  ; 
eh  bien,  ne  faut-il  pas  qu'elle  accepte  cette  réponse? 

LE  DUC. 

—  Le  sein  d'une  femme  —  ne  saurait  supporter  les  élans 
de  la  passion  violente  — que  l'amour  m'a  mise  au  cœur;  nul 
cœur  de  femme  —  n'est  assez  grand  pour  contenir  tant 
d'émotions  ;  nul  n'est  assez  vaste.  —  Hélas  !  leur  amour 
peut  bien  s'appeler  un  appétit  ;  —  ce  qui  est  ému  en  elles, 
ce  n'est  pas  le  foie,  c'est  le  palais,  —  sujet  à  la  satiété,  à  la 
répulsion,  au  dégoût.  —  Mon  cœur,  au  contraire,  est  af- 
famé comme  la  mer,  —  et  peut  digérer  autant  qu'elle.  Ne 
fais  pas  de  comparaison  —  entre  l'amour  que  peut  me  porter 
une  femme  —  et  celui  que  j'ai  pour  Olivia. 

VIOU. 


Oui,  mais  je  sais. 
Que  sais-tu  ? 


LE  DUC. 


VIOLA. 

—  Trop  bien  quel  amour  les  femmes  peuvent  avoir  pour 
les  hommes;  —  en  vérité,  elles  ont  le  cœur  aussi  généreux 
que  nous.  —  Mon  père  avait  une  fille  qui  aimait  un  homme, 
—  comme  moi,  par  aventure,  si  j'étais  femme,  —  je  pour- 
rais aimer  Votre  Seigneurie. 


SCÈNE  X.  319 

LE   DUC. 

Et  quelle  est  son  histoire  ? 

VIOLA. 

—  Un  long  effacement,  monseigneur.  Jamais  elle  n'avoua 
son  amour;  —  elle  en  laissa  le  secret,  comme  le  ver  dans  le 
bourgeon,  —  ronger  les  roses  de  ses  joues;  elle  languit  dans 
sa  pensée  ;—  jaunie,  verdie  par  la  mélancolie,  —  elle  s'in- 
clina, comme  la  Résignation  sur  une  tombe,  —  souriant  à  la 
douleur.  N'était-ce  pas  là  de  l'amour?  —  Nous  autres  hom- 
mes, nous  pouvons  parler  davantage,  jurer  davantage  ;  mais, 
en  vérité,  —  nos  démonstrations  outrepassent  nos  senti- 
ments ;  car  en  définitive,  nous  sommes  —  fort  prodigues  de 
protestations,  mais  peu  prodigues  d'amour. 

LE   DUC. 

—  Mais  ta  sœur  est-elle  morte  de  son  amour,  mon  en- 
fant? 

VIOLA. 

—  Je  suis  toute  la  famille  de  mon  père,  à  la  fois  toutes 
ses  filles  —  et  tous  ses  fils...  Et  pourtant  je  ne  sais...  — 
Monsieur,  irai-je  chez  cette  dame  ? 

LE   DUC. 

Oui,  voilà  ce  dont  il  s'agit.  —  Vite  chez  elle!  Donne-lui 
ce  bijou;  dis-lui  —que  mon  amour  ne  peut  ni  céder  la 
place  ni  supporter  un  refus. 

Us  sortent. 

SCÈNE  X. 

[Une  allée  dans  le  parc  d'Olivia.] 

Entrent  siR  tobie  Belch,  sir  André  Aguecheek  et  Fabien. 
SIR   TOBIE. 

Arrive,  arrive,  signor  Fabien. 


320         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ, 

FABIEN. 

Certes,  j'arrive  ;  si  je  perds  un  scrupule  de  celte  farce, 
que  je  sois  bouilli  à  mort  par  la  mélancolie. 

SIR   TOBIE. 

Serais-tu  pas  bien  aise  de  voir  ce  cuistre ,  ce  coquin ,  ce 
fripon  subir  quelque  mortification  notoire  ? 

FABIEN. 

J'en  serais  ravi,  ma  foi.  Vous  savez  qu'il  m'a  fait  perdre 
la  faveur  de  madame,  à  l'occasion  d'un  combat  d'ours  ici. 

SIR  TOBIE. 

Pour  l'exaspérer,  nous  allons  avoir  un  nouvel  ours,  et 
nous  allons  le  berner  jusqu'au  noir,  jusqu'au  bleu...  N'est- 
ce  pas,  sir  André? 

SIR   ANDRÉ- 

Si  nous  ne  le  faisons  pas,  tant  pis  pour  nous. 
Enlre  Maria. 
SIR  TOBIE. 

Voici  venir  la  petite  coquine...  Comment  va,  mon  ortie 
des  Indes? 

MARIA. 

Mettez-vous  tous  trois  dans  le  fourré  de  buis.  Malvolio 
descend  cette  allée  ;  voilà  une  demi-heure  qu'il  est  là-bas 
au  soleil,  apprenant  des  poses  à  son  ombre.  Observez-le 
pour  l'amour  de  la  drôlerie  ;  car  je  suis  sûre  que  cette  lettre 
va  faire  de  lui  un  idiot  contemplatif!  Au  nom  de  la  farce, 
rangez-vous. 

Les  hommes  se  cachent.  Elle  jette  la  lettre. 

Toi,  reste-là  ;  car  voici  venir  la  truite  que  nous  allons  at- 
traper en  la  chatouillant. 

Sort  Maria. 
Entre  Malvolio. 

MALVOLIO. 

Il  ne  faut  qu'une  chance  ;  tout  est  chance.  Elle  a  de  la 


SCÈNE  X.  321 

sympathie  pour  moi,  Maria  me  l'a  dit  une  fois;  et  je  l'ai 
entendue  elle-même  avouer  que,  si  elle  aimait,  ce  serait 
quelqu'un  de  ma  nature.  D'ailleurs,  elle  me  traite  avec  des 
égards  plus  marqués  qu'aucun  autre  de  ses  gens.  Que  dois- 
je  en  penser? 

SIR   TOBIE,    à  part. 

Voilà  un  maroufle  outrecuidant  ! 

FABIEN,    à  part. 

Oh!  paix!  la  contemplation  fait  de  lui  un  fier  dindon: 
comme  il  se  pavane  en  étalant  ses  plumes! 

SIR  ANDRÉ,    à  part. 

Jour  de  Dieu!  comme  je  vous  rosserais  le  maroufle! 

SIR  TOBIE,    à  part. 

Paix  donc  ! 

MALVOLIO. 

Être  comte  Malvolio  ! 

SIR   TOBIE,    à    part. 

Ah  !  maroufle  ! 

SIR   ANDRÉ,    à  part. 

Canardons-le  !  canardons-le  ! 

SIR   TOBIE,    à  part. 

Paix!  paix! 

MALVOLIO. 

Il  y  a  un  exemple  de  ça  :  la  dame  de  Strachy  a  épousé 
l'huissier  de  sa  garde-robe! 

SIR   TOBIE,    à  part. 

Fi  de  lui,  par  Jézabel  ! 

FABIEN,    à  part. 

Ah!  paix!    le  voilà    enfoncé   dans  sa    rêverie;  voyez 
comme  l'imagination  le  gonfle. 

MALVOLIO. 

L'ayant  épousée  depuis  trois  mois,  assis  sous  mondais... 

SIR   TOBIE,    à  part. 

Oh  !  une  arbalète  pour  le  frapper  dans  l'œil  ! 


322  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

MALVOLIO. 
Appelant  mes  officiers  autour  de  moi,  dans  ma  simarre 
de  velours  à  ramages,  venant  de  quitter  le  lit  de  repos  où 
j'ai  laissé  Olivia  endormie... 

SIR   TORIE,    à  part. 

Feu  et  soufre  ! 

FABIEN,    h  part. 

Oh!  paix  !  paix  ! 

MALVOLIO. 

Alors  je  prends  un  air  de  hauteur;  et,  après  avoir  grave- 
ment promené  sur  eux  un  regard  qui  veut  dire  que  je  con- 
nais ma  position,  et  que  je  désire  qu'ils  connaissent  la  leur, 
je  demande  mon  parent  Tobie. 

SIR  TOBIE,   à  part. 

Fers  et  liens  ! 

FABIEN,    à  part. 

Paix  donc,  paix,  paix  !  Attention,  attention  ! 

MALVOLIO. 

Sept  de  mes  gens,  d'un  élan  obéissant,  vont  le  chercher  ; 
'en  attendant,  je  fronce  le  sourcil,  et  par  aventure  je  re- 
monte ma  montre,  ou  je  joue  avec  quelque  riche  joyau. 
Tobie  s'approche,  me  fait  une  révérence... 

SIR  TOBIE,    à  part. 

Ce  drôle  vivra-t-il? 

FABIEN,    à  part. 

Quand  on  essaierait  de  la  torture  pour  nous  arracher  le 
silence,  paix  encore  une  fois  ! 

MALVOLIO. 
Je  lui  tends  la  main  comme  ceci,  tempérant  mon  sourire 
familier  par  un  sévère  regard  d'autorité... 

SIR    TOBIE,    à  part. 

Et  alors  Tobie  ne  te  flanque  pas  un  horion  sur  les 
lèvres  ! 


3CÉNE  X.  323 

MALVOLIO. 

Disant  :  Cousin  Tobie,  ma  fortune,  en  m'octroyant  votre 
nièce,  m'a  conféré  cette  prérogative  de  parole... 
SIR  TOBIE,    à  part. 

Écoutons,  écoutons. 

MALVOLIO. 
Il  faut  vous  corriger  de  votre  ivrognerie. 

..,,  SIR  TOBIE,    à  part. 

P      La  peste  du  galeux  ! 

FABIEN,    à  part. 

Ah!   patience,  ou   nous  rompons  les  fibres  de  notre 
complot. 

MALVOLIO. . 

En  outre,  vous  gaspillez  le  trésor  de  votre  temps  avec  un 
imbécile  de  chevalier. 

SIR  ANDRÉ,    à  part. 

C'est  moi,  je  vous  le  garantis. 

MALVOLIO. 

Un  sir  André... 

K  SIR   ANDRÉ,    à  part. 

Je  savais  bien  que  c'était  moi  ;  car  bien  des  gens  m'ap- 
pellent imbécile. 

MALVOLIO. 
Qu'avons-nous  là? 

Il  ramasse  la  lettre. 
FABIEN,  à  part. 

Voilà  la  buse  près  du  piège. 

SIR  TOBIE_,    à  part. 

Ah!  paix  !  et  que  le  génie  de  la  farce  lui  insinue  l'idée  de 
lire  tout  haut  ! 

MALVOLIO. 
Sur  ma  vie,  c'est  l'écriture  de  madame  ;  je  reconnais  ses 
r,  ses  u  et  ses  o;  et  c'est  ainsi  qu'elle  fait  ses  grands  P.  En 
dépit  de  toute  question,  c'est  son  écriture. 


324  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  Œ  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SIR  ANDRÉ,    à  pari. 

Ses  airs,  ses  us  et  ses  os;  comment  ça? 

MALVOLIO,    lisant  l'adresse. 

A  Vinconnu  hien-aimé^  cette  lettre  et  mes  meilleurs 
souhaits!  Juste  ses  phrases!...  Avec  votre  permission, 
cire!...  Doucement...  Le  cachet,  sa  Lucrèce,  avec  lequel 
elle  a  coutume  de  sceller  ! . . .  C'est  madame  !  à  qui  cela  peut- 
il  être  adressé? 

Il  décacheté. 

FABIEN,   à  part. 

Le  voilà  pris  par  les  entrailles. 

MALVOLIO,  lisant. 

Diea  sait  qui  j'aime. 

Mais  qui  ? 
Lèvres,  ne  remuez  pas, 
Nul  homme  ne  le  doit  savoir. 

Nul  homme  ne  le  doit  savoir...  Voyons  la  suite  !  Le 
rhythme  change...  Nul  homme  ne  le  doit  savoir.  Si  c'était 
toi,  Malvolio  ! 

SIR   TOBIE,  à  part. 

Va  te  faire  pendre,  faquin. 

MALVOLIO,    lisant. 

Je  pnis  commander  oii  j'adore; 
Mais  le  silence,  comme  le  couteau  de  Lucrèce, 
Me  perce  le  cœur  sans  répandre  mon  sang. 
M.  0.  A.  l.  règne  sur  ma  vie. 

FABIEN,    à  part. 

Une  énigme  grandiose  ! 

SIR   TOBIE,  à  part. 

Admirable  fille,  je  vous  le  dis. 

MALVOLIO. 

M.  0.  A.  I.  règne  sur  ma  vie...  Mais  d'abord,  voyons, 
voyons,  voyons. 


SCÈNE  X.  325 

FABIEN,    à  part. 

Quel  plat  de  poison  elle  lui  a  servi  là  ! 

SIR   TOBIE,    à  part. 

Et  avec  quel  élan  Témouchet  fond  sur  la  chose  ! 

MALVOLIO. 

Je  puis  commander  où  f  adore.  Eh  !  elle  peut  me  com- 
mander, je  la  sers,  elle  est  ma  maîtresse  !  Mais  c'est  évi- 
dent pour  la  plus  ordinaire  intelligence.il  n'y  a  pas  là  à 
hésiter.  Mais  la  fin,..  Que  signifie  cette  combinaison  al- 
phabétique? Si  je  pouvais  en  faire  quelque  chose  qui  s'ap- 
pliquât à  moi...  Doucement  \  M.  0.  A.  I. 

SIR   TOBIE,    à  part. 

Ho  !  hi  !  arrange  ça...  Le  voilà  loin  de  la  piste. 

FABIAN,    à  part. 

Le  chien  n'en  jappera  pas  moins  en  la  cherchant,  quoi- 
qu'elle sente  fort  comme  un  renard. 

MALVOLIO. 

M.  Malvolio  !  M,  mais  c'est  le  commencement  de  mon 
nom! 

FABIEN,    à  part. 

N'avais-je  pas  dit  qu'il  s'en  tirerait?  Le  limier  est  excel- 
lent aux  défauts. 

MALVOLIO. 
Oui,  mais  il  n'y  a  pas  d'accord  dans  la  suite;  la  chose 
ne  se  confirme  pas.  C'est  A  qui  devrait  suivre,  et  il  y  a 
un  0. 

FABIEN,    à  part. 

J'espère  bien  que  ça  ne  finira  pas  par  un  :  Ho  ! 

SIR  TOBIE,   a  part. 

Oui,  ou  je  le  bâtonnerai  pour  lui  faire  crier  :  Oh  ! 

MALVOLIO. 

Et  en  arrière  arrive  un  /. 

FABEN,    à  part. 

Si  c'était  un  Ë  et  que  tu  l'eusses  par  derrière,  tu  flaire- 

XIV.  21 


326    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

rais  plus  de  déconvenues  à  tes  trousses  que  de  bonnes 
fortunes  devant  toi. 

MALVOLIO. 

M.O.  A.  I.  Ça  ne  s'accorde  plus  aussi  bien  qu'auparavant; 
et  pourtant,  on  n'aurait  qu'à  forcer  un  peu  pour  que  ça 
eût  trait  à  moi  ;  car  chacune  de  ces  lettres  est  dans  mon 
nom.  Doucement  ;  voici  de  la  prose  à  la  suite. 

Lisant  : 

Si  ceci  te  tombe  dans  la  main,  réfléchis.  Par  mon  étoile , 
je  suis  au-dessus  de  toi,  mais  ne  t'effraie  pas  des  grandeurs. 
Il  en  est  qui  naissent  grands,  d'autres  qui  conquièrent  les 
grandeurs,  et  d'autres  à  qui  elles  s'imposent.  Les  destins  te 
tendent  lamaiîi  ;  que  ton  audace  et  ton  génie  Vétreignent.  Et, 
pour  te  préparer  à  ce  que  tu  peux  être,  dépouille  ton  hum- 
ble peau,  et  apparais  un  nouvel  homme.  Sois  rébarbatif 
avec  un  parent ,  bourru  avec  les  domestiques  ;  que  ta 
langue  bourdonne  des  raisons  d'État.  Prends  les  allures 
de  la  singularité.  C'est  l'avis  que  te  donne  celle  qui  soupire 
pour  toi.  Rappelle-toi  qui  a  vanté  tes  bas  jaunes  et  souhaité 
te  voir  toujours  avec  des  jarretières  croisées  (30)  ;  rappelle- 
toi,  je  le  répète.  Va.  Tu  es  désormais  un  personnage,  si  tu  le 
veux  ;  sinon,  reste  à  jamais  simple  intendant,  le  compagnon 
des  domestiques,  iïidigne  de  toucher  le  bout  du  doigt  de  la 
Fortune.  Adieu.  Celle  qui  voudrait  te  servir  au  lieu  d'être 
servie  par  toi. 

La  Fortunée  Malheui^euse. 

Le  plein  jour  en  rase  campagne  n'est  pas  plus  éclatant; 
cela  est  évident.  Je  serai  altier,  je  lirai  les  auteurs  politi- 
ques, je  romprai  en  visière  à  sir  Tobie  ;  je  me  décrasserai 
de  toute  accointance  roturière  ;  je  serai  tiré  à  quatre 
épingles,  l'homme  accomph.  Je  ne  m'abuse  pas,  je  ne  me 
laisse  pas  berner  par  l'imagination  ;  car  toutes  les  raisons 
me  portent  à  croire  que  madame  m'aime.  Elle  a  vanté 
mes  bas  jaunes  tout  récemment,  elle  m'a  loué  d'avoir  des 


SCÈNE  X.  327 

jarretières  croisées  ;  et  en  ceci  elle  se  révèle  à  mon  amour, 
et,  par  une  sorte  d'injonction,  m'invite  à  porter  cet  accoutre- 
ment de  son  goût.  Je  remercie  mon  étoile,  je  suis  heureux  ; 
je  vais  être  étrange,  hautain,  porter  des  bas  jaunes  et  me 
jarreter  en  croix,  tout  cela  en  un  clin  d'œil!  Que  Jéhovah  et 
mon  étoile  soient  loués  !  Voici  encore  un  postscriptum. 
Il  lit. 

Il  est  impossible  que  tu  ne  reconnaisses  pas  qui  je  suis. 
Si  tu  réponds  à  mon  amour,  fais-le  paraître  a  ton  sourire  ; 
ton  sourire  te  va  si  bien!  Ainsi,  en  ma  présence,  souris  tou- 
jours, mon  doux  bien-aimé,je  f  en  prie. 

Ciel,  je  te  remercie,  Je  sourirai,  je  ferai  tout  ce  que  tu 
voudras. 

Il  sort. 
FABIEN. 

Je  ne  donnerais  pas  ma  part  de  cette  farce  pour  une  pen- 
sion de  raille  livres  sur  la  cassette  du  Sophi. 

SIR   TOBIE. 

Moi,  j'épouserais  cette  fille  rien  que  pour  ce  tour-là. 

SIR   ANDRÉ. 

Et  moi  aussi. 

SIR   TOBIE. 

Et  je  ne  lui  demanderais  pas  d'autre  dot  qu'une  autre 
bouffonnerie  pareille. 

SIR  ANDRÉ. 


Moi,  non  plus. 


Eatre  Maria. 


FABIEN. 
Voici  venir  ma  noble  faiseuse  de  dupes. 

SIR   TOBIE,    à  Maria. 

Veux-tu  mettre  ton  pied  sur  ma  nuque  ? 

SIR  ANDRÉ. 
Ou  sur  la  mienne? 


328  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  (JUE  VOUS  VOUDREZ. 

SIR   TORIE. 

Faut-il  que  je  joue  ma  liberté  au  tric-trac  et  que  je  de- 
vienne ton  esclave  ? 

SIR   ANDRÉ. 

Et  moi  aussi? 

SIR  TOBIE. 

Eh  !  tu  l'as  plongé  dans  un  tel  rêve  que,  quand  la  vision 
en  sera  dissipée,  il  deviendra  fou. 

MARIA. 

Mais  dites-moi  la  vérité  ;  ça  fait-il  son  effet  sur  lui? 

SIR   TOBIE. 

Comme  Feau-de-vie  sur  une  sage-femme. 

MARIA. 

Eh  bien,  si  vous  voulez  voir  les  fruits  delà  farce,  remar- 
quez bien  sa  première  apparition  devant  madame;  il  se 
présentera  devant  elle  en  bas  jaunes,  et  c'est  une  couleur 
qu'elle  abhorre,  et  avec  des  jarretières  croisées,  une  mode 
qu'elle  déteste  !  Et  il  lui  fera  des  sourires  qui,  dans  la  mé- 
lancolie oii  elle  se  trouve,  conviendront  si  peu  à  sa  disposi- 
tion d'esprit  qu'elle  ne  pourra  y  répondre  que  par  une  insi- 
gne rebuffade.  Si  vous  voulez  voir  ça,  suivez-moi. 

SIR   TOBIE. 

Jusqu'aux  portes  du  Tartare,  admirable  démon  d'esprit. 

SIR   ANDRÉ. 


en  suis  aussi. 


Ils  sortent. 


SCENE   XI. 

[Le  jardin  d'Olivia.] 
Entrent  Viola  et  Feste,  tenant  un  tambourin. 

VIOLA. 
Dieu  le  garde,  l'ami,  ainsi  que  ta  musique.  Vis-tu  en 
touchant  du  tambourin  ? 


SCÈNE  XT.  329 

FESTE. 

Non,  monsieur,  je  vis  comme  quelqu'un  qui  louche  à 
l'église. 

VIOLA. 

Es-tu  donc  homme  d'église  ? 

TESTE. 

Nullement,  monsieur;  je  touche  à  l'église;  car  je  de- 
meure chez  moi,  et  ma  maison  est  tout  près  de  l'église. 

VIOLA. 
Ainsi  tu  peux  dire  que  le  roi  touche  à  un  mendiant,  si  un 
mendiant  demeure  près  de  lui;  ou  que  l'église  touche  à 
ton  tambourin,  si  ton  tambourin  est  contre  l'église. 

TESTE. 

Vous  l'avez  dit,  monsieur...  Ce  que  c'est  que  ce  siècle! 
Une  phrase  n'est  qu'un  gant  de  chevreau  pour  un  bel  es- 
prit ;  comme  on  l'a  vite  retournée  sens  dessus  dessous  ! 

VIOLA. 

Oui,  c'est  certain;  ceux  qui  jouent  trop  subtilement  sur 
les  mots  peuvent  facilement  les  corrompre. 

TESTE. 

Alors  je  voudrais  que  ma  sœur  n'eût  pas  eu  de  nom, 
monsieur. 

VIOLA. 

Pourquoi,  l'ami  ? 

TESTE. 

Parce  que  son  nom  est  un  mot,  monsieur,  et  qu'en 
jouant  avec  ce  mot,  on  pourrait  bien  corrompre  ma  sœur. 
Mais  effectivement  les  paroles  sont  de  vraies  coquines, 
depuis  que  les  obligations  les  ont  déshonorées. 

VIOLA. 

Ta  raison,  l'ami? 

TESTE. 

Ma  foi,  monsieur,  je  ne  puis  pas  vous  donner  de  raison 


330    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

sans  paroles  ;  et  les  paroles  sont  devenues  tellement  fausses 
que  je  répugne  à  les  employer  pour  raisonner, 

VIOLA. 
Je  garantis  que  tu  es  un  joyeux  compagnon  qui  ne  se 
soucie  de  rien. 

FESTE. 

Non  pas,  monsieur;  il  est  des  choses  dont  je  me  soucie; 
mais  en  mon  âme  et  conscience,  monsieur,  je  ne  me  soucie 
pas  de  vous  ;  si  c'est  là  ne  se  soucier  de  rien,  je  veux  que 
vous  soyez  invisible. 

VIOLA. 

N'es-tu  pas  le  fou  de  madame  Olivia? 

FESTE. 

Non,  vraiment,  monsieur.  Madame  Olivia  ne  sacrifie  pas 
à  la  folie;  elle  n'entretiendra  de  fou  que  quand  elle  sera 
mariée  ;  et  les  fous  sont  aux  maris  ce  que  les  sardines  sont 
aux  harengs  :  les  maris  sont  les  plus  gros.  En  vérité,  je  ne 
suis  pas  son  fou;  je  ne  suis  que  son  corrupteur  de  mots. 

VIOLA. 

Je  t'ai  vu  tout  récemment  chez  le  comte  Orsino. 

FESTE. 

La  folie,  monsieur,  fait  le  tour  du  globe,  comme  le  soleil; 
elle  brille  partout.  Je  serais  fâché  pourtant,  monsieur,  que 
votre  maître  fût  en  folle  compagnie  aussi  souvent  que  ma 
maîtresse  ;  je  crois  avoir  vu  chez  lui  votre  sagesse. 

VIOLA. 

Ah!  si  tu  m'entreprends,  je  romps  avec  toi.  Tiens,  voilà 
pour  tes  dépenses. 

Elle  lui  donne  une  pièce  d'argent. 

TESTE. 

Que  Jupiter,  dans  sa  prochaine  expédition  de  poils,  t'en- 
voie une  barbe. 

VIOLA. 

Sur  ma  parole,  je  te  l'avouerai,  je  soupire  pour  une 


SCENE  XI.  331 

barbe,  quoique  je  ne  désire  pas  qu'elle  me  pousse  au  men- 
ton. Ta  maîtresse  est-elle  chez  elle? 

FESTE ,    regardant  la  pièce  d'argent. 

Est-ce  qu'une  couple  de  ces  espèces  ne  multiplierait  pas, 
monsieur? 

VIOLA. 

Oui,  pour  peu  qu'on  les  serrât  bien  ensemble  et  qu'on 
les  fît  fructifier. 

FESTE. 

Je  serais  homme  à  jouer  le  rôle  du  seigneur  Pandarus 
de  Phrygie,  monsieur,  pour  amener  une  Cressida  à  ce 
Troylus. 

VIOU. 

Je  vous  comprends;  c'est  habilement  mendier! 

FESTE. 
Ce  n'est  pas,  j'espère,  une  bien  grande  affaire,  mon- 
sieur, que  de  mendier  une  mendiante  :  Cressida  n'était 
qu'une  mendiante!  Ma  maîtresse  est  chez  elle,  monsieur; 
je  vais  lui  expliquer  d'où  vous  venez;  quant  à  ce  que  vous 
êtes  et  ce  que  vous  voulez,  cela  n'est  pas  dans  ma  sphère; 
je  pourrais  dire,  dans  mon  élément;  mais  le  mot  est  usé. 

Il  sort. 
VIOLA,    seule. 

—  Ce  drôle  est  assez  sage  pour  jouer  le  fou  ;  —  et,  pour 
le  bien  jouer,  il  a  besoin  d'une  sorte  d'esprit  :  —  il  doit 
observer  l'humeur  de  ceux  qu'il  plaisante,  —  la  qualité  des 
personnes  et  le  moment,  —  en  se  jetant,  comme  le  faucon 
hagard,  sur  la  moindre  plume  —  qui  passe  devant  ses 
yeux.  C'est  un  métier  —  certes  aussi  ardu  que  l'état  du 
sage;  —  car  la  folie,  dont  il  ne  fait  montre  que  sagement, 
est  ingénieuse;  —tandis  que  les  sages,  une  fois  tombés  dans 
la  folie,  perdent  toute  raison. 


332  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ, 

Entrent  siR  ToBiE  Belch  et  sm  André  Aguecheek. 
SIR   TOBIE  ,    à  Viola. 

Salut,  gentilhomme  1 

VIOLA. 

Salut,  monsieur. 

SIR   TOBIE,    à  Viola. 

Dieu  vous  garde,  monsieur. 

VIOLA. 

Et  vous  aussi;  votre  serviteur. 

SIR   ANDRÉ. 

J'espère  que  vous  l'êtes,  monsieur,  comme  je  suis  le 
vôtre. 

SIR   TOBIE. 

Voulez-vous  vous  hasarder  dans  la  maison?  Ma  nièce  dé- 
sire que  vous  entriez,  si  vous  avez  affaire  à  elle. 

VIOLA. 

Votre  nièce  est  ma  destination,  monsieur,  je  veux  dire 
qu'elle  est  le  but  de  mon  voyage. 

SIR   TOBIE. 

Tâtez  vos  jambes,  monsieur,  mettez-les  en  mouvement. 

VIOLA. 
Je  suis  mieux  sur  mes  jambes,  monsieur,  que  ne  l'est 
votre  phrase  quand  vous  me  dites  de  tâter  mes  jambes. 
SIR   TOBIE. 
Je  veux  dire  que  vous  marchiez,  monsieur,  et  que  vous 
entriez. 

VIOLA. 

Je  vais  vous  répondre  par  mon  allure  et  par  mon  entrée. 
Mais  on  nous  prévient. 

Entrent  Olivia  et  Maria. 
A  Olivia. 

Dame  accompHe  et  incomparable,  que  le  ciel  fasse  pleu- 
voir sur  vous  ses  arômes. 


SCÈNE  XI.  333 

SIR   ANDRÉ. 

Ce  jouvenceau  est  un  courtisan  émérite!  Pleuvoir  des 
arômes!  fort  bien. 

VIOLA. 

Mon  message  n'a  de  voix,  madame,  que  pour  votre 
oreille  la  plus  propice  et  la  plus  condescendante. 

SIR    ANDRÉ. 

Arômes,  propice,  condescendante!  je  prendrai  note  de 
trois  mots. 

OLIVIA. 

Qu'on  ferme  la  porte  du  jardin,  et  qu'on  me  laisse  don- 
ner audience. 

Sortent  sir  Tobie,  sir  André  et  Maria, 

Donnez-moi  votre  main,  monsieur. 

VIOLA. 

—  Mes  hommages,  madame,  et  mon  humble  dévoue- 
ment. 

OLIVIA. 

—  Quel  est  votre  nom? 

VIOLA. 

Césario  est  le  nom  de  votre  serviteur,  belle  princesse. 

OLIVIA. 

—  Mon  serviteur,  monsieur  !  Il  n'y  a  jamais  eu  de  fran- 
che joie  dans  le  monde,  —  depuis  qu'une  basse  adulation 
s'est  appelée  compliment.  —  Vous  êtes  le  serviteur  du  comte 
Orsino,  jeune  homme. 

VIOLA. 

—  Et  il  est  le  vôtre,  et  le  sien  doit  être  le  vôtre.  —  Le 
serviteur  de  votre  serviteur  est  votre  serviteur,  madame. 

OLIVIA. 

—  Quant  à  lui,  je  ne  songe  pas  à  lui;  quant  à  ses  pen- 
sées, —je  voudrais  qu'elles  fussent  nulles  plutôt  que  pleines 
de  moi. 


334  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

VIOLA. 

—  Madame,  je  viens  pour  stimuler  vos  généreuses  pen- 
sées —  en  sa  faveur. 

OUVIA. 

Oh  !  pardon,  je  vous  prie  !  -  je  vous  ai  dit  de  ne  plus  me 
parler  de  lui;  —  mais,  si  vous  vouliez  soutenir  une  autre 
cause,  —j'aimerais  mieux  entendre  ce  plaidoyer-là  de  votre 
bouche  —  que  la  musique  des  sphères. 

VIOLA. 
Chère  dame... 

OLIVIA. 

—  Permettez,  je  vous  prie;  j'ai,  —après  la  dernière 
apparition  enchanteresse  que  vous  fîtes  ici,  —  envoyé  une 
bague  à  votre  poursuite;  j'ai  ainsi  abusé  —  un  de  mes  ser- 
viteurs, moi-même  et,  j'en  ai  peur,  vous  aussi.  —  Je  dois 
m'être  exposée  à  vos  sévères  commentaires,  —  en  vous  for- 
çant, par  un  artifice  honteux,  à  prendre  — ce  que  vous  saviez 
ne  pas  être  à  vous.  Qu'avez-vous  pu  penser?  —  N'avez-vous 
pas  attaché  mon  honneur  au  poteau,  —  et  ameuté  contre 
lui  toutes  les  idées  démuselées  —  que  peut  concevoir  un 
cœur  inexorable?  Pour  un  esprit  de  votre  pénétration  — 
j'en  ai  assez  laissé  voir;  c'est  un  crêpe,  et  non  une  poitrine 
de  chair,  —  qui  couvre  mon  pauvre  cœur...  Sur  ce,  je  vous 
écoute. 

VIOLA. 

—  Je  vous  plains. 

OLIVIA. 

C'est  déjà  un  pas  vers  l'amour. 

VIOLA. 

—  Nullement;  car  il  est  de  vulgaire  expérience  —  que 
bien  souvent  nous  plaignons  nos  ennemis. 

OLIVIA. 

—  Eh  bien  donc,  je  crois  qu'il  est  temps  de  reprendre 
mon  sourire.  -0  humanité!  comme  l'être  le  plus  chélif  est 


SCÈNE  XI.  335 

prompt  à  l'orgueil  !  —  S'il  faut  servir  de  proie,  combien  il 
vaut  mieux  —  être  la  victime  du  lion  que  du  loup! 
L'horloge  sonne. 

—  L'horloge  me  reproche  le  temps  que  je  perds.  — 
N'ayez  pas  peur,  bon  jouvenceau,  je  ne  veux  pas  de  vous; 
—  et  pourtant,  quand  esprit  et  jeunesse  seront  mûrs,  — 
votre  femme  aura  chance  de  récolter  un  mari  sortable.  — 
Voilà  votre  chemin,  tout  droit  au  couchant. 

VIOLA. 

Je  vais  donc  vers  le  couchant,  -  Que  la  grâce  et  la  bonne 
humeur  fassent  cortège  à  Votre  Excellence  !  —  Vous  ne  me 
chargez  de  rien  pour  mon  maître,  madame? 

OLIVIA. 

Arrête.  —  Je  t'en  prie,  dis-moi  ce  que  tu  penses  de  moi. 

VIOLA. 

—  Que  vous  pensez  ne  pas  être  ce  que  vous  êtes. 

OLIVIA. 

—  Si  je  pense  ça,  je  le  pense  aussi  de  vous. 

VIOLA. 

—  Alors  vous  pensez  juste,  je  ne  suis  pas  ce  que  je 
suis. 

OLIVIA. 

—  Que  r^êtes-vous  ce  que  je  voudrais  vous  voir  être  ! 

VIOLA. 

—  Gagnerais-je  au  change,  madame?  —  En  ce  cas,  j'y 
consentirais  volontiers;  car  maintenant  je  suis  votre  risée. 

OLIVIA. 

—  Oh!  qu'il  paraît  beau,  le  dédain,  —  sur  sa  lèvre  mé- 
prisante et  irritée  !  —  Le  remords  du  meurtrier  ne  se  trahit 
pas  plus  vite  —  que  l'amour  qui  veut  se  cacher  :  la  nuit  de 
l'amour  est  un  plein  midi!  —  Césario,  par  les  roses  du 
printemps,  —  par  la  virginité,  par  l'honneur,  par  la  vérité, 
par  tout  ce  qui  existe,  —  je  t'aime  tant  qu'en  dépit  de 
ton  orgueil,  —  ni  l'esprit  ni  la  raison  ne  peuvent  dissimuler 


336    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

ma  passion.  -  Ne  va  pas  tirer  prétexte  —  de  mes  avances 
pour  me  repousser;  —  mais  raisonne  bien  plutôt  en  vertu 
de  cette  raison  supérieure  :  -  l'amour  imploré  est  doux  ; 
Tamour  qui  s'offre,  plus  doux  encore. 

VIOLA. 

—  Je  le  jure  par  l'innocence  et  par  ma  jeunesse,  —  j'ai 
un  cœur,  une  âme,  une  foi  —  mais  aucune  femme  ne  les 
possède;  et  jamais  nulle  —  autre  que  moi  ne  les  possédera. 
-  Et  sur  ce  adieu,  bonne  madame;  je  ne  viendrai  plus  — 
pleurer  à  vos  pieds  les  larmes  de  mon  maître. 

OLIVIA. 

—  N'importe,  reviens  me  voir;  car  peut-être  pourras- 
tu  —  rendre  son  amour  agréable  à  mon  cœur  qui  mainte- 
nant l'abhorre. 

Elles  sortent. 

SCÈNE    XII. 

[Chez  Olivia.] 
entrent  siR  ToBiE  Belch,  SIR  André  Aguecheek  et  Fabien. 
SIR  ANDRÉ.  • 

Non,  ma  foi,  je  ne  resterai  pas  un  moment  de  plus. 

SIR  TOBIE. 

Ta  raison,  cher  venimeux,  dis  ta  raison. 

FABIEN. 

II  faut  absolument  que  vous  donniez  votre  raison,  sir 
André. 

SIR   ANDRÉ. 

Morbleu,  j'ai  vu  ma  nièce  accorder  au  serviteur  du 
comte  plus  de  faveurs  qu'elle  ne  m'en  a  jamais  octroyé;  je 
l'ai  vu  dans  le  jardin. 


SCENE  Xll.  337 

SIR   ÏOBIE. 

Et  te  voyait-elle  pendant  tout  ce  temps-là,  mon  vieux 
garçon?  dis-moi  ça. 

SIR   ANDRÉ. 

Aussi  nettement  que  je  vous  vois  en  ce  moment. 

FABIEN. 

C'est  une  grande  preuve  d'amour  qu'elle  vous  a  don- 
née là. 

SIR   ANDRÉ. 

Jour  de  Dieu!  allez-vous  faire  de  moi  un  âne? 

FABIEN. 
Monsieur,  j'établirai  la  légitimité  de  mon  affirmation  par 
le  verdict  du  jugement  et  de  la  raison. 

SIR   TOBIE. 
Qui  composaient  le  jury  suprême,  avant  même  que  Noé 
fût  marin. 

FABIEN. 

Elle  n'a  témoigné  de  faveur  pour  ce  jeune  homme  en 
votre  présence  que  pour  vous  exaspérer,  pour  réveiller  votre 
valeur  dormeuse,  pour  vous  mettre  du  feu  au  cœur  et  du 
soufre  dans  le  foie.  Vous  auriez  dû  l'accoster  alors;  et,  par 
quelques  excellentes  railleries,  encore  toutes  neuves  de  la 
forge,  vous  auriez  frappé  de  mutisme  ce  jouvenceau.  C'est 
ce  qu'elle  attendait  de  vous,  et  son  attente  a  été  trompée  ; 
vous  avez  laissé  le  temps  effacer  la  double  dorure  de  cette 
occasion,  et  maintenant  vous  voguez  au  nord  de  son  es- 
time ;  et  vous  y  resterez  suspendu  comme  un  glaçon  à  la 
barbe  d'un  Hollandais,  à  moins  que  vous  ne  rachetiez  votre 
faute  par  quelque  louable  action  de  valeur  ou  de  haute  poli- 
tique. 

SIR   ANDRÉ. 

Si  je  fais  quelque  chose,  ce  sera  un  acte  de  valeur.  Car  je 
hais  la  politique  :  j'aimerais  autant  être  Browniste  qu'homme 
politique  (31). 


338  LE  SOIR  DES  liOlS  OU  CE  QUE  VOUS   VOUDREZ. 

SIR   TOBIE. 

Eh  bien  donc,  bâtis  ta  fortune  sur  la  base  de  la  valeur. 
Provoque-moi  en  duel  le  page  du  comte  ;  blesse-le  en  onze 
endroits  ;  ma  nièce  en  prendra  note  ;  et,  sois-en  sûr,  il  n'y 
a  pas  d'agent  d'amour  au  monde  qui  fasse  valoir  un  homme 
aux  yeux  d'une  femme  comme  une  réputation  de  cou- 
rage. 

FABIEN. 

Il  n'y  a  que  ce  moyen,  sir  André. 

SIR   ANDRÉ. 

L'un  de  vous  deux  veut-il  lui  porter  mon  cartel  ? 
SIR  TOBIE. 

Va,  écris-le  d'une  main  martiale;  sois  cassant  et  bref. 
Peu  importe  que  ce  soit  spirituel,  pourvu  que  ce  soit  élo- 
quent et  plein  d'originalité  ;  lave-lui  la  tête  avec  toute  la  li- 
cence de  l'encre;  situ  le  tutoies  deux  ou  trois  fois,  ça  ne  fera 
pas  mal;  et  donne-lui  autant  de  démentis  qu'en  pourra  te- 
nir ta  feuille  de  papier,  la  feuille  fût-elle  aussi  vaste  que  le 
lit  de  Ware  en  Angleterre  (32).  Ya,  à  l'œuvre  !  Qu'il  y  ait 
du  fiel  suffisamment  dans  ton  encre;  quand  tu  écrirais  avec 
une  plume  d'oie,  n'importe.  A  l'œuvre! 

SIR   ANDRÉ. 
Où.  vous  retrouverai-je? 

SIR   TOBIE. 

Nous  te  retrouverons  à  ton  Cubiculo.  Va. 

Sir  André  sort. 
FABIEN. 

Voilà  un  mannequin  qui  vous  est  cher,  sir  Tobie. 

SIR  TOBIE. 

C'est  moi  qui  lui  ai  été  cher,  mon  garçon  ;  deux  mille  li- 
vres ou  environ. 

FABIEN. 

Nous  aurons  de  lui  une  lettre  rare  ;  mais  vous  ne  la  re- 
mettrez pas. 


SCÈNE  XII.  339 

SIR    TOBIE. 

Si  fait,  sur  ma  foi;  et  par  tous  les  moyens  je  pousserai 
le  jeune  homme  à  répondre.  Je  crois  que  ni  bœufs  ni  câ- 
bles ne  parviendraient  à  les  joindre.  Pour  André,  on  n'a 
qu'à  l'ouvrir;  si  vous  lui  trouvez  au  foie  autant  de  sang 
qu'il  en  faut  pour  empêtrer  la  patte  d'une  mouche,  je  con- 
sens à  manger  le  reste  du  cadavre. 

FABIEN. 

Et  son  jeune  adversaire  ne  porte  pas  sur  son  visage  de 
grands  symptômes  de  férocité. 

Entre  Maria. 

SIR   TOBIE. 

Tiens  !  voici  venir  le  plus  petit  roitelet  de  la  couvée. 

MARIA. 

Si  vous  aimez  la  gaîté,  et  si  vous  voulez  rire  à  avoir  des 
points  de  côté,  suivez-moi  ;  ce  gobe-mouches  de  Malvolio 
est  devenu  païen,  un  vrai  renégat  ;  car  il  n'est  pas  de  chré- 
tien, voulant  être  sauvé  par  une  croyance  orthodoxe,  qui 
puisse  jamais  croire  à  d'aussi  grossières  extravagances.  11 
est  en  bas  jaunes  !       / 

SIR   TOBIE. 

Et  en  jarretières  croisées? 

MARIA. 

Abominablement  :  comme  un  pédant  qui  tient  école  à 
l'église  !...  Je  l'ai  traqué,  comme  si  j'étais  son  meurtrier  ; 
il  obéit  de  point  en  point  à  la  lettre  que  j'ai  laissée  tomber 
pour  l'attraper.  Son  sourire  lui  creuse  sur  la  face  plus  de 
lignes  qu'il  n'y  en  a  dans  la  nouvelle  mappe-monde  aug- 
mentée des  Indes  (33)  ;  vous  n'avez  rien  vu  de  pareil;  je 
puis  à  peine  m'empêcher  de  lui  flanquer  des  choses  à  la 
tête.  Je  suis  sûre  que  madame  le  frappera  ;  si  elle  le  fait, 
il  sourira  et  le  prendra  pour  une  faveur  grande. 

SIR   TOBIE. 

Allons,  mène-nous,  mène-nous  où  il  est. 

lis  sortent. 


340  LE  SOlIl  DES  ROIS  UU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SCÈNE    XIII. 

[Une  rue.] 
Entrent  Antonio  et  Sébastien. 

SÉBASTIEiN. 

—  Je  n'aurais  pas  voulu  vous  causer  volontairement  un 
embarras;  —  mais,  puisque  vous  vous  faites  de  vos  peines 
un  plaisir,  —  je  ne  vous  gronderai  plus. 

ANTONIO. 

—  Il  m'a  été  impossible  de  rester  derrière  vous;  mon 
désir,  —  plus  aigu  que  l'acier  affilé,  m'a  éperonné  en  avant  : 

—  ce  n'était  pas  seulement  l'envie  de  vous  voir,  quoiqu'elle 
fût  assez  forte  —  pour  m'entraîner  à  un  plus  long  voyage, 

—  c'était  surtout  l'inquiétude  de  ce  qui  pouvait  vous  arri- 
ver en  route,  —  dans  ce  pays  qui  vous  est  inconnu  et  qui 
pour  un  étranger  —  sans  guide  et  sans  ami  est  souvent  - 
âpre  et  inhospitalier.  Un  empressement  affectueux,  —  sur- 
excité par  ces  motifs  de  crainte,  —  m'a  lancé  à  votre  pour- 
suite. 

SÉBASTIEN. 

Mon  bon  Antonio,  —  je  ne  puis  vous  répondre  que  par 
des  remercîments,  —  et  des  remercîments,  et  toujours  des 
remercîments  :  trop. souvent  de  grands  services  —  se  paient 
avec  cette  monnaie  qui  n'a  pas  cours;  —  mais,  si  mes  res- 
sources étaient  aussi  solides  que  l'est  ma  conscience,  — 
vous  seriez  mieux  récompensé.  Que  ferons-nous?  —  Irons- 
nous  voir  les  reliques  de  cette  ville? 

ANTONIO. 

—  Demain,  monsieur;  mieux  vaut  aviser  d'abord  à  votre 
logement. 

SÉBASTIEN. 

—  Je  ne  suis  pas  fatigué,  et  la  nuit  est  encore  loin  ;  — 


SCÈNE  XllI.  341 

je  vous  en  prie,  satisfaisons  nos  yeux  —  par  la  vue  des  mo- 
numents et  des  choses^remarquables  —  qui  illustrent  cette 
ville. 

ANTONIO. 
Veuillez  alors  m' excuser.  —  Je  ne  puis,  sans  danger,  me 
promener  dans  ces  rues.  —  Une  fois,  dans  un  combat  na- 
val contre  les  galères  du  comte,  —  j'ai  rendu  quelques  ser- 
vices, et  tellement  signalés  —  que,  si  j'étais  pris  ici,  on 
m'en  saurait  peu  de  gré. 

SÉBASTIEN. 

—  Vous  avez  probablement  tué  un  grand  nombre  de  ses 

gens, 

ANTONIO. 

—  L'offense  n'est  pas  aussi  sanglante;  —  bien  que  les 
circonstances  et  la  querelle  —  fussent  de  nature  à  provo- 
quer enlre  nous  un  sanglant  débat.  -  Depuis  lors  tout  eût 
pu  être  réparé  en  restituant  —  ce  que  nous  avions  pris; 
c'est  ce  qu'ont  fait,  dans  l'intérêt  de  leur  trafic,  —  la  plu- 
part des  citoyens  de  notre  ville  ;  seul  je  m'y  suis  refusé  ;  — 
et  c'est  pourquoi,  si  j'étais  attrapé  ici,  —  je  le  paierais 
cher. 

SÉBASTIEN. 

Ne  vous  montrez  donc  pas  trop  en  public. 

ANTONIO. 

—  Ce  ne  serait  pas  bon  pour  moi.  Tenez,  monsieur, 
voici  ma  bourse;  —  c'est  dans  les  faubourgs  du  sud,  à 
l'Éléphant,  -  que  nous  serons  le  mieux  logés  ;  je  comman- 
derai notre  repas,  —  pendant  que  vous  tuerez  le  temps  et 
que  vous  rassasierez  votre  curiosité  —  en  visitant  la  ville  ; 
vous  me  retrouverez  là-bas. 

SÉBASTIEN. 

A  moi  votre  bourse  !  Pourquoi? 

ANTONIO. 

—  Peut-être  vos  regards  tomberont-ils  sur  quelque  ba- 

XIV.  22 


342  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

biole  —  que  vous  aurez  envie  d'acheter;  et  vous  n'avez  pas 

—  de  fonds,  je  crois,  pour  de  futiles  emplettes. 

SÉBASTIEN. 

—  Je  vais  être  votre  porte-bourse,  et  je  vous  quitte  pour 

—  une  heure. 

ANTONIO. 

A  V Éléphant! 

SÉBASTIEN 

Je  me  souviens. 

Ils  se  séparent. 

SCÈNE  XIV. 

[Le  jardin   d'Olivia.] 

Entrent  Olivia  et  Maria. 

OLIVIA ,    rêveuse. 

—  J'ai  envoyé  après  lui  :  il  dit  qu'il  viendra.  —  Com- 
ment le  fêterai-je?  Que  lui  donnerai-je?  —  Car  la  jeunesse 
s'achète  plus  souvent  qu'elle  ne  se  donne  ou  ne  se  prête. 

—  Je  parle  trop  haut.  —  Où  est  Malvolio?...  Il  est  grave 
et  amer,  —et  c'est  le  serviteur  qui  convient  à  ma  position... 

—  Oi:i  est  Malvoho? 

MARIA. 

Il  arrive,  madame,  mais  dans  un  bien  étrange  état.  Il  est 
sûrement  possédé,  madame. 

OLIVIA. 

Çà,  qu'y  a-t-il?  est-ce  qu'il  divague? 

MARIA. 

Non,  madame,  il  ne  fait  que  sourire;  Votre  Excellence 
ferait  bien  d'avoir  quelque  garde  près  d'elle,  s'il  vient;  car 
assurément  l'homme  a  le  cerveau  fêlé. 

OLIVIA. 
Va  le  chercher...  Je  suis  aussi  insensée  que  lui,  -  s'il  y 
a  parité  entre  folie  triste  et  folie  gaie. 


SCÈNE  XIV.  343 

Entre  Malvolio. 

Eh  bien,  Malvolio? 

MALVOLIO,    avec  an  sourire  fantastique. 

Chère  dame,  ho!  ho! 

OLIVIA. 

Tu  souris?  Je  t'ai  envoyé  chercher  pour  une  affaire 
grave. 

MALVOLIO. 
Grave,  madame?  Je  puis  être  fort  grave...   Ça  cause 
quelque  obstruction  dans  le  sang,  ces  jarretières  croisées. 
Mais  qu'importe  !  si  elles  plaisent  au  regard  d'une  per- 
sonne, je  puis  dire  juste  comme  le  sonnet  : 

Plaire  à  une,  c'est  pl'aire  à  toutes. 
OLIVIA. 

Ah  çà,  comment  vas-tu,  l'ami?  Qu'as-tu  donc? 

'MALVOLIO,    souriant. 

Il  n'y  a  pas  de  noir  dans  mon  âme,  quoiqu'il  y  ait  du 
jaune  à  mes  jambes...  C'est  arrivé  à  son  adresse,  et  les 
commandements  seront  exécutés.  Je  crois  que  nous  avons 
reconnu  la  belle  main  romaine. 

OLIVIA. 

Veux-tu  aller  au  lit,  Malvolio? 

MALVOLIO ,    souriant. 

Au  lit?  Oui,  cher  amour;  et  je  veux  venir  à  toi! 

OLIVIA. 
Que  Dieu  t'assiste!  Pourquoi  souris-tu  ainsi,  et  envoies- 
tu  de  la  main  tant  de  baisers? 

MARIA. 

Comment  allez- vous,  Malvolio? 

MALVOLIO,    dédaigneusement. 

Vous  répondre!  oui,  comme  les  rossignols  répondent  aux 
corneilles. 


344  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CK  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

MARIA. 

Pourquoi  paraissez-vous  devant  madame  avec  cette  ridi- 
cule impertinence? 

MALVOLIO. 

Ne  f  effraie  pas  des  grandeurs.  C'était  bien  écrit. 

OLIVIA. 

Que  veux-tu  dire  par  là,  Malvolio? 

MALVOLIO. 
Il  en  est  qui  naissent  grands... 
OLIVIA. 

Hein? 

MALVOLIO. 

Et  d'autres  qui  conquièrent  les  grandeurs... 

omik. 
Que  dis-tu? 

MALVOLIO. 

D'autres  à  qui  elles  s'imposent. 

OLIVL^. 

Que  le  ciel  te  rétablisse  ! 

MALVOLIO. 

Rappelle-toi  qui  a  vanté  tes  bas  jaunes... 

OUTLk. 

Tes  bas  jaunes  ! 

MALVOLIO. 

Et  souhaité  te  voir  avec  des  jarretières  croisées. 

OLIVIA. 

Des  jarretières  croisées  ! 

MALVOLIO. 

Va,  tu  es  désormais  un  personnage,  si  tu  le  veux. 

OLIVIA. 

Je  suis  un  personnage  ! 

MALVOLIO. 

Sinon,  reste  à  jamais  domestique. 


SCÈNE  XIV.  345 

OLIVIA. 

Eh!  mais  c'est  une  vraie  folie  de  la  Saint-Jean  (34) ! 

Entre  un  valet. 
LE  VALET. 

Madame,  le  jeune  gentilhomme  de  chez  le  comte  Qrsino 
est  revenu;  j'ai  eu  grand'peine  à  le  ramener;  il  attend  le 
bon  plaisir  de  Votre  Excellence. 

OLIVIA. 

Je  vais  à  lui. 

Le  valet  sort. 

Ma  bonne  Maria,  qu'on  ait  les  yeux  sur  ce  compagnon  ! 

Oii  est  mon  oncle  Tobie?  Que  quelques-uns  de  mes  gens 

aient  de  lui  un  soin  spécial  ;  je  ne  voudrais  pas,  pour  la 

moitié  de  mon  douaire,  qu'il  lui  arrivât  malheur. 

Sortent  Olivia  et  Maria. 

MALVOLIO. 

Oh!  oh!  qu'on  m'approche  à  présent!  pas  un  moindre 
personnage  que  sir  Tobie  pour  prendre  soin  de  moi!  Ceci 
concorde  parfaitement  avec  la  lettre;  elle  l'envoie  exprès 
pour  que  je  le  traite  avec  insolence  ;  car  elle  m'y  invite 
dans  la  lettre.  Dépouille  ton  humble  peau,  dit-elle,  sois  ré- 
barbatif avec  un  parent,  bourru  avec  les  domestiques; 
que  ta  langue  bourdonne  des  raisons  d'état,  prends  les  al- 
lures de  la  singularité.  Et  conséquemment  elle  m'indique 
la  tenue  à  prendre  :  le  visage  grave,  le  port  imposant,  la 
parole  lente,  à  l'instar  d'un  personnage  de  marque,  et  le 
reste  à  l'avenant.  Je  l'ai  engluée!  Mais  c'est  l'œuvre  de 
Jéhovah,  et  que  Jéhovah  reçoive  mes  actions  de  grâce!  Et 
puis,  quand  elle  s'est  retirée,  tout  à  l'heure  :  Qu'on  ait  les 
yeux  sur  ce  compagnon!  Compagnon!  non  pas  Malvolio, 
ni  le  titre  de  ma  fonction,  mais  compagnon!  Eh!  mais  tout 
s'accorde  à  merveille  :  pas  un  grain  de  scrupule,  pas  un 
scrupule  de  scrupule,  pas  un  obstacle,  pas  une  circons- 


346     LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

tance  contraire  ou  équivoque;  que  peut-on  dire?  Rien  de 
possible  ne  peut  plus  s'interposer  entre  moi  et  la  pleine 
perspective  de  mes  espérances.  Allons,  c'est  Jéhovah  qui  a 
fait  tout  cela,  et  non  moi,  et  c'est  à  lui  qu'il  faut  rendre 
grâces. 

Rentre  MARIA  avec  sm  ToBiE  Belch  et  Fabien. 
SIR   TOBIE. 

Par  cil  est-il,  au  nom  de  tous  les  saints?  Quand  tous  les 
diables  de  l'enfer  seraient  ratatinés  en  lui,  et  quand  il  serait 
possédé  de  Légion  même,  je  lui  parlerai. 

FABIEN. 

Le  voici,  le  voici!  Comment  ça  va-t-il,  monsieur?  Com- 
ment ça  va-t-il,  l'ami? 

MÂLVOLIO. 

Retirez-vous  :  je  vous  congédie  ;  laissez-moi  jouir  de  ma 
solitude;  retirez-vous. 

MARIA. 

Là  !  comme  le  démon  parle  en  lui  d'une  voix  caverneuse  ! 
Vous  l'avais-je  pas  dit?  Sir  Tobie,  madame  vous  prie 
d'avoir  soin  de  lui. 

MALVOLIO. 

Ah!  ah!  a-t-elleditcela? 

SIR  TOBIE. 

Allons,  allons,  paix,  paix  ;  nous  devons  agir  doucement 
avec  lui;  laissez-moi  faire...  Comment  êtes-vous,  Malvolio? 
Comment  ça  va-t-il?  Allons!  l'ami!  hennissez  le  diable. 
Considérez  qu'il  est  l'ennemi  de  l'humanité! 

MALVOLIO. 

Savez-vous  ce  que  vous  dites  ? 

MARIA. 

Voyez-vous,  quand  vous  parlez  mal  du  diable,  comme 
il  le  prend  à  cœur!  Dieu  veuille  qu'il  ne  soit  pas  ensor- 
celé! 


SCÈNE  XIV.  347 

FABIEN. 

Il  faut  porter  son  onde  à  la  sage-femme. 

MARIA. 

Certes,  et  ça  sera  fait  demain  matin,  si  je  vis.  Madame 
ne  voudrait  pas  le  perdre  pour  plus  que  je  ne  puis  dire. 

MALVOLIO. 

Qu'est-ce  à  dire,  donzelle? 

MARIA. 

Ah!  seigneur! 

SIR  TOBIE. 

Je  t'en  prie,  tais-toi  ;  ce  n'est  pas  là  le  moyen.  Ne  voyez- 
vous  pas  que  vous  l'irritez?  Laissez-moi  seul  avec  lui. 

FABIEN. 

Pas  d'autre  voie  que  la  douceur;  doucement,  douce- 
ment. Le  diable  est  brusque  et  ne  veut  pas  être  traité  brus- 
quement. 

SIR   TOBIE. 

Eh  bien,  comment  va,  mon  beau  coq?  Comment  es-tu, 
mon  poulet? 

MALVOLIO. 

Monsieur? 

SIR  TOBIE. 

Oui,  Bibi,  viens  avec  moi.  Çà,  mon  cher,  il  ne  sied  pas 
à  ta  gravité  de  jouer  à  la  fossette  avec  Satan  :  à  la  potence 
le  noir  charbonnier  ! 

MARIA. 

Faites-lui  dire  ses  prières;  bon  sir  Tobie,  faites-le  prier. 

MALVOLIO. 
Mes  prières,  pécore? 

MARIA. 

Non,  je  vous  le  déclare,  il  ne  veut  plus  entendre  parler 
de  chose  pie. 

MALVOLIO. 

Allez  tous  vous  faire  pendre  !  Vous  êtes  des  créatures  de 


348    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

rien;  je  ne  suis  pas  de  votre  élément;  vous  en  saurez  da- 
vantage plus  tard. 

Il  sort.  , 
SIR  TOBIE. 

Est-il  possible  ! 

FABIEN. 

Si  ceci  était  joué  sur  un  théâtre  aujourd'hui,  je  le  con- 
damnerais comme  une  impossible  fiction. 

SIR   TOBIE. 

Notre  mahce  l'a  empoisonné  dans  l'âme,  mon  cher. 

MARIA. 

Mais  maintenant  suivons-le;  de  peur  que  la  malice  ne 
s'évente  et  ne  se  gâte. 

FABIEN. 

Mais  nous  le  rendrons  fou  tout  de  bon. 

MARIA. 

La  maison  n'en  sera  que  plus  tranquille. 

SIR  TOBIE. 

Venez,  nous  allons  le  mettre  dans  une  chambre  noire, 
et  l'attacher.  Ma  nièce  est  déjà  persuadée  qu'il  est  fou  ; 
nous  pourrons  ainsi  prolonger  la  plaisanterie,  pour  notre 
récréation  et  pour  sa  pénitence,  jusqu'à  ce  que  notre 
amusement  même,  hors  d'haleine,  nous  engage  à  avoir  pi- 
tié de  lui;  alors  nous  produirons  toute  la  mahce  à  la  barre,, 
et  nous  te  proclamerons  le  suprême  médecin  des  fous. 
Mais  voyez,  mais  voyez. 

Entre  siR  André  Aguecheck. 

FABIEN. 
Surcroît  de  divertissement  pour  un  premier  mai  ! 

SIR  ANDRÉ. 

Voici  le  cartel,  lisez-le;  je  vous  garantis  qu'il  y  a  dedans 
du  vinaigre  et  du  poivre. 


SCÈNE  XIY.  349 

FABIEN. 

Est-ce  donc  si  piquant? 

SIR   ANDRÉ. 

Oui,  certes,  j'en  réponds;  lisez  seulement. 

SIR  TOBIE. 

Donnez. 
Il  lit. 

Jeune  homme,  qui  que  tu  sois,  tu  n'es  qu'un  ladre  et 
qu'un  drôle. 

FABIEN. 

Bon,  vaillant! 

SIR   TOBIE,    lisant. 

Ne  sois  pas  surpris,  et  ne  te  demande  pas  avec  étonne- 
ment  pourquoi  je  f  appelle  ainsi;  car  je  ne  te  montrerai  pas    * 
de  raison. 

FABIEN. 

Bonne  observation  qui  vous  met  à  l'abri  des  coups  de  la 
loi. 

SIR  TOBIE. 
Tu  viens  chez  madame  Olivia,  et  sous  mes  yeux  elle  te 
traite  avec  faveur;  mais  tu  en  as  menti  par  la  gorge, 
ce  n'est  pas  pour  cela  que  je  te  provoque. 

FABIEN.  ' 

Très-bref,  et  parfaitement  di...  vagué. 

SIR   TOBIE. 

Je  te  rencontrerai  à  ton  retour;  et  alors,  si  ta  chance  est 
de  me  tuer... 

FABIEN. 

Bon. 

SIR   TOBIE. 
Tu  me  tueras  comme  un  chenapan  et  wn  coquin. 

FABIEN. 

Vous  continuez  à  vous  garer  du  code. 


350  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SIR  TOBIE. 

Au  revoir,  et  que  Dieu  admette  à  sa  merci  l'une  de  nos 
âmes!  Il  se  peut  que  ce  soit  la  mienne;  mais  fai  meilleur 
espoir,  et  ainsi  prends  garde  à  toi.  Ton  amiy  selon  que  tu 
en  useras  avec  lui,  et  ton  ennemi  juré. 

André  Aguecheek. 

Si  cette  lettre  ne  parvient  pas  à  le  remuer,  c'est  que  ses 
jambes  ne  le  peuvent  pas;  je  la  lui  remettrai. 

MARIA. 

Vous  avez  pour  ça  une  bien  bonne  occasion  ;  car  il  est 
maintenant  en  conversation  avec  madame,  et  il  va  partir 
tout  à  l'heure. 

SIR   TOBIE. 

Va,  sir  André,  embusque-toi  sur  son  passage,  comme  un 
recors,  au  coin  du  jardin  ;  aussitôt  que  tu  l'apercevras,  dé- 
gaine; et,  tout  en  dégainant,  jure  horriblement;  car  il  ar- 
rive souvent  qu'un  effroyable  juron ,  hurlé  d'une  voix 
de  stentor,  donne  une  plus  haute  idée  d'un  courage  que 
ne  le  ferait  la  meilleure  preuve.  En  avant. 

SIR   ANDRÉ. 

Ah  !  pour  les  jurons,  rapportez-vous-en  à  moi. 

Il  sort. 
SIR   TOBIE. 

Eh  bien,  non,  je  ne  remettrai  pas  cette  lettre;  car  l'atti- 
tude de  ce  jeune  gentilhomme  montre  qu'il  a  de  la  capacité 
et  de  l'éducation;  son  emploi  d'intermédiaire  entre  son  sei- 
gneur et  ma  nièce  ne  prouve  pas  moins  :  conséquemment 
cette  lettre,  si  parfaitement  inepte,  ne  lui  causerait  pas  la 
moindre  terreur;  il  reconnaîtrait  qu'elle  vient  d'un  oison. 
Mais,  mon  cher,  je  transmettrai  le  cartel  de  vive  voix  ;  je  ferai 
à  Aguecheek  une  notable  réputation  de  valeur;  et  j'incul- 
querai à  ce  gentilhomme  (que  la  jeunesse,  j'en  suis  sûr,  doit 
rendre  facilement  crédule)  la  plus  formidable  idée  de  sa 


i 


SCÈNE  XIV.  351 

rage,  de  son  adresse,  de  sa  furie  et  de  son  impétuosité. 
Grâce  à  moi,  ils  auront  l'un  de  l'autre  une  telle  peur  qu'ils 
se  tueront  mutuellement  du  regard,  comme  des  basilics. 

Entrent  Olivia  et  Viola. 

FABIEN. 
Le  voici  qui  vient  avec  votre  nièce  ;  laissons-leur   le 
champ  libre,  jusqu'à  ce  qu'il  se  retire,  et  aussitôt  entre- 
prenez-le. 

SIR  TOBIE. 

Je  vais  pendant  ce  temps  méditer  quelque  horrible  rédac- 
tion pour  le  cartel. 

Sortent  sir  Tobie,  Fabien  et  Maria. 
OLIVIA. 

—  J'en  ai  trop  dit  à  un  cœur  de  pierre,  —  et  j'ai  trop 
imprudemment  exposé  mon  honneur.  —  Il  y  a  en  moi 
quelque  chose  qui  me  reproche  ma  faute  ;  —  mais  c'est 
une  faute  si  puissamment  opiniâtre  —  qu'elle  brave  les 
reproches. 

VIOLA. 

—  Tous  les  caractères  de  votre  passion,  —  l'affection  de 
mon  maître  les  a. 

OLIVIA. 

—  Tenez,  portez  ce  joyau  en  souvenir  de  moi  ;  c'est  mon 
portrait;  —  ne  le  refusez  pas,  il  n'a  pas  de  voix  pour  vous 
importuner.  —  Et,  je  vous  en  conjure,  revenez  demain,— 
Sollicitez  de  moi  ce  que  vous  voudrez,  je  ne  vous  refuserai 
rien  —  de  ce  que  l'honneur  peut  sans  danger  accorder  à 
une  sollicitation. 

VIOLA. 

—  Je  ne  sollicite  que  ceci,  votre  amour  sincère  pour 
mon  maître. 

OLIVIA. 

—  Comment  puis-je  lui  donner,  en  honneur,  ce  —  que 
je  vous  ai  donné? 


352         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

VIOLA. 

Je  vous  absoudrai. 

OLIVIA. 

—  Eh  bien,  reviens  demain.  Adieu.  —  Un  démon  comme 
toi  serait  capable  d'emporter  mon  âme  en  enfer. 

Elle  sort. 

Rentrent  siR  ToBiE  Belch  et  Fabien. 
SIR   TOBIE,  à  Viola. 

Gentilhomme,  Dieu  te  garde  ! 

VIOLA. 

Et  VOUS  aussi,  monsieur  ! 

SIR  TOBIE. 

Mets-toi  sur  la  défensive  ;  de  quelle  nature  sont  tes  torts 
envers  lui,  je  ne  sais  ;  mais  ton  adversaire,  plein  de  ressen- 
timent, sanguinaire  comme  le  chasseur,  t'attend  au  bout  du 
jardin.  Dégaine  ton  estoc,  prépare-toi  lestement,  car  ton 
assaillant  est  vif,  adroit  et  acharné. 

VIOLA. 

Vous  faites  erreur,  monsieur;  je  suis  sûr  que  personne 
n'a  de  querelle  avec  moi;  ma  mémoire  parfaitement  nette  ne 
me  rappelle  aucune  offense  commise  envers  qui  que  ce  soit. 

SIR   TOBIE. 

Vous  reconnaîtrez  le  contraire,  je  vous  assure;  consé- 
quemment,  si  vous  attachez  quelque  prix  à  votre  vie, 
tenez-vous  sur  vos  gardes  ;  car  votre  rival  a  en  lui  toutes  les 
ressources  que  la  jeunesse,  la  force,  l'adresse  et  la  colère 
peuvent  fournir  à  un  homme. 

VIOLA. 

Mais,  monsieur,  qui  est-il,  je  vous  prie? 

SIR   TOBIE. 

C'est  un  chevalier,  armé  d'une  rapière  intacte,  une  ré- 
putation de  salon  ;  mais,  dans  une  querelle  privée,  c'est  un 
diable;  il  a  déjà  séparé  trois  âmes  de  leurs  corps;  et  son 


SCENE  XIV.  353 

exaspération  en  ce  moment  est  si  implacable  que  les  affres 
de  la  mort  et  du  sépulcre  peuvent  seuls  lui  faire  satisfaction  : 
advienne  que  pourra,  voilà  sa  devise  :  vaincre  ou  mourir. 

VIOLA. 
Je  vais  rentrer  dans  la  maison,  et  demander  à  madame 
quelque  escorte.  Je  ne  suis  pas  batailleur.  J'ai  ouï  parler 
d'une  espèce  d'hommes  qui  cherchent  querelle  aux  autres 
uniquement  pour  tâter  leur  valeur  :  c'est  probablement  un 
homme  qui  a  ce  travers. 

SIR   TOBIE. 

NoD,  monsieur;  son  indignation  dérive  d'une  injure 
très-formelle;  ainsi  marchez,  et  faites-lui  satisfaction.  Vous 
ne  retournerez  pas  à  la  maison,  sans  du  moms  tenter 
avec  moi  l'épreuve  que  vous  pourriez  tout  aussi  sûre- 
ment affronter  avec  lui.  Ainsi,  marchez,  ou  mettez  à  nu 
votre  épée;  car  il  faut,  de  toute  manière,  que  vous  vous 
battiez,  ou  que  vous  renonciez  à  porter  une  lame  au  côté. 

VIOLA. 

Ceci  est  aussi  incivil  qu'étrange.  Je  vous  en  prie,  ren- 
dez-moi le  courtois  service  de  demander  au  chevalier  quelle 
est  mon  offense  envers  lui;  ce  ne  peut  être  de  ma  part  qu'un 
acte  d'inadvertance,  nullement  de  ma  volonté. 

Sm  TOBIE. 

Je  le  veux  bien.  Signor  Fabien,  restez  près  de  ce  gentil- 
homme jusqu'à  mon  retour. 

Sort  sir  Tobie. 
VIOLA. 

Dites-moi,  monsieur ,  avez-vous  connaissance  de  cette 
affaire  ? 

FABIEN. 

Je  sais  que  le  chevalier  est  furieux  à  mort  contre  vous  ; 
mais  rien  de  plus. 

VIOLA. 

Quelle  espèce  d'homme  est-ce,  je  vous  prie? 


354  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

FABIEN. 

A  le  juger  par  sa  raine,  vous  ne  devineriez  pas  en  lui  le 
prodigieux  personnage  que  vous  reconnaîtrez  sans  doute  à 
l'épreuve  de  sa  valeur.  C'est  vraiment,  monsieur,  le  plus 
adroit,  le  plus  sanglant,  le  plus  fatal  adversaire  que  vous 
puissiez  trouvez  dans  toute  l'Illyrie.  Voulez- vous  venir  à  sa 
rencontre?  Je  ferai  votre  paix  avec  lui,  si  je  peux. 

VIOLA. 

Je  vous  en  serai  fort  obligé  ;  je  suis  de  ceux  qui  emboi- 
teraient  le  pas  avec  messire  le  prêtre  plus  volontiers  qu'a- 
vec messire  le  chevalier.  Je  ne  tiens  nullement  à  donner 

une  si  haute  idée  de  ma  fougue. 

Ils  sortent. 

SCÈNE  XV. 

[Une  avenue  au  bout  du  jardin  d'Olivia.] 
Entrent  Sir  Tobie  et  sir  André. 

SIR  TOBIE. 
Eh  !  mon  cher,  c'est  un  vrai  diable  !  je  n'ai  jamais  vu 
virago  de  cette  espèce.  J'ai  fait  une  passe  avec  lui,  rapière 
au  fourreau  ;  et  il  m'a  porté  une  botte  d'une  si  mortelle 
vitesse  qu'il  est  impossible  de  l'éviter;  et,  à  la  riposte,  il  vous 
réplique  aussi  infailliblement  que  vos  pieds  touchent  le 
terrain  sur  lequel  ils  marchent.  On  dit  qu'il  a  été  le  maître 
d'armes  du  Sophi. 

SIR  ANDRÉ. 

Diantre  !  je  ne  veux  pas  avoir  affaire  à  lui. 

SIR  TOBIE. 

Oui,  mais  maintenant  il  ne  veut  plus  s'apaiser.  Fabien  a 
grand'peine  à  le  retenir  là-bas. 

SIR   ANDRÉ. 

Malepeste  !  Si  j'avais  pu  croire  qu'il  fût  si  vaillant  et  si 
habile  à  l'escrime,  je  l'aurais  vu  aller  au  diable  avant  de 


SCÈNE  XV.  355 

le  provoquer.  Qu'il  laisse  tomber  l'affaire,  et  je  lui  donne- 
rai mon  cheval,  le  gris  Capulet. 

SIR   TOBIE. 

1^       Je  ferai  la  proposition.  Restez  là,  faites  bonne  conte- 
'  nance;  ceci  finira  sans  qu'il  y  ait  perdition  d'âme. 
A  part. 

Morbleu,  je  saurai  mener  ton  cheval  aussi  aisément  que 
toi. 

Entrent  Fabien  et  Viola. 
Bas  à  Fabien. 

J'ai  son  cheval  pour  arranger  la  querelle  ;  je  lui  ai  per- 
suadé que  le  jouvenceau  est  un  diable. 

FABIEN,  bas  à  Tobie. 

Celui-ci  a  de  lui  une  idée  aussi  effroyable  ;  il  est  haletant 
et  pâle,  comme  s'il  avait  un  ours  à  ses  talons. 

SIR  TOBIE,  bas,  à  Viola. 

Il  n'y  a  pas  de  remède,  monsieur;  il  veut  se  battre  avec 
vous  pour  l'honneur  de  son  serment  ;  en  effet,  il  a  ré- 
fléchi plus  mûrement  à  la  querelle  et  il  trouve  à  présent  que 
ce  n'est  plus  la  peine  d'en  parler;  dégainez  donc,  pour  l'ac- 
quit de  sa  parole  ;  il  proteste  qu'il  ne  vous  fera  pas  de  mal. 

VIOLA,    à  part. 

Que  Dieu  me  protège  !  Pour  un  rien  je  leur  dirais  de 
combien  il  s'en  faut  que  je  sois  un  homme. 

FABIEN,    à  Viola. 

Rompez,  si  vous  le  voyez  furieux. 

SIR   TOBIE,    bas  à  sir  André. 

Allons,  sir  André,  il  n'y  a  pas  de  remède  ;  ce  gentil- 
homme veut,  pour  son  honneur,  faire  une  botte  avec  vous; 
il  ne  peut  s'en  dispenser,  en  vertu  des  lois  du  duel  ;  mais  il 
m'a  promis,  sur  sa  foi  de  gentilhomme  et  de  soldat ,  de  ne 
pas  vous  faire  de  mal.  Allons!  en  garde  ! 


356  LE  SOIR  DES  ROIS  UU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SIR   ANDRÉ. 

Dieu  veuille  qu'il  tienne  son  engagement  ! 

Il  dégaîae. 

Entre  ANTONIO. 

VIOLA. 

Je  vous  assure  que  c'est  contre  ma  volonté  ! 

Elle  dégaine. 
ANTONIO,    à  sir  André. 

—  Rengainez  votre  épée.  Si  ce  jeune  gentilhomme  — 
vous  a  offensé,  je  prends  la  faute  sur  moi.  —  Si  c'est  vous 
qui  l'offensez,  c'est  moi  qui  vous  défie. 

11  dégaîne. 
SIR   TOBIE. 

—  Vous,  monsieur!  Et  qui  êtes-vous? 

ANTONIO. 
~  Quelqu'un,  monsieur,  qui  par  amour  pour  lui  ferait 
plus  d'actions  d'audace  —  qu'il  ne  s'est  vanté  d'en  faire, 
vous  présent.  — 

Il  montre  Viola. 
SIR   TOBIE. 

Oui-dà,  si  vous  vous  chargez  des  querelles  d'autrui,  je 
suis  votre  homme. 

Il  dégatne. 

Entrent  deux  officiers  de  justice. 
FABIEN. 

Ah!  bon  sir  Tobie,  arrêtez;  voici  les  officiers  de  justice. 

^IR   TOBIE,    à  Antonio. 

Je  serai  à  vous  tout  à  l'heure. 

VIOLA ,    à  sir  André. 

Je  VOUS  en  prie,  monsieur,  rengainez  votre  épée,  s'il 
vous  plaît. 

SIR  ANDRÉ. 

Morbleu,  je  le  veux  bien,  monsieur.  Et,  quant  à  ce  que 


SCENE  XV.  357 

je  vous  ai  promis,  je  tiendrai  parole  :  il  vous  portera  aisé- 
ment, et  il  a  la  bouche  fine. 

PREMIER   OFFICIER,    montrant  Antonio. 

Voici  l'homme  !  Fais  ton  devoir. 

DEUXIÈME   OFFICIER. 

—  Antonio,  je  t'arrête  à  la  requête  — du  comte  Orsino, 

ANTONIO. 

Vous  vous  méprenez,  monsieur. 

PREMIER   OFFICIER. 

—  Non,  monsieur,  nullement;  je  reconnais  bien  votre 
visage,  —  bien  qu'en  ce  moment  vous  n'ayez  pas  de  bon- 
net de  marin  sur  la  tête.  -  Emmenez-le;  il  sait  que  je  le 
connais  bien. 

ANTONIO. 

—  Je  dois  obéir. 

A  Viola. 

Ceci  m'arrive  en  vous  cherchant,  —  mais  il  n'y  a  pas  de 
remède;  j'aurai  des  comptes  à  rendre.  —  Qu'allez-vous 
faire?  Maintenant  la  nécessité  —  me  force  à  vous  redeman- 
der ma  bourse.  Je  suis  bien  plus  —  affligé  de  mon  im- 
puissance à  vous  être  utile  désormais  —  que  de  ce  qui 
m'advient  à  moi-même.  Vous  restez  interdit,  —  mais  ayez 
courage. 

DEUXIÈME  OFFICIER. 

Allons,  monsieur,  en  marche! 

ANTONIO. 

—  Je  dois  réclamer  de  vous  une  partie  de  cet  argent. 

VIOLA. 

Quel  argent,  monsieur?  —  En  considération  de  la  gracieuse 
sympathie  que  vous  venez  de  me  témoigner,  —  et  aussi  par 
égard  pour  vos  ennuis  présents,  —  je  veux  bien  sur  mes 
maigres  et  humbles  ressources  —  vous  prêter  quelque 
chose;  mon  avoir  n'est  pas  considérable;  —  je  veux  bien 
XIV.  23 


358  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

le  partager  avec  vous  :  —  tenez,  voici  la  moitié  de  ma  ré- 
serve. 

ANTONIO. 

Allez-vous  me  renier  à  présent?  —  Est-il  possible  que 
mon  dévouement  pour  vous  —  soit  ainsi  méconnu?  Ne  tentez 
pas  ma  misère,  —de  peur  qu'elle  ne  me  fasse  perdre  la  tête, 
—  et  que  je  ne  vous  reproche  les  services  —  que  je  vous  ai 
rendus. 

VIOLA. 

Quels  services? je  ne  sais;  —je  ne  connais  même  ni 
votre  voix  ni  vos  traits.  —  Je  hais  l'ingratitude  dans  un 
homme  plus  —  que  le  mensonge,  la  vanité,  le  bavardage, 
l'ivrognerie,  —  ou  tout  autre  vice  dont  le  ferment  corrup- 
teur —  est  dans  notre  sang  débile. 

ANTONIO. 

Ociel! 

DEUXIÈME   OFFICIER. 

Allons,  monsieur,  je  vous  en  prie,  partons. 

ANTONIO. 

—  Laissez-moi  dire  un  mot.  Ce  jeune  homme  que  vous 
voyez  là,  —  je  l'ai  arraché,  déjà  à  demi-englouti,  aux 
mâchoires  de  la  mort;  —  je  l'ai  secouru,  et  avec  quelle  af- 
fectueuse ferveur  !  —  A  son  image,  qui  me  semblait  res- 
pirer —  les  plus  vénérables  vertus,  j'ai  rendu  un  culte. 

PREMIER   OFFICIER. 

—  Qu'est-ce  que  ça  nous  fait?  Le  temps  passe  ;  en  route! 

ANTONIO. 

—  Oh!  mais  quelle  vile  idole  devient  ce  dieu  !  —  Sébastien, 
tuas  déshonoré  une  noble  physionomie.  —Dans  la  nature  il 
n'y  a  de  laideur  que  celle  de  l'âme.  —  Nul  ne  peut  être 
appelé  difforme  que  l'improbe.  —  La  vertu  est  la  beauté. 
Quant  au  vice  beau, -ce  n'est  qu'un  coffre  vide,  surchargé 
d'ornements  par  le  démon  î 


SCÈNE  XV.  •  359 

PREMIER   OFFICIER. 

—  L'homme   devient   fou;    emmenez-le...   —  Allons, 
allons,  monsieur. 

ANTONIO. 

Conduisez-moi. 

Les  officiers  sortent  avec  Antonio. 
VIOLA,    à  part. 

—  Ses  paroles  jaillissent  avec  une  telle  émotion  qu'on 
dirait  —qu'il  est  convaincu;  moi,  je  ne  le  suis  pas  encore. 

—  Ne  me  trompe  pas,  imagination,  oh!  ne  me  trompe  pas, 

-  et  puissé-je,  frère  chéri,  avoir  été  prise  pour  vous  ! 

SIR  TOBIE. 

Viens  çà,  chevalier;  venez  çà,  Fabien;  nous  allons  chu- 
choter entre  nous  deux  ou  trois  sages  sentences. 

VIOLA,    à  part. 

—  Il  a  nommé  Sébastien...  Je  vois  toujours  mon  frère  — 
vivant  dans  mon  miroir  ;  traits  pour  traits,  —  tel  était  le 
visage  de  mon  frère  ;  il  allait  —  toujours  dans  ce  costume  ; 
même  couleurs,  mêmes  ornements  ;  —  car  je  l'imite  en 
tout...  Oh!  si  cela  est,  —  les  tempêtes  sont  miséricor- 
dieuses, et  la  vague  amère  est  douce  et  bonne  ! 

Elle  sort. 

SIR   TOBIE. 

Un  garçon  déshonnête  et  vil,  et  plus  couard  qu'un  lièvre! 
Sa  déshonnêteté  se  manifeste  en  abandonnant  son  ami,  là, 
dans  le  besoin,  et  en  le  reniant;  et  quant  à  sa  couardise^ 
interrogez  Fabien. 

FABIEN. 

Un  couard,  dévotement  couard,  religieux  dans  la  couar- 
dise. 

SIR   ANDRÉ. 

Palsembleu  !  je  vais  lui  courir  sus  et  le  battre. 

SIR   TOBIE. 

Oui,  houspille-le  soUdement,  mais  ne  tire  pas  l'épée... 


360    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 
SIR  ANDRÉ. 

Si  je  ne  le  fais  pas... 

]I  sort. 
FABIEN. 

Allons  voir  l'événement. 

SIR   TOBIE. 

Je  parierais  n'importe  quelle  somme  qu'il  n'arrivera  rien 

encore. 

Us  sortent. 

SCÈNE    XVI. 

[Uue  place  devant  la  maison  d'Olivia.] 
Entrent  Sébastien  et  Feste. 

FKSTE. 
Voulez-vous  me  faire  accroire  qu'on  ne  m'a  pas  envoyé 
vous  chercher? 

SÉBASTIEN. 

Allons,  allons,  tu  es  un  fou.  Débarrasse-moi  de  toi. 

TESTE. 

Bien  soutenu,  ma  foi!  Non,  je  ne  vous  connais  pas,  et  je 
ne  vous  suis  pas  envoyé  par  madame  pour  vous  dire  de 
venir  lui  parler  !  Votre  nom  n'est  pas  monsieur  Césario,  et 
ceci  non  plus  n'est  pas  mon  nez  !  Rien  de  ce  qui  est,  n'est. 

SÉBASTIEN. 

Je  t'en  prie,  va  éventer  ailleurs  ta  folie.  Tu  ne  me  con- 
nais pas. 

FESTE. 

Éventer  ma  folie  !  Il  a  entendu  dire  ce  mot-là  à  quelque 

grand  personnage,  et  maintenant  il  l'applique  à  un  fou. 

Éventer  ma  folie!  J'ai  bien  peur  que  ce   grand  badaud, 

le  monde,  ne  soit  qu'un  gobe-mouches...  Voyons,  je  t'en 


SCÈNE  XVI.  361 

prie,  dessangle  ton  étrangeté,  et  dis-moi  ce  que  je  dois 
éventer  à  madame  :  lui  éventerai-je  que  tu  viens? 

SÉBASTIEN. 

—  Je  t'en  prie,  Béotien  stupide,  laisse-moi  :  -  voici  de 
l'argent  pour  toi...  Si  vous  restez  plus  longtemps,  —  je 
paierai  en  monnaie  moins  agréable. 

FESTE. 

Ma  foi,  tu  as  une  main  libérale.  Ces  sages,  qui  donnent 
de  l'argent  aux  fous,  s'assurent  une  bonne  réputation  pour 
un  bail  de  quatorze  ans. 

Entrent  siR  André,  sir  Tobie  et  Fabien. 

SIR  ANDRÉ,    à  Sébastien. 
Enfin,  monsieur,  je  vous  ai  retrouvé  !  Voilà  pour  vous. 

]1  frappe  Sébastien. 

SÉBASTIEN. 

Eh  bien,  voilà  pour  toi,  et  encore,  et  encore  !  Est-ce  que 
tous  les  gens  sont  fous  ici? 

Il  bat  sir  André. 
SIR   TOBIE. 
Arrêtez,  monsieur,  ou  je  jette  votre  dague  par-dessus  la 
maison. 

FESTE. 
Je  vais  vite  dire  ça  à  madame  :  je  ne  voudrais  pas  être 
dans  l'une  de  vos  cottes  pour  quatre  sous. 

Feste  sort. 
SIR   TOBIE,   retenant  Sébastien. 
Allons,  monsieur,  arrêtez. 

SIR  ANDRÉ. 
Non,   lâchez-le  ;  je  m'y  prendrai  avec  lui  d'une  autre 
façon;  je  lui  intenterai  une  action  pour  voies  de  fait,  s'il 
existe  des  lois  en  Illyrie.  Quoique  je  l'aie  frappé  le  pre- 
mier, peu  importe. 


362         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

SÉBASTIEN,   à  sir  Tobie. 
Ote  ta  main. 

SIR  TOBIE. 

Allons,  monsieur,  je  ne  vous  lâcherai  pas.  Allons,  mon 
jeune  soldat,  rengainez  cette  lame;  vous  êtes  bien  trempé; 
allons. 

SÉBASTIEN. 

—  Je  me  débarrasserai  de  toi. 

Il  se  dégage  et  met  l'épée  à  îa  main. 

Que  prétends-tu  maintenant?  —  Si  tu  oses  me  provoquer 
encore,  tire  ton  épée. 

SIR  TOBIE. 

—  Quoi  !  quoi  !  Allons,  il  faut  que  je  vous  tire  une  once 
ou  deux  de  ce  sang  insolent. 

Il  dégaine. 

Entre  Olivia. 

OLIVIA. 

—  Arrête,  Tobie  ;  sur  ta  vie,  je  te  l'ordonne,  arrête. 

SIR  TOBIE. 

Madame  ! 

OLIVIA. 

—  Vous  serez  donc  toujours  le  même,  méchant  incorri- 
gible, ~  fait  pour  les  montagnes  et  les  antres  barbares  — 
011  l'urbanité  ne  fut  jamais  prêchée!  Hors  de  ma  vue  î  - 
Ne  soyez  pas  offensé,  cher  Césario...  —  Rustre,  va-t-en... 

Sortent  sir  Tobie,  sir  André  et  Fabien. 
A  Sébastien. 

Je  t'en  prie,  doux  ami,  —  que  ta  noble  raison,  et  non  ta 
passion,  te  guide  —  en  présence  de  cet  incivil  et  inique 
attentat  —  contre  ton  repos.  Rentre  avec  moi;  —  et  quand 
tu  sauras  combien  de  folles  équipées  —  a  commises  cet  in- 
fâme, tu  —  souriras  de  celle-ci,  Viens,  il  le  faut;  -  ne  me 


SCÈNE  XVIL  363 

refuse  pas.  Maudit  soit-il,  —  d'avoir  fait  frémir  en  toi  mon 
pauvre  cœur  ! 

SÉBASTIEN. 

—  Quel  sens  a  tout  ceci?  De  quel  côté  va  le  courant?  — 
Ou  je  suis  fou  ou  ceci  est  un  rêve.  —  Soit!  que  l'illusion 
continue  de  plonger  mes  sens  dans  son  Léthé  !  —  Si  c'est  pour 
rêver  ainsi,  puissé-je  dormir  toujours! 

OLIVIA. 

—  Allons,  viens,  je  te  prie.  Laisse-toi  guider  par  moi. 

SÉBASTIEN. 

—  Madame,  je  veux  bien. 

OLIVIA. 

Oh.  !  dis-le,  et  ainsi  soit-il  ! 

Ils  sortent. 

SCÈNE  XVII. 

[Dans  la  maison  d'Olivia,] 
Entrent  Maria  et  Feste. 

MARIA. 
Ah  çà,  je  t'en  prie,  mets  cette  soutane  et  cette  barbe; 
fais-lui  accroire  que  tu  es  sir  Topas,  le  curé;  hâte-toi;  je 
vais  chercher  sir  Tobie  pendant  ce  temps-là. 

Sort  Maria. 
FESTE,  endossant  la  soutane. 
Soit,  je  vais  mettre  ça,  et  me  dissimuler  là-dedans;  plût 
à  Dieu  que  je  fusse  le  premier  qui  eût  dissimulé  sous  une 
pareille  robe  !  Je  ne  suis  pas  assez  gras  pour  bien  remplir 
la  fonction,  ni  assez  maigre  pour  être  réputé  bon  savant  ; 
mais  autant  vaut  être  honnête  homme  et  bon  ménager 
qu'homme  habile  et  grand  clerc.  Voici  les  confédérés  qui 
entrent. 


364         LE  SOm  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

Entrent  siR  ToBiE  Belch  et  Maria. 

SIR  TOBIE. 
Que  Jupin  te  bénisse,  monsieur  le  curé  ! 

FESTE. 

Bonos  dies,  sir  Tobie;  car,  comme  le  disait  fort  spiri- 
tuellement à  une  nièce  du  roi  Gorboduc  le  vieil  ermite  de 
Prague,  qui  n'avait  jamais  vu  ni  plume  ni  encre  :  Ce  qui 
est,  est.  Ainsi,  moi,  étant  monsieur  le  curé,  je  suis  mon- 
sieur le  curé.  Car  qu'est-ce  que  cela,  sinon  cela?  Qu'est-ce 
qu'être,  sinon  être? 

SIR   TOBIE,    montrant  une  pièce  où  est  enfermé  Malvolio. 

A  lui,  sir  Topas  ! 

FESTE,    haussant  la  voix. 

Holà,  dis-je  !  paix  dans  cette  prison  ! 

SIR  TOBIE. 

Le  drôle  contrefait  à  merveille;  habile  drôle  î 

MALVOLIO,    dans  une  chambre  voisine. 

Qui  appelle  là  ? 

FESTE. 

Sir  Topas,  le  curé,  qui  vient  visiter  Malvolio  le  luna- 
tique. 

MALVOLIO. 

Sir  Topas,  sir  Topas,  bon  sir  Topas,  allez  trouver  ma- 
dame! 

FESTE. 

Dehors,  démon  hyperbolique  !  Comme  tu  tourmentes  cet 
homme!  Tu  ne  parles  donc  que  de  dames? 

SIR   TOBIE. 

Bien  dit,  monsieur  le  curé, 

MALVOLIO. 
Sir  Topas,  jamais  homme  ne  fut  à  ce  point  outragé.  Bon 
sir  Topas,  ne  croyez  pas  que  je  sois  fou  ;  ils  m'ont  enfermé 
ici  dans  d'affreuses  ténèbres. 


SCÈNE  XVII.  365 

FESTE. 

Fi!  déshonnête  Satan  !  je  t'appelle  dans  les  termes  les 
plus  modestes;  car  je  suis  de  ces  bonnes  gens  qui  traitent 
le  diable  même  avec  courtoisie.  Tu  dis  que  cette  salle"  est 
ténébreuse? 

MALVOLIO. 
Comme  l'enfer,  sir  Topas  ! 

FESTE. 
Bah  !  elle  a  des  fenêtres  cintrées  transparentes  comme 
des  barricades  ;  et  les  croisées  du  côté  du  sud- nord  sont  lus- 
trées comme  l'ébène;  et  pourtant  tu  te  plains  de  l'obscurité! 

MALVOLIO. 

Je  ne  suis  pas  fou,  sir  Topas;  je  vous  dis  que  cette  salle 
est  ténébreuse. 

FESTE. 
Fol  homme,  tu  erres;  je  dis,  moi,  qu'il  n'y  a  d'autres 
ténèbres  que  l'ignorance,  dans  laquelle  tu  es  plus  empêtré 
que  les  Égyptiens  dans  leur  brouillard. 

MALVOLIO. 

Je  dis  que  cette  salle  est  aussi  ténébreuse  que  l'igno- 
rance, l'ignorance  fût-elle  aussi  ténébreuse  que  l'enfer  ;  et 
je  dis  qu'il  n'y  a  jamais  eu  d'homme  aussi  indignement 
traité;  je  ne  suis  pas  plus  fou  que  vous  ne  l'êtes;  faites-en 
l'épreuve  dans  un  interrogatoire  régulier. 

FESTE. 

Quelle  est  l'opinion  de  Pythagore  concernant  le  volatile 
sauvage? 

MALVOLIO. 
Que  l'âme  de  notre  grand'mère  pourrait  bien  être  logée 
dans  un  oiseau. 

FESTE. 

Que  penses-tu  de  son  opinion  ? 


366    LE  SOTR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

MÂLVOLIO. 
J'ai  une  noble  idée  de  l'âme,  et  je  n'approuve  nulle- 
ment son  opinion. 

FESTE. 

Adieu.  Reste  toujours  dans  les  ténèbres;  je  ne  te  recon- 
naîtrai du  bon  sens  que  quand  tu  soutiendras  l'opinion  de 
Pythagore,  et  quand  tu  craindras  de  tuer  une  bécasse  de 
peur  de  déposséder  l'âme  de  ta  mère-grand.  Adieu! 

MALYOLTO. 

Sir  Topas!  Sir  Topas! 

SIR  TOBIE. 

Mon  exquis  sir  Topas  ! 

FESTE. 

Dame,  je  nage  dans  toutes  les  eaux  ! 

MARIA. 

Tu  aurais  pu  faire  tout  ça  sans  barbe  ni  soutane  :  il  ne  te 
voit  pas. 

SIR   TOBIE. 

Parle-lui  de  ta  voix  naturelle,  et  tu  viendras  me  dire 
comment  tu  le  trouves.  Je  voudrais  que  nous  fussions  con- 
grûment  dépêtrés  de  cette  farce.  S'il  peut  être  mis  en 
liberté  sans  inconvénient,  je  désire  qu'il  le  soit;  car  je 
suis  maintenant  tellement  mal  avec  ma  nièce  que  je  ne 
puis  sans  imprudence  pousser  cette  plaisanterie  à  l'extrême. 
Viens  tout  à  l'heure  dans  ma  chambre. 

Sir  Tobie  et  Maria  sortent. 


Fou! 


FESTE,    chantant. 

Hé  !  Robin,  joyeux  Robin, 
Dis-moi  comment  va  ta  dame. 

MALVOLIO,    appelant. 


TESTE. 
Madame  est  insensible,  pardi! 


SCÈNE  XVIL  367 

MALVOLIO. 

Fou! 

FESTE. 
Hélas!  pourquoi  est-elle  ainsi? 

MALVOLIO. 

Fou!  m'entends-tu? 

FESTE. 
Elle  en  aime  une  autre... 

Qui  appelle?  hein! 

MALVOLIO. 

Bon  fou,  si  jamais  tu  voulus  m' obliger,  procure-moi  une 
chandelle,  une  plume,  de  l'encre,  et  du  papier;  foi  de  gen- 
tilhomme, je  vivrai  pour  te  prouver  ma  reconnaissance. 

FESTE. 

Maître  Malvolio! 

MALVOLIO. 

Oui,  bon  fou. 

FESTE. 

Hélas!  monsieur,  comment  se  fait-il  que  vous  ayez  perdu 
vos  cinq  esprits? 

MALVOLIO. 
Fou,  il  n'y  a  jamais  eu  d'homme  si  notoirement  outragé; 
je  suis  dans  mon  bon  sens,  fou,  aussi  bien  que  toi. 

FESTE. 

Aussi  bien  seulement?  Alors  vous  êtes  en  démence  tout 
de  bon,  si  vous  n'êtes  pas  plus  dans  votre  bon  sens  qu'un 
fou. 

MALVOLIO. 
Ils  se  sont  emparés  de  moi,  m'enferment  dans  les  té- 
nèbres, m'envoient  des  ministres,  des  ânes,  et  font  tout 
ce  qu'ils  peuvent  pour  me  faire  perdre  l'esprit. 

FESTE. 

Faites  attention  à  ce  que  vous  dites  ;  le  ministre  est  là. 


368  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

Changeant  de  voix, 

Malvolio,  Malvolio,  que  les  cieux  restaurent  tes  esprits  ! 
tâche  de  dormir  et  iaisse-là  ton  vain  charabias. 

MALVOLIO. 

Sir  Topas  ! 

FESTE,    variant  ses  intonations. 

N'échangez  plus  de  paroles  avec  lui,  mon  bon  ami... 
Qui,  moi,  monsieur?  je  ne  lui  parle  pas,  monsieur. 
Qu'Dieu  v's  soit  en  aide,  bon  sir  Topas!...  Ma  foi,  amen!... 
D'accord,  monsieur,  d'accord. 

MALVOLIO,    appelant. 

Fou,  fou,  fou!  entends-tu? 

FESTE. 

De  grâce,  monsieur,  patience  !  Que  voulez-vous,  mon- 
sieur? on  me  gronde  quand  je  vous  parle. 

MALVOLIO. 

Bon  fou,  procure-moi  de  la  lumière  et  du  papier;  je 
t'affirme  que  j'ai  mon  bon  sens  autant  qu'homme  en 
Illyrie. 

FESTE. 

Hélas!...  que  ne  l'avez-vous,  monsieur! 

MALVOLIO. 
Je  te  jure  que  je  l'ai.  Bon  fou,  de  l'encre,  du  papier,  et 
de  la  lumière;  et  puis  transmets  à  madame  ce  que  j'aurai 
écrit;  et  jamais  tu  n'auras  plus  gagné  à  porter  une  lettre. 

TESTE. 
Je  vais  faire  ça  pour  vous.  Mais  dites-moi  franchement, 
est-il  vrai  que  vous  n'êtes  pas  fou,  ou  faites-vous  le  malin? 

MALVOLIO. 

Crois-moi,  je  ne  suis  pas  fou  ;  je  te  dis  la  vérité. 

FESTE. 
Allons,  je  ne  croirai  plus  un  homme  fou,  que  je  n'aie 
vu  sa  cervelle.  Je  vais  vous  chercher  de  la  lumière,  du 
papier  et  de  l'encre. 


SCÈNE  XVlll.  369 

MALVOLIO. 
,«  Fou,  je  te  récompenserai  de  la  plus  insigne  manière  ;  je 

I     t'en  prie,  pars. 

FESTE,    chantant.    • 

Je  pars,  monsieur. 

Et  tout  à  l'heure,  monsieur, 

Je  reviens  à  vous, 

Pour  pourvoir  à  vos  besoins, 

lia  un  clin  d'œil^ 

Comme  l'antique  bouffon. 

Qui,  avec  un  sabre  de  bois. 
Dans  sa  rage  et  dans  sa  furie, 
Comme  un  fol  enfant, 
Criait  au  diable  :  Ah  !  ha  ! 
Rogne  tes  ongles,  papa, 
Adieu,  bon  cacochyme! 

11  sort. 

SCÈNE  XVIII. 

[Le  jardin  d'Olivia.] 

Entre  Sébastien. 

SÉBASTEN. 
—  Voici  bien  le  grand  air;  voilà  bien  le  glorieux  soleil. 
—  Cette  perle  qu'elle  m'a  donnée,  je  la  sens,  je  la  vois;  — 
et  quelle  que  soit  l'extase  qui  m'enivre  ainsi,  —  ce  n'est 
pas  de  la  folie...  Oià  est  donc  Antonio?  —  Je  n'ai  pas  pu 
le  trouver  à  l'Éléphant;  —  pourtant  il  y  a  été,  et  j'ai  reçu 
là  avis  —  qu'il  était  allé  parcourir  la  ville  pour  me  cher- 
cher. —  Ses  utiles  conseils  en  ce  moment  auraient  été 
de  l'or  pour  moi;  —  car  mon  intelligence,  aidée  de  mes 
sens,  a  beau  se  rendre  compte  —  qu'il  y  a  ici  quelque 
erreur,  et  non  de  la  folie;  —  pourtant  cet  accident,  ce  dé- 
luge de  bonnes  fortunes  —  est  tellement  inouï,  tellement 


370  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

inexplicable  —  que  je  serais  tenté  de  n'en  pas  croire  mes 
yeux  —  et  de  quereller  ma  raison  qui  se  refuse  —  à  ad- 
mettre que  je  sois  fou  —  ou  que  cette  dame  soit  folle; 
mais,  si  elle  l'était,  —  elle  ne  pourrait  pas  gouverner  sa 
maison,  commander  à  ses  gens,  —  prendre  en  main  les 
affaires  et  les  renvoyer  dûment  expédiées  —  avec  ce  calme, 
cette  mesure,  cette  fermeté  —  que  je  remarque  dans  toute 
sa  conduite;  il  y  a  là- dessous  —  quelque  énigme...  Mais  voici 
la  dame. 

Entrent  Olivia  et  un  prêtre. 

OLIVIA. 

—  Ne  blâmez  pas  cette  précipitation.  Si  vos  intentions 
sont  bonnes,  —  venez  maintenant  avec  moi  et  avec  ce  saint 
homme  —  à  la  chapelle  voisine  ;  là,  en  sa  présence,  —  et 
sous  ce  toit  consacré,  ~  engagez-moi  votre  foi  en  pleine 
assurance,  —  de  sorte  que  mon  âme  trop  jalouse  et  trop  in- 
quiète —  puisse  vivre  en  paix.  Il  gardera  le  secret  de  notre 
union,  —  jusqu'à  ce  que  vous  vous  décidiez  à  la  rendre 
publique;  —  et  alors  nous  en  ferons  une  célébration  — 
digne  de  ma  naissance.  Qu'en  dites-vous? 

SÉBASTIEN. 

—  Je  suivrai  ce  bonhomme,  et  j'irai  avec  vous;  —  et, 
vous  ayant  juré  fidélité,  je  serai  à  jamais  fidèle. 

OLIVIA. 

—  Montrez-nous  donc  le  chemin,  bon  père;  et  que  le 
ciel  resplendissant  —  marque  de  tout  son  éclat  l'acte  que 
je  vais  accomphr. 

Us  sortent. 


SCÈNE  XIX.  371 


SCÈNE    XIX. 

[Une  place  devant  la  maison  d'Olivia,] 
Entrent  Feste  et  Fabien. 

FABIEN. 
Maintenant,  si  tu  m'aimes,  laisse-moi  voir  cette  lettre. 

FESTE. 

Bon  monsieur  Fabien,  accordez-moi  autre  chose. 

FABIEN. 

Tout. 

FESTE. 

Ne  me  demandez  pas  à  voir  cette  lettre. 

FABIEN. 

C'est  comme  si,  après  t'avoir  donné  mon  chien,  je  te  le 
redemandais  en  récompense. 

Entrent  le  duc.  Viola,  et  les  gens  de  la  suite. 
LE  DUC. 

Appartenez-vous  à  madame  Olivia,  mes  amis? 

TESTE. 

Oui,  monsieur;  nous  sommes  de  ses  objets  de  luxe. 

LE   DUC. 

Je  te  reconnais  bien.  Comment  te  trouves-tu,  mon  gar- 
çon? 

FESTE. 

Ma  foi,  monsieur,  je  me  trouve  mieux  de  mes  ennemis, 
mais  moins  bien  de  mes  amis. 

LE   DUC. 

Juste  le  contraire  !  tu  veux  dire  mieux  de  tes  amis. 

FESTE. 

Non,  monsieur,  moins  bien. 


372  LK  SOIK  DES  KOlS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

LE  DUC. 

Comment  est-ce  possible  ? 

FESTE. 

Dame,  monsieur,  mes  amis  me  vantent  et  font  de  moi 
un  âne  ;  mes  ennemis  au  contraire  me  disent  franchement 
que  je  suis  un  âne;  si  bien  que  par  mes  ennemis,  mon- 
sieur, j'arrive  à  me  mieux  connaître  moi-même,  et  que  par 
mes  amis  je  suis  abusé.  Si  donc,  en  fait  de  raisonnement 
comme  en  fait  de  baisers,  quatre  négations  valent  deux  af- 
firmations, j'ai  raison  de  dire  que  je  me  trouve  moins  bien 
de  mes  amis  et  mieux  de  mes  ennemis. 

LE   DUC. 

Ah  !  voilà  qui  est  excellent. 

FESTE. 

Ma  foi  non,  monsieur,  bien  qu'il  vous  plaise  d'être  de 
mes  amis. 

LE   DUC. 

Tu  ne  t'en  trouveras  plus  mal  :  voici  de  l'or. 

FESTE. 

Si  ce  n'était  vous  engager  à  la  duplicité,  monsieur,  je 
vous  prierais  de  faire  récidive. 

LE  DUC. 

Ah!  tu  me  donnes  là  un  mauvais  conseil. 

FESTE. 

Pour  cette  fois,  monsieur,  mettez  Votre  Grâce  dans  votre 
poche,  et  que  la  chair  et  le  sang  obéissent! 

LE   DUC. 

Soit!  je  consens  à  commettre  le  péché  de  duplicité;  voici 
encore  de  l'or. 

FESTE. 

Primo,  secundo,  tertio!  voilà  le  beau  jeu!  Un  vieux  pro- 
verbe dit  que  le  troisième  coup  répare  tout.  Le  triplex,  mon- 
sieur, c'est  une  mesure  fort  dansante;  les  carillons  de 


SCENE  XIX.  373 

Saint-Benoît  vous  le  rappelleraient  au  besoin,  monsieur. 
Une,  deux,  trois! 

LE   DUC. 

Pour  le  coup,  vous  ne  m'escamoterez  plus  d'argent  ;  si 
vous  voulez  faire  savoir  à  votre  maîtresse  que  j'attends  ici 
pour  lui  parler,  et  si  vous  la  ramenez  avec  vous,  peut- 
être  ma  munificence  s'éveillera-t-elle  encore. 

TESTE. 

Eh  bien,  monsieur,  bercez  votre  munificence  jusqu'à  ce 
que  je  revienne.  Je  pars,  monsieur;  mais  je  ne  voudrais 
pas  que  vous  pussiez  supposer  que  mon  désir  de  posséder 
est  péché  de  convoitise  ;  pourtant,  comme  vous  dites,  que 
votre  munificence  fasse  un  petit  somme,  je  vais  la  réveiller 
tout  à  l'heure. 

Il  sort. 

Entrent  ANTONIO  et  des  OFFICIERS  de  justice. 
VIOLA. 

—  Seigneur,  voilà  l'homme  qui  est  venu  à  ma  rescousse. 

LE   DUC. 

—  Je  me  rappelle  bien  sa  figure  ;  —  pourtant,  la  dernière 
fois  que  je  l'ai  vue,  elle  était  charbonnée,  —  comme  la  face 
noire  de  Vulcain,  par  la  fumée  de  la  guerre  ;  —  il  était  le 
capitaine  d'un  chétif  navire  —  dont  le  faible  tirant  d'eau  et 
les  proportions  faisaient  pitié  ;  —  et  il  a  donné  un  si  terri- 
ble abordage  —  au  plus  noble  bâtiment  de  notre  flotte  — 
que  l'envie  même  et  la  voix  de  la  défaite  —  criaient  :  Hon- 
neur et  gloire  à  lui  !..  De  quoi  s'agit-il? 

PREMIER   OFFICIER. 

—  Orsino,  voici  cet  Antonio  —  qui  enleva  de  Candie  le 
Phénix  et  sa  cargaison  ;  —  voici  celui  qui  attaqua  le  Tigre 
à  cet  abordage  —  oii  votre  jeune  neveu  Titus  perdit  la 
jambe  ;  —  ici,  dans  les  rues,  où.  l'égarait  une  impudence 

XIV.  24 


374    LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

désespérée,  —  au  milieu  d'une  querelle  particulière  nous 
l'avons  arrêté. 

VIOLA. 

—  Il  m'a  rendu  service,  seigneur,  il  a  tiré  l'épée  pour 
ma  défense  ;  —  mais,  à  la  fin,  il  m'a  adressé  d'étranges 
paroles,  —  je  ne  sais  plus  quelles  folies! 

LE  DUC. 

—  Insigne  pirate  !  Écumeur  d'eau  salée  !  —  Quelle  folle 
hardiesse  t'a  donc  livré  à  la  merci  de  ceux  — qu'à  des  condi- 
tions si  sanglantes  et  si  rigoureuses  -  tu  as  faits  tes  en- 
nemis? 

ANTONIO. 

Orsino,  noble  seigneur,  —  permettez  que  je  repousse  les 
noms  que  vous  me  donnez  ;  —  jamais  Antonio  ne  fat  ni  un 
écumeur  ni  un  pirate,  —  quoiqu'il  soit,  pour  des  motifs 
suffisants,  j'en  conviens,  —  l'ennemi  d'Orsino.  Un  sorti- 
lège m'a  attiré  ici  :  —  ce  garçon,  ingrat  entre  tous,  que 
voilà,  à  votre  côté,  —  je  l'ai  arraché  à  la  bouche  enragée  et 
écumante  —  de  la  rude  mer.  Il  n'était  plus  qu'une  épave 
désespérée;  —  je  lui  donnai  la  vie,  et,  avec  la  vie,  —  mou 
affection,  sans  réserve,  sans  restriction,  —  mon  dévoue- 
ment absolu.  Pour  lui,  —  par  pure  amitié,  je  me  suis  ex- 
posé —  aux  dangers  de  cette  ville  ennemie;  —  j'ai  tiré 
l'épée  pour  le  défendre  quand  il  était  attaqué  ;  —  j'ai  été 
arrêté,  et  c'est  alors  qu'inspiré  par  une  lâche  dissimulation, 

—  ne  voulant  pas  partager  mes  périls,  —  il  m'a  renié  en  face, 

—  et  qu'il  est  devenu,  en  un  clin  d'œil ,  comme  un  étranger  — 
qui  m'eût  perdu  de  vue  depuis  vingt  ans;  il  m'a  refusé  ma 
propre  bourse,  —  que  j'avais  mise  à  sa  disposition  —  une 
demi-heure  à  peine  auparavant. 

VIOLA. 

Comment  cela  se  pourrait-il  ? 

LE   DUC. 

—  Quand  est-il  arrivé  dans  cette  ville  ? 


SCÈNE  XIX.  375 

ANTONIO. 

—  Aujourd'hui,  milord  ;  et  depuis  trois  mois,  —  sans 
intériiïi,  sans  interruption  même  d'une  minute,  —  nuit  et 
joiir  nous  avons  vécu  enspmblp, 

Entrent  Olivia  et  sa  suite. 

LE   DUC. 

—  Voici  venir  la  comtesse  ;  maintenant,  le  ciel  marche 
sur  la  terre!...  —  Quant  à  toi,  l'ami,  l'ami,  tes  paroles  sont 
folie  pure  :  —  il  y  a  trois  mois  que  ce  jeune  homme  est  à 
mon  service.  —  Mais  nous  reparlerons  de  ça  tout  à  l'heure. 
Qu'on  le  tienne  à  l'écart. 

OLIVIA. 

—  Que  désire  mon  seigneur  qu'il  ne  puisse  obtenir?  — 
Et  quel  service  OUvia  peut-elle  lui  rendre? 

A  Viola. 

—  Césario,  vous  ne  tenez  pas  votre  promesse. 

VIOLA. 

—  Madame? 

LE   DUC. 

Gracieuse  Olivia... 

OLIVIA. 

—  Que  dites-vous,  Césario?...  Monseigneur... 

VIOU. 

—  Mon  seigneur  veut  parler,  mon  devoir  m'impose  si- 
lence. 

OLIVIA. 

—  Si  c'est  encore  la  même  chanson,  monseigneur,  —  elle 
est  aussi  fastidieuse  et  aussi  désagréable  à  mon  oreille  — 
qu'un  hurlement  après  une  musique. 

LE   DUC. 

Toujours  aussi  cruelle? 

OLIVIA. 

—  Toujours  aussi  constante,  milord. 


376  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

LE  DUC. 

—  Dans  quoi  ?  dans  la  perversité!  Femme  implacable,  — 
à  vos  autels  ingrats  et  néfastes  —  mon  âme  n'a-t-elle  pas 
murmuré  les  offres  les  plus  ferventes  —  que  jamais  ait  ima- 
ginées la  dévotion  ?  Que  puis-je  faire  ? 

OLIVIA. 

—  Ce  que  voudra  monseigneur,  pourvu  que  ce  soit  digne 
de  lui. 

LE   DUC. 

—  Pourquoi,  si  j'en  avais  le  cœur,  ne  ferais-je  pas  — 
comme  le  bandit  d'Egypte  au  moment  de  mourir,  —  et  ne 
tuerais-je  pas  ce  que  j'aime  (35)  ?  Jalousie  sauvage,  —  mais 
qui  parfois  a  de  la  noblesse  !  Ecoutez  ceci  :  —  puisque  vous 
jetez  ma  foi  au  rebut,  et  que  je  crois  connaître  l'instru- 
ment —  qui  me  retire  ma  place  légitime  dans  votre  faveur, 

—  vivez,  vivez  toujours,  despote  au  cœur  de  marbre  ;  — 
mais  ce  mignon  que  vous  aimez,  je  le  sais  ,  —  et  que  moi- 
même,  j'en  jure  par  le  ciel,  je  chéris  tendrement,  —  je 
vais  l'arracher  à  ce  regard  cruel  —  où  il  trône  pour  l'humi- 
liation de  son  maître.  -  Viens,  page,  viens  avec  moi  ;  mes 
pensées  sont  mûres  pour  l'immolation  ;  —  je  vais  sacrifier 
l'agneau  que  j'aime,  —  pour  dépiter  cette  colombe  au  cœur 
de  corbeau  ! 

Il  va  pour  sortir. 
VIOLA,    le  suivant. 

—  Et  moi,  avec  joie,  avec  bonheur,  avec  empressement, 

—  je  subirais  mille  morts  pour  vous  rendre  le  repos. 

OLIVIA. 

—  Où  va  Césario? 

VIOLA. 

Avec  celui  que  j'aime,  —  plus  que  mes  yeux,  plus  que 
ma  vie,  —  plus,  bien  plus  que  je  n'aimerai  jamais  aucune 
femme.  —  Si  je  mens,  vous,  témoins  d'en  haut,  —  punissez 
ma  vie  de  cet  outrage  à  mon  amour! 


scÈWE  XIX.  377 

OLIVIA. 

—  Malédiction  sur  moi  !  Comme  je  suis  trahie  ! 

VIOLA. 

—  Qui  vous  trahit?  qui  vous  offense? 

OLIVIA. 

—  T'es-tu  donc  oublié  toi-même?  Ya-t-il  si  longtemps?.. 
—  Qu'on  fasse  venir  le  saint  pasteur. 

Un  valet  sort. 
LE   DUC,    à  Viola. 

Viens  ! 

OLIVIA. 

—  Oh  cela,  monseigneur?...  Césario,  mon  mari,  arrête! 

LE   DUC. 

—  Votre  mari! 

OLIVL^. 
Oui,  mon  mari.  Peut-il  nier  cela? 

LE   DUC,    à  Viola. 

—  Son  mari,  drôle? 

VIOLA. 

Non,  monseigneur.  Moi  !  non. 

OLIVIA. 

—  Hélas  !  c'est  la  bassesse  de  ta  peur  —  qui  te  fait 
étouffer  ta  dignité.  —  Ne  crains  rien,  Césario,  porte  haut  ta 
fortune  ;  —  sois  ce  que  tu  sais  être,  et  alors  tu  seras  —  aussi 
grand  que  celui  que  tu  crains. 

Rentrent  le  Prêtre  et  le  valet. 

Oh!  tu  es  le  bienvenu,  mon  père!...  —  Mon  père,  je  te 
somme,  au  nom  de  ton  ministère  sacré,  —  de  révéler  ici 
ce  que  tu  sais;  nous  avions  l'intention  —  de  garder  ce 
secret,  mais  la  force  des  choses  —  le  décèle  avant  qu'il  soit 
mûr  ;  dis  donc  —  ce  qui  s'est  passé  tout  à  l'heure  entre  ce 
jeune  homme  et  moi. 


378  lE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

LE   PRÊTRE. 

—  Un  contrât  inviolable  d'éternel  amour,  —  confirmé 
par  la  mutuelle  étreinte  de  vos  mains,  —  attesté  par  le  saint 
contact  de  vos  lèvres,  —  fortifié  par  l'échange  de  vos  an- 
neaux ;  —  et  toutes  les  cérémonies  de  cet  engagement  —  ont 
été  scellées  de  mon  témoignage  dans  l'exercice  de  mon 
ministère.  —  Ma  montre  me  dit  que  depuis  lors  je  n'ai  fait 
vers  ma  tombe  —  que  deux  heures  de  chemin. 

LE   DUC,    à  Viola. 

—  Ah!  petit  hypocrite!  que  seras-tu  donc,  —  quand  le 
temps  aura  fait  grisonner  tes  cheveux?  —  Prends-y  garde, 
tine  perfidie  à  ce  point  précoce—  pourrait  bien  te  précipiter 
dans  tes  propres  embûches!  —  Adieu;  prends-la;  mais 
dirige  tes  pas  —  là  oii,  toi  et  moi,  nous  ne  puissions  plus 
nous  rencontrer. 

VIOLA. 

—  Monseigneur,  je  proteste... 

OLIVIA. 

Oh!  ne  jure  pas;  —  garde  un  peu  d'honneur,  si  exces- 
sive que  soit  ta  crainte. 

Entre  sir  André  Aguecheek,  la  tête  écorchée. 

SIR  ANDRÉ. 
Pour  l'amour  de  Dieu,  un  chirurgien  ;  envoyez-en  un 
immédiatement  à  sir  Tobie. 

OLIVIA. 
Qu'y  a-t-il? 

SiR  ANDRÉ. 

Il  m'a  fendu  la  tête,  et  il  a  également  mis  en  sang  le 
toupet  de  sir  Tobie.  Pour  l'amour  de  Dieu,  du  secours!  Je 
toadrais  pour  quarante  livres  être  chez  moi. 

OLIVIA. 

Qui  a  fait  cela,  sir  André? 


SCÈNE  XIX.  379 

Sm  ANDRÉ. 
Un  gentilhomme  du  comte,  un  certain  Césario.  Nous 
l'avions  pris  pour  un  couard,  et  c'est  le  diable  incarné. 

LE   DUC. 

Mon  gentilhomme  Césario  ? 

sm  ANDRÉ. 
Vive  Dieu!  le  voilà. 
A  Viola. 

Vous  m'avez  rompu  la  tête  pour  rien  ;  ce  que  j'ai  fait, 
j'ai  été  poussé  à  le  faire  par  sir  Tobie. 

VIOLA. 

—  Pourquoi  me  parlez-vous  ainsi?  Je  ne  vous  ai  jamais 
fait  de  mal.  —  Vous  avez,  sans  cause,  tiré  l'épée  contre 
moi  ;  —  mais  je  vous  ai  parlé  doucement,  et  je  ne  vous  ai 
pas  fait  de  mal.  — 

SIR  ANDRÉ. 

Si  un  toupet  en  sang  fait  mal,  vous  m'avez  fait  du  mal  ; 
je  vois  que  pour  vous  un  toupet  en  sang  n'est  rien. 

Entre  siR  Tobie,  ivre,  conduit  par  Feste. 

Voici  sir  Tobie  qui  arrive  clopin-clopant  ;  vous  allez  en 
apprendre  d'autres  ;  mais,  s'il  n'avait  pas  tant  bu,  il  vous 
aurait  chatouillé  d'une  autre  manière. 

LE   DUC  ,    à  sir  Tobie. 

Eh  bien,  gentilhomme  !  qu'avez-vous  donc? 

SIR  TOBIE. 

Ce  n'est  rien  :  il  m'a  blessé,  voilà  tout. 

A.  Feste. 
Sot,  as-tu  vu  Dick  le  chirurgien,  sot? 

FESTE. 

Oh  !  il  est  ivre,  sir  Tobie,  depuis  une  heure  ;  ses  prunelles 
étaient  déjà  allumées  à  huit  heures  du  matin. 
SIR  TOBIE. 

Alors!  c'est  un  coquin.  Après  un  menuet  et  une  pavane, 
ce  que  je  hais  le  plus,  c'est  un  coquin  ivre. 


380  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

OLIVIA. 

Qu'on  l'emmène.  Qui  est-ce  qui  les  a  mis  dans  ce  déplo- 
rable état? 

SIR  ANDRÉ. 

Je  vais  vous  assister,  sir  Tobie  ;  nous  allons  être  pansés 
ensemble. 

SIR  TOBIE. 

M'assister!  Tête  d'âne,  bonnet  de  fou,  faquin,  faquin  éti- 
que,  buse! 

OLIVIA. 

—  Qu'on  le  mette  au  lit,  et  qu'on  prenne  soin  de  sa  bles- 
sure! 

Sortent  Feste,  sir  Tobie  et  sir  André. 
Entre  Sébastien. 
SÉBASTIEN,    à  Olivia. 

—  Je  suis  fâché,  madame,  d'avoir  blessé  votre  parent; 
—  mais,  eût-il  été  le  frère  de  mon  sang,  —  je  n'aurais  pas 
pu  moins  faire  par  prudence  et  pour  ma  sûreté,  —  Vous 
me  regardez  d'un  air  étrange,  et  —  je  vois  par  là  que  je 
vous  ai  offensée.  —  Pardonnez-moi,  charmante,  au  nom 
même  des  vœux  —  que  nous  nous  sommes  adressés  l'un  à 
l'autre,  il  y  a  si  peu  de  temps. 

LE   DUC,    regardant  Sébastien  et  Viola, 

—  Même  visage,  même  voix,  même  habillement,  et  deux 
personnes!  —  Réfraction  naturelle  qui  est  et  n'est  pas! 

SÉBASTIEN. 

—  Antonio,  ô  mon  cher  Antonio,  —  comme  les  heures 
m'ont  torturé  et  tenaillé,  —  depuis  que  je  t'ai  perdu! 

ANTONIO. 

Êtes-vous  Sébastien  ? 

SÉBASTIEN. 

En  doutez-vous,  Antonio? 


SCÈNE  XIX.  381 

ANTONIO. 

—  Comment  avez- vous  pu  vous  partager  ainsi?  —  Une 
pomme,  coupée  en  deux,  n'a  pas  de  moitiés  plus  jumelles— 
que  ces  deux  créatures.  Lequel  est  Sébastien? 

OLIVIA. 

Rien  de  plus  prodigieux! 

SÉBASTIEN ,    regardant  Viola. 

—  Est-ce  moi  qui  suis  là?...  Je  n'ai  jamais  eu  de  frère, 
—  et  je  n'ai  pas  dans  mon  essence  le  don  divin  —  d'ubi- 
quité. J'avais  une  sœur  —  que  les  vagues  et  les  flots  aveu- 
gles ont  dévorée... 

A  Viola. 

—  De  grâce,  quel  parent  ai-je  en  vous?  —  quel  compa- 
triote? quel  est  votre  nom,  quelle  est  votre  famille! 

VIOLA. 

—  Je  suis  de  Messaline.  Sébastien  était  mon  père  ;  —  un 
Sébastien  aussi  était  mon  frère  :  —  c'est  ainsi  vêtu  qu'il  est 
descendu  dans  sa  tombe  houleuse.  —  Si  les  esprits  peuvent 
assumer  une  forme  et  un  costume,  —vous  êtes  apparu  pour 
nous  effrayer. 

SÉBASTIEN. 
Je  suis  un  esprit,  en  efifet,  —  mais  revêtu  des  propor- 
tions grossières  —  que  je  tiens  de  la  matrice.  —  Si  vous 
étiez  une  femme,  tout  s'accorde  si  bien  du  reste  —  que  je 
laisserais  couler  mes  larmes  sur  vos  joues,  —en  m'écriant  : 
Sois  trois  fois  la  bienvenue,  naufragée  Viola! 

VIOLA. 

—  Mon  père  avait  un  signe  sur  le  front. 

SÉBASTIEN. 

Et  le  mien  également. 

VIOLA. 

—  Et  il  mourut  le  jour  même  o\x  Viola  depuis  sa  nais- 
sance —  comptait  treize  années. 


382         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ.   ■ 
SÉBASTIEN. 

—  Oh!  ce  souvenir  est  vivant  dans  mon  âme!  —Il acheva, 
en  effet,  son  action  mortelle  —  le  jour  où  ma  sœur  atteignit 
treize  ans. 

VIOLA. 

—  Si  le  seul  obstacle  à  notre  bonheur  mutuel  —  est  cet 
habillement  masculin  usurpé  par  inoi,  —  ne  m'embrassez 
pas,  que  toutes  les  circonstances  —  de  lieux,  de  temps,  de 
fortune,  n'aient  concouru  à  prouver  —  que  je  suis  Viola. 
Afin  de  vous  le  démontrer,  —  je  vais  vous  mener  dans  cette 
ville  voir  un  capitaine  —  chez  qui  sont  déposés  rnes  vête^ 
ments  de  fille;  c'est  par  son  généreux  secours  —  que  j'ai 
été  sauvée  pour  servir  ce  noble  comte.  —  Depuis  lors  tou- 
tes les  occupations  de  ma  vie  —  ont  été  partagées  entre  cette 
dame  et  ce  seigneur. 

SÉBASTIEN,    à  Olivia. 

—  Il  résulte  de  là,  madame,  que  vous  vous  êtes  méprisé; 
^  mais  la  nature  en  cela  a  suivi  sa  pente.  —  Vous  vouliez 
vous  unir  à  une  vierge;  —  et,  sur  ma  vie,  nous  n'aurez  pas 
été  déçue  dans  ce  désir,  -  car  vous  avez  épousé  à  la  fois 
homme  et  vierge. 

LE   DUC. 

—  Ne  restez  pas  confondue  :  il  est  de  sang  vraiment  no- 
ble. —  Si  tout  cela  est  vrai,  comme  la  réflexion  le  fait  croire, 
—  j'aurai  ma  part  dans  ce  très-heureux  naufrage. 

A  Viola. 

—  Page,  tu  m'as  dit  mille  fois  —  que  tu  n'aimerais  ja- 
mais une  femme  à  l'égal  de  moi. 

VIOLA. 

—  Et  tout  ce  que  j'ai  dit,  je  veux  le  jurer  mille  fois;  —  et 
tous  ces  serments,  mon  âme  les  gardera  aussi  fidèlement- 
que  ce  globe  radieux  garde  la  flamme  -  qui  distingue  le 
jour  de  la  nuit. 


SCÈNE  XIX.  383 

LE   i)UC. 

Dotine-moi  ta  main,  -  et  que  je  te  voie  sous  tes  vête- 
ments de  femncle. 

VIOLA. 

—  Le  capitaine  qui  m'a  amenée  sur  ce  rivage,  —  a  mes 
habits  de  fille;  il  est  maintenant  en  prison  --  pour  je  ne 
sais  quelle  affaire,  à  la  requête  de  MalvoHo,  —  un  gentil- 
homme de  la  suite  de  madame. 

OLIVIA; 

—  Malvolio  le  fera  élargir...  Qu'on  aille  chercher  Malvo- 
Ho! —  mais,  hélas!  je  me  rappelle  à  présent,  —  on  dit 
qu'il  est  tout  à  fait  dérangé,  le  pauvre  homme. 

Rentre  FèSTE,  tenant  une  lettre  à  la  main,  et  accompagné 
de  Fabien. 

—  L'exaltation  de  mon  propre  délire  —  avait  absolument 
banni  le  sien  de  ma  mémoire. 

A  Feste. 

Comment  est-il,  maraud? 

FESTE. 
En  vérité,  madame,  il  tient  Belzébuth  à  distance,  aussi 
bien  que  peut  le  faire  un  homme  dans  son  cas.  Il  vous  a  écrit 
une  lettre;  j'aurais  dû  vous  la  remettre  ce  matin;  mais, 
comme  les  épîtres  d'un  fou  ne  sont  pas  des  évangiles,  peu 
importe  quand  elles  sont  remises. 

OLIVIA. 

Ouvre-la,  et  hs-la. 

FÈSTE. 

Attendez-vous  donc  à  être  pleinement  édifiée,  du  mOinent 
que  le  bouffon  sert  d'interprète  au  fou. 

Il  lit  avec  des  gestes  et  une  voix  d'extravagant. 

Par  le  ciel^  madame... 

OLIVIA. 

Ah  çà,  és4u  fou? 


384  LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

FESTE. 

Non,  madame  ;  mais  je  lis  des  folies  ;  si  Votre  Excellence 
veut  que  je  le  fasse  comme  il  faut,  elle  doit  permettre  que 
j'y  mette  le  ton. 

OLIVIA. 

Je  t'en  prie,  lis  raisonnablement. 

TESTE. 

C'est  ce  que  je  fais,  madone;  pour  le  lire  raisonnable- 
ment, il  faut  que  je  lise  ainsi.  Ainsi  attention,  ma  prin- 
cesse, et  prêtez  l'oreille. 

OLIVIA,    à  Fabien. 

Lisez-la,  vous,  maraud. 

FABIEN,    lisant. 

Par  le  ciel,  madame,  vous  me  faites  injure,  et  le  monde 
le  saura;  quoique  vous  m'ayez  mis  dans  les  ténèbres  et  que 
vous  ayez  donné  à  votre  ivrogne  d'oncle  tout  pouvoir  sur 
moi,  je  n'en  jouis  pas  moins  de  mon  bon  sens,  tout  aussi 
bien  que  Votre  Excellence.  J'ai  la  lettre  de  vous  qui  m'a 
prescrit  la  tenue  que  j'ai  prise;  et,  grâce  à  cette  lettre,  je  ne 
doute  pas  de  me  justifier  grandement  ou  de  vous  confondre 
grandement.  Pensez  de  moi  ce  que  vous  voudrez.  Je  mets  la 
déférence  un  peu  de  côté,  et  je  parle  sous  Vinspiration  de 
mon  injure. 

Le  furieusement  maltraité, 
Malvouo. 

OLIVIA. 


FESTE, 


A-t-il  écrit  cela? 
Oui,  madame. 

LE   DUC. 

Cela  ne  sent  guère  la  démence. 

OLIVIA. 

—  Faites-le  délivrer,  Fabien,  et  amenez-le. 

Sort  Fabien. 


SCÈNE  XIX.  385 

—  Monseigneur,  veuillez,  toute  réflexion  faite,  —  m'a- 
gréer  pour  sœur  comme  vous  m'eussiez  agréée  pour  femme. 
—  Le  même  jour  couronnera,  s'il  vous  plaît,  cette  double 
alliance,  —  ici,  dans  ma  maison  et  à  mes  frais. 

LE   DUC. 

—  Madame,  j'accepte  votre  offre  avec  le  plus  grand  em- 
pressement. 

A  Viola. 

—  Votre  maître  vous  donne  congé;  mais,  en  retour  des 
services  que  vous  lui  avez  rendus,  —  services  si  opposés 
à  la  nature  de  votre  sexe,  —  si  fort  au-dessous  de  votre 
délicate  et  tendre  éducation,  —  puisque  vous  m'avez  ap- 
pelé si  longtemps  votre  maître,  —  voici  ma  main!  Vous 
serez  désormais  —  la  maîtresse  de  votre  maître. 

OLIVIA. 

Et  ma  sœur...  Vous  êtes  bien  elle? 

Fabien  rentre  avec  Malvolio. 

LE  DUC. 
Est-ce  là  le  fou? 

OLIVIA. 

Oui,  monseigneur,  lui-même.  —  Comment  va,  Mal- 
volio? 

MALVOLIO. 

Madame,  vous  m'avez  fait  injure,  —  une  injure  no- 
toire. 

OLIVIA. 

Moi,  Malvolio?  non. 

MALVOLIO. 

—  Vous-même,  madame.  Jetez  les  yeux  sur  cette  lettre, 
je  vous  prie.  —  Vous  ne  pouvez  pas  nier  que  ce  ne  soit  là 
votre  écriture;  —  ayez  une  autre  écriture,  un  autre  style, 
si  vous  pouvez  !  -  Ou  encore  dites  que  ce  n'est  pas  votre  ca- 


386         LE  SOIR  DES  ROIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

chet,  votre  tour,  —  Vous  ne  pouvez  contester  rien  de  tout 
ça.  Eh  bien,  convenez-en  donc;  —  et  expliquez-moi,  dans 
toute  la  mesure  de  l'honneur,  —  pourquoi  vous  m'avez 
donné  des  marques  de  faveur  aussi  éclatantes,  —en  me  di- 
sant de  venir  à  vous  le  sourire  aux  lèvres,  les  jarretières 
en  croix,  —  de  mettre  des  bas  jaunes  et  de  regarder  de  haut 
—  sir  Tobie  et  les  gens  subalternes.  —  Puis,  quand  j'ai 
obéi  dans  un  déférent  espoir,  —  pourquoi  avez-vous  per- 
mis que  je  fusse  emprisonné,  —  enfermé  dans  une  chambre 
noire,  visité  par  un  prêtre,  -  et  que  je  devinsse  le  plastron 
le  plus  ridicule  —  que  jamais  mystification  ait  joué?  Expli- 
quez-moi pourquoi. 

OLIVU. 

—  Hélas  !  Malvolio,  celte  écriture  n'est  pas  la  mienne,  — 
bien  que,  je  le  confesse,  elle  lui  ressemble  beaucoup;  — 
mais  sans  nul  doute  c'est  la  main  de  Maria.  —  Et,  je  jne 
rappelle  maintenant,  c'est  elle  —  qui  tout  d'abord  m'a  dit 
que  tu  étais  fou;  et  alors  tu  es  arrivé  tout  souriant,  —  et 
avec  toutes  les  allures  qui  t'étaient  prescrites  —  dans  la 
lettre.  Je  t'en  prie,  calme-toi;  —  c'est  un  tour  des  plus 
malicieux  qu'on  t'a  joué  là;  —  mais,  quand  nous  en  connaî- 
trons les  motifs  et  les  auteurs,  —  je  veux  que  tu  sois  juge 
et  partie  —  dans  ta  propre  cause. 

FABIEN. 
Bonne  dame,  veuillez  m'écouter;  —  et  ne  permettez  pas 
qu'aucune  querelle,  aucune  dispute  ultérieure  —  trouble 
cette  heure  propice  —  dont  je  suis  émerveillé.  Dans  cet  es- 
poir, —  j'avouerai  très-franchement  que  c'est  moi-même  et 
Tobie  —  qui  avons  imaginé  ce  complot  contre  Malvolio  — 
en  expiation  de  certains  procédés  fâcheux  et  discourtois  — 
que  nous  avions  à  lui  reprocher.  Maria  a  écrit  —  la  lettre, 
sur  les  instances  pressantes  de  sir  Tobie  —  qui,  pour  l'en 
récompenser,  l'a  épousée.  —  Quelque  malicieuse  qu'ait  été 
la  farce  qui  a  suivi,  -  on  reconnaîtra  qu'elle  doit  exciter  le 


SCENE  XIX.  387 

rire  plutôt  que  la  rancune,  —  si  l'on  pèse  impartialement 
les  torts  —  qu'il  y  a  eu  des  deux  côtés. 

OLIVIA,    à  Malvolio. 

—  Hélas  !  pauvre  dupe  !  comme  il  t'ont  bafoué  ! 

FESTE,    se  tournant  vers  Malvolio. 

Dame,  il  en  est  qui  naissent  grands,  il  en  est  cV autres  qui 
acquièrent  les  grandeurs,  et  d'autres  à  qui  elles  s'imposent. 
Je  jouais,  monsieur,  dans  cet  intermède,  un  certain  sir 
Topas,  monsieur;  mais  c'est  égal.  Par  le  ciel,  fou,  je  ne 
suis  pas  en  démence .  Mais  aussi  vous  souvenez-vous?  i¥a- 
dame,  pourquoi  vous  amusez-vous  d'un  si  chétif  coquin? 
Dès  que  vous  ne  souriez  plus,  il  est  bâillonné.  Et  c'est  ainsi 
(^ue  le  tour  de  roue  du  temps  amène  les  représailles. 
MALVOLIO. 

—  Je  me  vengerai  de  toute  votre  clique. 

Il  sort. 
OLIVIA. 

—  Il  a  été  bien  notoirement  mystifié. 

LE   DUC. 

—  Courez  après  lui,  et  engagez-le  à  faire  la  paix.  —  Il  ne 
nous  a  encore  rien  dit  du  capitaine,  —  Quand  cette  affaire 
sera  éclaircie  et  que  le  radieux  moment  sera  venu,  —  une 
solennelle  union  sera  faite  —  de  nos  chères  âmes...  D'ici 
là,  charmante  sœur,  —  nous  ne  nous  en  irons  pas  d'ici... 
Césario,  venez;  —  car  vous  resterez  Césario,  tant  que  vous 
serez  un  homme  ;  —  mais,  dès  que  vous  apparaîtrez  sous 
d'autres  vêtements,  —  vous  serez  la  bien-aimée  d'Orsino  et 
la  reine  de  ses  caprices. 

Ils  sortent. 

FESTE,    chantant. 

Qaand  j'étais  tout  petit  garçon. 
Par  le  vent,  la  pluie,  hé  !  ho  ! 
Une  folie  n'était  qu'enfantillage, 
Car  il  pleut  de  la  pluie  tous  les  jours. 


388    LE  SOIR  DES  UOIS  OU  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 

Mais  quand  je  vins  à  l'état  d'homme, 

Par  le  vent  et  la  pluie,  hél  hol 

Contre  filou  et  voleur  chacun  fermait  sa  porte, 

Car  il  pleut  de  la  pluie  tous  les  jours. 

Mais  quand  je  vins,  hélas!  à  prendre  femme. 
Par  le  vent  et  la  plnie^  hé!  hol 
Jamais  dissipation  ne  put  me  réussir, 
Car  il  pleut  de  la  pluie  tous  les  jours. 

Mais  quand  je  venais  à  mon  lit. 

Par  le  vent  et  la  pluie,  hé!  ho! 

Avec  des  buveurs  toujours  je  m'étais  soûlé. 

Car  il  pleut  de  la  pluie  tous  les  jours. 

Jà  dès  longtemps  le  monde  a  commencé, 
Par  le  vent  et  la  pluie,  hé!  ho! 
Mais  peu  importe;  notre  pièce  est  finie, 
Et  nous  tâcherons  de  vous  plaire  tous  les  jours. 

Il  sort. 


FIN   DE  CE  QUE  VOUS   VOUDREZ. 


NOTES 


LES   JOYEUSES    ÉPOUSES    DE    WINDSOR, 
LA  COMÉDIE   DES  ERREURS  ET  CE  QUE  VOUS  VOUDREZ. 


(1)  Voici  comment  était  présentée  cette  première  scène  dans 
la  comédie  embryonnaire,  publiée  en  1602  : 

Entrent  le  juge  Shallow,  sir  Hugh,  Évans,  maître  Page  et  Slender. 

SHALLOW. 

—  Ne  m'en  parlez  plus;  j'en  ferai  une  aiïaire  de  chambre  étoilée.  — 
Le  conseil  saura  tout. 

PAGE. 

—  Voyons,  bon  maître  Shallow,  laissez-vous  persuader  par  moi. 

SLENDER. 

—  Non,  assurément,  mon  oncle  n'étouffera  pas  la  chose  ainsi. 

SIR  HUGH. 

—  Voulez-vous  pas  entendre  les  raisons,  maître  Slender?  —  Vous 
devriez  entendre  les  raisons. 

SHALLOW. 

—  Quoiqu'il  soit  chevalier,  qu'il  ne  s'imagine  pas  l'emporter  ainsi. 
—  Maître  Page,  je  ne  veux  pas  être  offensé.  Pour  vous,— monsieur,  je 
vous  aime,  et,  pour  mon  neveu,  —  il  vient  voir  votre  fille. 

PAGE. 

—  Et  voici  ma  main;  et,  s'il  plaît  à  ma  fille  —  autant  qu'à  moi,  nous 

XIV.  25 


390  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

aurons  vite  une  noce.  — En  attendant,  laissez-moi  vous  prier  de  séjour- 
ner —  ici  un  peu.   Et,  sur  ma  vie,  je  tâcherai  —  de  vous  réconcilier. 

SIR  HUGH. 

—  Je  vous  en  prie,  maître  Shallow,  faisons-le.  L'affaire  est  sou- 
mise à  des  arpitrages.  —  Le  premier  est  maître  Page,  c'est-à-dire 
maître  Page;  le  second  est  moi-même  ,  c'est-à-dire  moi-même; —  et 
le  troisième  et  dernier  est  mon  hôte  de  la  Jarretière. 

Entrent  sir  John  Falstaff,  Pistolet,  Bardolphe  et  Nym. 

Voici  sir  John  lui-même,  voyez. 

FALSTAFF. 
Eh  bien,  maître  Shallow,  vous  voulez  donc  vous  plaindre  de  moi  au 
conseil,  à  ce  que  j'apprends? 

SHALLOW. 

Sir  John,  sir  John,  vous  avez  blessé  mon  garde,  tué  mes  chiens,  volé 
mon  daim. 

FALSTAFF. 

Mais  non  baisé  la  fille  de  votre  garde. 

SHALLOW. 

Eh  biei^,  vous  répondrez  de  tout  ça. 

FALSTAFF, 

Je  vais  répondre  immédiatement.  J'ai  fait  tout  ça.  Voilà  ma  réponse. 

SHALLOW. 

C'est  bon,  le  conseil  connaîtra  l'affaire. 

FALSTAFF. 

Le  conseil  que  je  vous  donne,  c'est  de  ne  pas  la  faire  connaître  :  on 
rira  de  vous. 

SIR  HUGH. 

De  ponnes  paroles,  sir  John,  de  ponnes  paroles. 

FALSTAFF. 

Bonnes  paroles,  bonnes  fariboles!...  Slender,  je  vous  ai  écorché  la 
tête  ;  quelle  humeur  avez-vous  contre  moi  ? 

SLENDER. 

J'ai  la  tête  pleine  d'humeur  contre  vous  et  vos  filoux  de  com- 
pagnons, Pistolet  et  Nym.  Ils  m'ont  entraîné  à  la  taverne,  m'ont  fait 
boire  et  ont  ensuite  vidé  mes  poches. 

FALSTAFF. 

Que  dites-vous  à  cela,  Pistolet?  Avez-vous  vidé  les  poches  de  maître 
Slender,  Pistolet? 


NOTES.  391 

SLENDER. 

Oui,  par  ce  mouchoir  !  Deux  beaux  grands  shillings,  plus  sept 
groats  en  pièces  de  six  pennys  ! 

F^LSTAFF. 
Que  dites-vpws  à  ça,  Pistolet? 

PISTOLET. 

Sir  John,  mon  maître,  je  réclame  le  copabat  avec  cette  latte  de  bois... 
Je  te  jette  le  démenti  à  la  gorge,  à  la  gorge,  à  la  gorge. 
SLENDER,  montrant  Nym. 
Par  le  jour!  alors  c'était  lui. 

NYM. 

Monsieur,  je  ne  suis  pas  d'humeur  à  beaucoup  parler.  Mais  si  vous 
faites  couler  votre  sale  humeur  sur  moi,  je  vous  dirai  :  attrape  !  Et  voilà 
l'humeur  de  la  chose. 

FALSTAFF. 

Vous  voyez  que  les  faits  sont  niés,  messieurs  ;  vous  l'entendez. 

Entrent  mistress  Gué,  mistress  Page  et  sa  fille  Anne. 

PAGE. 

En  voilà  assez  ;  je  crois  qu'il  est  presque  l'heure  de  dîner;  car  ma 

femme  vient  à  notre  rencontre. 

FALSTAFF,  à  mistress  Giié. 

Vous  vous  appelez  madame  Gué,  si  je  ne  me  trompe. 

{1  l'einbrasse. 
MISTRESS   GUÉ. 

Vous  ne  vous  trompez  que  sur  le  mot  madame.   Mon  mari  s'appelle 

Gué,  monsieur. 

FALSTAFF. 

Je  désire  faire  avec  vous  plus  ample  connaissance,  ainsi  qu'avec 
vous,  bonne  maîtresse  Page, 

MISTRESS  PAGE. 

De  tout  mon  cœur^  sir  John.  Allons,  mari,  venez-vous?  Le  dîner 
nous  attend. 

PAGE. 

De  tout  mon  cœur.  Marchons,  messieurs. 

Tous  sortent,  excepté  Slender  et  mistress  Anne. 

ANNE,   à  Slender. 
Mais,  en  vérité,  pourquoi  me  retenez-vous?  Que  me  voulez-vous? 

SLENDER. 

Moi!  rien  ou  peu  de  chose.  Je  vous  aime  beaucoup,  et  mon  oncle 
pent  vous  dire  quelle  est  ma  position.  Si  vous  pouvez  m'aimer,  eh  bien, 
soit.  Sinon,  bonne  chance  au  préféré  ! 


392      LES  JOYEUSKS  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

ANNE. 

Vous  parlez  bien,  maître  Slender.  Mais  d'abord  permettez-moi  de 
connaître  votre  caractère,  et  ensuite  de  vous  aimer,  si  je  peux. 

SLENDER. 

Ah  !  par  Dieu  !  il  n'y  a  pas  un  homme  dans  la  chrétienté  qui  puisse 
souhaiter  davantage.  Est-ce  que  vous  avez  des  ours  dans  votre  ville, 
mistress  Anne,  que  vos  chiens  aboient  ainsi  ? 

ANNE. 

Je  ne  saurais  vous  dire,  maître  Slender,  je  crois  que  oui. 

SLENDER. 
Hein,  qu'en  dites-vous?  Je  suis  sûr  que  vous  avez  peur  d'un  ours 
quand  il  est  lâché,  n'est-ce  pas? 

ANNE. 

Oui,  ma  foi  ! 

SLENDER. 

Eh  bien,  pour  moi,  c'est  boire  et  manger.  Moi,  je  cours  sus  à  un 
ours,  et  je  le  prends  par  le  museau  ;  vous  n'avez  rien  vu  de  pareil. 
Mais  en  vérité  je  ne  puis  vous  blâmer,  car  ce  sont  des  bêtes  prodigieu- 
sement mal  léchées. 

ANNE. 

Voulez-vous  venir  dîner,  maître  Slender?  Le  repas  vous  attend. 

SLENDER. 

Non,  ma  foi,  non.  Je  vous  remercie.  Je  ne  puis  supporter  l'odeur 
d'un  plat  chaud  depuis  que  j'ai  été  blessé  au  tibia.  Je  vais  vous  dire 
comment  la  chose  est  arrivée  sur  ma  parole.  Un  maître  d'escrime  et 
moi  nous  avons  tiré  trois  bottes  pour  un  plat  de  pruneaux  cuits,  et^ 
tandis  qu'avec  ma  garde  je  couvrais  ma  tête,  il  m'a  blessé  au  tibia. 
Oui,  ma  foi. 

Entre  maître  Page. 

PAGE. 

Venez,  venez,  maître  Slender,  le  dîner  vous  attend, 

SLENDER. 

Je  ne  puis  pas  manger;  je  vous  remercie. 

PAGE. 

Vous  n'aurez  pas  le  dernier  mot,  je  vous  le  dis. 

SLENDER. 

Je  vous  suis,  monsieur;  veuillez  passer  devant...  Non,  bonne  mis- 
tress Anne,  vous  passerez  la  première  ;  j'ai  plus  de  civilité  que  ça, 
j'espère. 


NOTES.  393 

ANNE. 

Eh  bien  !  Monsieur,  je  ne  veux  pas  être  importune. 

Ils  sortent. 

Paraissent  sir  Hugh  Evans  et  Simple,  venant  du  dîner. 
SIR  HUGH. 

Écoutez,  Simple,  veuillez  porter  cette  lettre  à  la  maison  du  docteur 
Caïus,  le  docteur  Français.  Il  demeure  au  haut  de  la  rue  ;  demandez 
chez  lui  une  mistress  Quickly,  sa  femme  de  ménage,  son  infirmière, 
et  remettez-lui  cette  lettre  ;  c'est  au  sujet  de  maître  Slender.  Tenez, 
voulez-vous  faire  ça  tout  de  suite? 

SIMPLE. 

Je  vous  le  promets,  monsieur. 

SIR  HUGH. 
Faites,  je  vous  prie.  Il  ne  faut  pas  que  je  sois  apsent  au  moment  des 
grâces.  Je  vais  aller  finir  mon  dîner;  il  reste  encore  les  reinettes  et  le 
fromage. 

Us  sortent. 

(2)  c(  Notre  auteur  fait  ici  allusion  aux  armes  du  chevalier  sir 
Thomas  Lucy^  qui,  dit-on,  l'avait  persécuté  dans  sa  jeunesse 
pour  un  délit  et  qu'on  suppose  être  caricaturé  dans  le  personnage 
de  Shallow.  »  —  Malone. 

Le  délit  dont  parle  Malone  est  ainsi  expliqué  par  le  premier 
biographe  de  Shakespeare,  l'antiquaire  Rowe  :  «  Une  extrava- 
gance dont  William  se  rendit  coupable  le  força  de  quitter  sou 
pays  natal  et  le  genre  de  vie  qu'il  avait  adopté;  et  quoiqu'elle 
ait  semblé  d'abord  être  une  tache  à  ses  bonnes  mœurs  et  un  mal- 
heur pour  lui,  elle  fut  pourtant,  dans  la  suite,  l'heureuse  occa- 
sion qui  mit  en  lumière  un  des  plus  grands  génies  de  la  poésie 
dramatique.  William  était,  par  un  malheur  commun  aux  jeunes 
gens,  tombé  dans  une  mauvaise  société;  et  quelques  camarades 
l'engagèrent  à  braconner  dans  im  parc  appartenant  à  sir  Thomas 
Lucy,  deCharlecote.  Pour  ce  fait,  il  fut  poursuivi  par  ce  gentle- 
man, un  peu  trop  sévèrement,  paraît-il  ;  car,  en  représailles,  il  fil 
une  ballade  contre  sir  Thomas.  Celte  ballade,  aujourd'hui  per- 
due, était,  dit-on,  si  salyrique  qu'elle  redoubla  les  persécutions 

^  Les  Lucy,  seigneurs  du  manoir  de  Charlecote  aux  environs  de  Stratford, 
portaient  de  gueules  aux  trois  brochets  d'argent  hauriant. 


394  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

contre  William  et  qu'il  fut  obligé  de  quitter  le  Warwickshire 
pour  se  réfugier  à  Londt-es.» 

La  tradition,  rapportée  originairement  par  Roween  1709,  est 
complétée  par  cette  note  d'un  autre  biographe,  William  Oldys,  qui 
vivait  au  commencement  du  siècle  dernier  :  «  Il  y  avait  dans  les 
environs  de  Stratford  un  gentleman  fort  âgé  (mort  il  y  a  cinquante 
ans)  qui  avait  entendu  plusieurs  personnes  de  la  ville  parler  de  l'in- 
cartade du  jeune  Shakespeare,  et  qui  se  rappelait  la  première 
stânce  de  la  ballade  satyrique  dirigée  contre  sir  Thomas.  Voici 
cette  stance,  fidèlement  transcrite  par  un  auditeur  : 

»  Un  membre  du  parlement,  un  juge  de  paix. 
Pauvre  épouvantai!  chez  lui,  à  Londres  un  âne. 
Si  Lucy  est  iin  pouilleux,  comme  quelques-uns  le  disent, 
Chansonnôns  le  pouilleux  Lucy,  quoiqu'il  advienne. 

11  se  croit  un  grand  homme, 

Il  n'est  qu'un  âne  de  son  état. 
Avec  ces  oreilles-là  il  ne  peut  s'associer  qu'à  des  ânes. 

»  Si  faible  que  paraisse  aujourd'hui  cette  épigramme,  au  temps 
où  elle  fut  écrite,  elle  eut  le  pouvoir  d'irriter  un  magistrat  vani- 
teux, imbécile  et  vindicatif,  affichée  qu'elle  fut  à  plusieurs  des 
portes  de  son  parc.  On  peut  remarquer  que  le  jeu  de  mots  sur  le- 
quel elle  porté  {Lucy  et  lousy,  pouilleux)  se  retrouve  à  là  pre- 
mière scène  des  Joyeuses  Épouses  de  Windsor.  »  —  Biographia 
britannica. 

(3)  »  Les  hauteurs  de  Cotswold,  dans  le  comté  de  Glocester, 
étaient  anciennement  le  théâtre  d'exercices  champêtres  fort  popu- 
laires. Dans  la  seconde  partie  de  Henry  IV,  Shallow  mentionne  le 
bretailleur  Will  Squeele  comme  un  garçon  de  Cotswold.  Mais  Cots- 
wold devint  subséquemment  célèbre  par  la  célébration  annuelle 
des  «  Jeux  Olympiques  de  M.  Robert  Dover.  »  M.  Robert  Dover 
était  un  attorney  de  Warton  on  the  Healh,  dans  le  comté  de  War- 
wick  ;  c'est  au  commencement  du  règne  de  Jacques  F''  qu'il  iilsti- 
tua  ces  jeux  olympiques  qui  consistaient  à  lutter  corps  à  corps,  à 
sauter,  à  courir,  etc.  Ses  mérites  ont  eu  la  bonne  fortune  d'être 
célébrés  en  vers  par  Drayton,  Randolph  et  Jonson.  »  —  Knight, 


NOTES.  395 

(4)  Le  fromage  de  Banbury  était  un  fromage  mou  et  plat. 

(5)  Sackerson  est  îe  nota  d'un  ours  célèbre  qu'on  exhibait,  du 
temps  de  Shakéspearei,  au  Jardin  de  Paris,  dans  le  Southwark. 

(6)  Les  mots  imprimés  ici  en  italiques  sont  en  français  dans  le 
texte  original. 

(7)  Le  billet  doux,  que  mistress  Page  recevait  de  Falstaff  dans 
la  comédie  primitive,  était  conçu  en  ces  termes  : 

((  Mistress  Page,  je  vous  aime.  Ne  m'en  demandez  pas  la  raison  ;  il 
me  serait  impossible  de  la  dire.  Vous  êtes  belle,  et  je  suis  gros.  Vous 
aimez  le  viû,  et  moi  aussi.  Comme  je  suis  sûr  de  n'avoir  d'esprit  que 
pour  aimer,  je  sais  que  vous  n'avez  de  cœur  que  pour  accorder.  Un 
soldat  ne  multiplie  pas  les  paroles  quand  il  sait  qu'on  peut  tout  dire  en 
un  mot.  Je  vous  aime,  et  sur  ce  je  vous  salue. 

Votre 
Sir  John  Falstaff. 

(8)  «  Tout  ce  passage  sur  la  chevalerie  a  été  ajouté  depuis 
la  première  édition  de  cette  comédie  parue  en  1602,  et  me  semble 
être  une  allusion  à  la  prodigalité  avec  laquelle  Jacques  I"  confé- 
rait cet  honneur.  »  —  Sir  William  Blackstone. 

«  Dans  l'intervalle  d'avril  à  mai  1603  le  roi  Jacques  fit  deux 
cent  trente-sept  chevaliers;  au  mois  de  juillet  suivant,  il  en  fit 
de  trois  à  quatre  cents.  Il  est  probable  que  cette  comédie  fut  révi- 
sée vers  cette  époque,  à  un  moment  où  l'épigramme  du  poëte  de- 
vait être  hautement  goûtée  par  son  auditoire.  »  —  Malone. 

(9)  La  chanson  des  Manches  vertes  était  une  ballade  fort  popu- 
laire, enregistrée  au  Stationer's  Bail  dès,  le  mois  d'août  1581. 

(10)  Pickt-hatch  était  un  lupanar  trop  célèbre  dont  il  est  fré- 
quemment question  dans  la  comédie  anglaise  au  temps  d'Elisa- 
beth et  de  Jacques  V\ 

(il)  Les  pensionnaires  étaient  un  corps  de  gentilshommes 
choisis  pour  escorter  la  personne  royale.  Ils  étaient  au  nombre  de 
cinquante,  recevaient  cinquante  livres  par  an  pour  leur  solde,  et 
devaient  avoir  chacun  deux  chevaux.  Leur  costume  splendide 


396  LES  JOYEUSES  EPOUSES  DE   WINDSOR,  ETC. 

était  bien  fait  pour  éblouir  la  commère  Quickly  qui  les  met  au- 
dessus  des  plus  grands  seigneurs  du  royaume. 

(12)  Le  curé  welche  mêle  ici  un  vers  du  137^  psaume  de  la 
Bible  à  une  stance  d'une  élégie  attribuée  à  Marlowe,  qui  fut 
imprimée  en  1600  dans  un  recueil  de  poésie  légère,  ['Hélicon 
d'Angleterre. 

(13)  Extrait  de  la  comédie  primitive,  imprimée  en  1602  : 

Entre  mistress  Gué,  avec  deux  de  ses  gens  portant  un  grand  panier  à.  lessive. 

MISTRESS   GUÉ,   à  Yw.  d'eux. 
Maraud,  si  votre  maître  vous  demande  où  vous  portez  ce  panier, 
vous  direz  que  c'est  à  la  blanchisseuse.  J'espère  que  vous  saurez  mener 
à  fin  l'affaire. 

LE  VALET. 
Soyez  tranquille,  madame. 

MISTRESS  GUÉ. 

Allez,  sortez. 

Les  valets  sortent. 

Ah!  sir  John,  je  crois  qu'après  le  tour  que  je  vais  vous  jouer,  vous 
n'aurez  guère  envie  de  revenir. 

Entre  sir  John. 
FALSTAFF. 

T'ai-je  donc  attrapé,  mon  céleste  bijou? 

Ah!  puissé-je  mourir  en  ce  moment!  J'ai  assez  vécu  :  voici  l'heure 
fortunée  que  j'ai  désiré  voir.  A  présent  je  vais  faire  un  souhait  cou- 
pable :  je  voudrais  que  ton  mari  fût  mort. 
MISTRESS   GUÉ. 

Et  pourquoi  donc,  sir  John? 

FALSTAFF. 

Pardieu,  je  ferais  de  toi  ma  lady. 

MISTRESS    GUÉ. 

Hélas  !  sir  John,  je  serais  une  bien  simple  lady. 

FALSTAFF. 

Allons  donc!  Tes  yeux,  je  le  vois,  rivalisent  avec  le  diamant.  Ces 
sourcils  arqués  s'harmoniseraient  avec  la  coiffure  en  carène,  la  coif- 
fure en  voilette,  avec  n'imporie  quelle  coiffure  de  Venise  :  je  vois 
bien  ça. 

MISTRESS  GUÉ. 

Un  simple  mouchoir,  sir  John,  m'irait  mieux. 


NOTES.  397 

FALSTAFF. 

Par  le  ciel,  tu  es  une  traîtresse  de  parler  ainsi.  Qu'est-ce  qui  m'a  fait 
t'aimer?  Cela  seul  doit  te  convaincre  qu'il  y  a  en  toi  quelque  chose 
d'extraordinaire.  Allons  donc!  Je  t'aime!...  Mistress  Gué,  je  ne  sais 
pas  flatter,  je  ne  sais  pas  jaser,  à  l'instar  de  ces  gaillards  qui  sentent 
comme  le  marché  aux  herbes  à  la  saison  des  simples  ;  mais  je  t'aime,  et 
je  n'aime  que  toi. 

MISTRESS    GUÉ. 

Sir  John,  j'ai  grand'peur  que  vous  n'aimiez  mistress  Page. 

FALSTAFF. 

Hé!  tu  ferais  aussi  bien  de  dire  que  j'aime  à  flâner  devant  la  porte 
de  la  prison  pour  dettes,  laquelle  m'est  aussi  odieuse  que  la  gueule 
d'un  four  à  chaux, 

MISTRESS  PAGE,   du  dehors. 
Mistress  Gué,  mistress  Gué,  où  êtes-vous  ? 

MISTRESS  GUÉ,   à  Falstaff, 
Ah!  seigneur!  Cachez-vous,  sir  John. 

Falstaff  se  cache  derrière  la  tapisserie. 

Entre  mistress  Page. 
Eh  bien,  mistress  Page,  qu'y  a-t-il? 

MISTRESS  PAGE. 

Ah!  femme,  votre  mari  arrive  avec  la  moitié  de  Windsor  à  ses  ta- 
lons, pour  chercher  un  gentilhomme  qu'il  dit  être  caché  chez  lui, 
l'amant  de  sa  femme. 

MISTRESS  GUÉ  ,    bas  à  mistress  Page. 
Parlez  plus  haut. 

Haut. 
Mais  j'espère  que  ce  n'est  pas  vrai,  mistress  Page. 

MISTRESS   PAGE. 

Ce  n'est  que  trop  vrai^  femme.  Par  conséquent,  si  vous  avez  ici  quel- 
qu'un, débarrassez-vous-en^  ou  vous  êtes  perdue  pour  toujours. 

MISTRESS    GUÉ. 

Hélas!  mistress  Page,  que  faire?  11  y  a  ici  un  gentilhomme,  mon 
ami.  Comment  faire? 

MISTRESS  PAGE. 

Cordieu!  femme,    laissez-là   vos  :  que  faire?  et  que  faire?  Mieux 

vaut  n'importe   quelle   supercherie  que  votre   déshonneur.    Tenez, 

voici  un  panier  à  linge  ;   si  c'est  un  homme  de  taille  raisonnable,  il 
entrera  là. 


398      LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

MISTRESS  GUÉ. 

Hélas  !  je  crains  qu'il  ne  soit  trop  gros. 

FALSTAFF,  sortant  de  sa  cachette. 
Voyons,  voyons,  j'entrerai^  j'entrerai;   Suivee  le  conseil  de  votre 
amie. 

MISTRESS  PAGE ,   bas  à  Falstaff. 
Fi,  sir  John  I  voilà  donc  votre  amour  !  Allons  donc. 

FALSTAFFj  bas,   à  mistress  Page. 
Je  t'aimej  je  n'aime  que  toi  ;  aide-moi  à  sortir  d'ici.  Je  n'y  reviendrai 
plus. 

Sir  John  se  fourre  dans  le  panier  ;  on  le  couvre  de  linge  ;  les  deux  valets  emportent 
le  panier,  et  se  croisent  avec  Gué  et  tous  les  autres.  Page,  le  docteur,  le 

PRÊTRE,  SLENbER  et  ShALLOW. 

GUÉ. 
Avancez,  je  vous  prie.  Nous  allons  voir  tout  ça...  Eh  bien,  qui  va  là? 
où  va  ceci?  où  va  ça?  mettez  ça  bas. 

MISTRESS  GUÉ. 
Allons  I  laissez  aller  ça  ;  il  ne  vous  manquerait  plus  que  de  vous 
occuper  du  lavage  ! 

GUÉ. 

Lavage!  oui,  un  bon  lavage  ! 

Les  valets  emportent  le  panier. 

Venez,  je  vous  prie,  maître  Page,  preiiez  mes  clefs  ;  aidez-moi  à  cher- 
cher. Bon  sir  Hugh,  je  vous  en  prie,  veaéz;  aidez-moi  un  peu,  un  peu. 
Je  vais  tout  prouver. 

SIR  HUGH. 

Par  Jeshus  !  voilà  des  jalousies  et  tes  délires; 

Tous  sortent  excepté  mistress  Gué  et  mistress  Page. 
MISTRESS  PAGE. 

Il  est  pitoyablement  attrapé  I 

MISTRESS    GUÉ. 

ie  me  èèmande  quelle  a  été  son  impression,  quand  mon  mari  leur  a 
dit  de  mettre  le  panier  à  terre. 

MISTRESS  PAGE. 

Peste  soit  du  déshonnête  drôle  !  Nous  ne  saurions  trop  le  malmener. 
Voilà  qui  est  excellent  pour  la  jalousie  de  votre  mari. 

MISTRESS    GUÉ. 

Hélas!  pauvre  âme,  ça  me  navre  le  cœur;  mais  ce  sera  le  moyen 
de  faire  cesser  ses  accès  de  jalousie,  si  les  poursuites  de  Falstaif  con- 
tinuent. 


NOTES.  399 

MISTRESS  PAGE. 
Ouij  nous  enverrons  de  nouveau  chercher  Falstaff;  ce  serait  grand 
dommage  si  nous  le  lâchions  ainsi.  Bah  ! 

Des  Épouses  peuvent  être  Joyeuses,  en  étant  vertueuses. 

MISTRESS  GUÉ. 

Serons-nous  condamnées  parce  que  nous  rions  ? 

Le  proverbe  dit  vrai  :  11  n'est  pire  eau  que  l'eau  qui  dort'. 

Rentrent  Gué  et  tous  les  autres. 
MISTRESS  PAGE. 

Voici  mon  mari.  Rangeons-nous. 

GUÉ. 

Je  ne  puis  le  trouver.  Il  est  possible  qu'il  ait  menti. 
MISTRESS  PÂ'GÈ. 

Avez-vous  entendu  ça? 

MISTRESS  GUÉ. 

Oui,  oni,  silence! 

GUÉ; 

C'est  bon ,  je  ne  laisserai  pas  la  chose  passer  ainsi  ;  je  poursuivrai 
l'enquête. 

SIR  HUGH, 
Par  Jeshus,  s'il  y  a  personne  dans  la  cuisine,  ou  dans  les  puffets,  ou 
dans  les  armoires  ou  dans  le  garde-manger^  je  suis  un  Juif  fieffé!  Dieu 
me  pardonne  !  vous  me  faites  pien  aller  ! 

PAGE. 

Fi  !  monsieur  Gué,  vous  êtes  à  blâmer. 

MISTRESS  PAGE. 

Ma  foi,  ça  n'est  pas  bien,  monsieur  &ué,  de  la  suspecter  ainsi  sans 
cause. 

LE  DOCTEUR. 
Non,  sur  ma  p'role,  ça  n'est  pas  bien. 

GUÉ. 
Soit.  Excusez-moi,  je  vous  prie.  Maître  Page,  pardonnez-moi.  J'en 
souffre  ;  j'en  souffre. 

SIR  HUGH. 

Vous  souffrez  d'une  mauvaise  conscience,  voyez-vous  ? 

GUÉ. 
Bon!  je  vous  en  prie,  assez.  Une  autre  fois  je  vous  conterai  tout. 

Ces  vers  se  retrouvent  à  la  scène  XII  de  l'œuvre  remaniée. 


400      LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

En  attendant  venez  dîner  avec  moi.  Pardon,  ma  femme  I  je  sais 
aux  regrets.  Maître  Page,  je  vous  en  prie,  venez  dîner;  une  antre  fois 
je  vous  dirai  tout. 

PAGE. 

Eh  bien  soitl  Et  pour  demain  je  vous  invite  tous  à  dîner  chez  moi; 
et  dans  la  matinée  nous  chasserons  à  l'oiseau,  j'ai  un  excellent  faucon 
pour  le  bois. 

GUÉ. 

Soit  !  venez,  maître  Page.  Viens,  femme.  Je  vous  en  prie,  venez  tous; 
vous  êtes  les  bienvenus;  venez. 

SIR  HDGH. 
Pardieu,  maître  Gué  n'est  plus  dans  son  pon  sens. 

Tous  sortent. 

(14)  Une  chanson  du  poëte  Sydney  diâns  Astrophel  et  Stella 
commence  par  ce  vers  : 

Ai-je  attrapé  mon  céleste  bijou? 

(15)  Dans  un  sermon  prononcé  à  White-Hall  en  janvier  1607, 
un  chapelain  du  roi  Jacques  P''  dénonçait  ainsi  les  excentricités 
de  la  toilette  des  femmes  :  «  Oh  !  quelle  merveille  de  voir  sur 
une  tête  féminine  un  navire  sous  voiles  avec  ses  agrès,  ses  mâts, 
sa  grande  et  sa  petite  hune,  son  pont  et  son  entrepont,  décoré  de 
banderolles,  de  drapeaux  et  de  pavillons  !  n'est-il  pas  surprenant 
de  voir  une  femme  créée  à  l'image  de  Dieu  si  souvent  défigurée 
par  les  folles  modes  de  France  et  d'Espagne  !  » 

(16)  Extrait  de  la  comédie  primitive,  publiée  en  1602  : 

Entrent  mistress  Gué  et  ses  deux  valets. 
MISTRESS    GUÉ. 

Vous  entendez?  Quand  votre  maître  viendra,  enlevez  le  panier 
comme  vous  l'avez  déjà  fait;  et  si  votre  maître  vous  dit  de  le  mettre  à 
terre,  obéissez-lui. 

LE  VALET. 

Je  m'y  engage. 

Entre  sir  John. 

MISTRESS    GUÉ. 

Sir  John,  soyez  le  bienvenu. 


NOTES.  401 

FALSTAFF. 

Ça,  êtes-vous  sûre  de  votre  mari,  maintenant? 

MISTRESS    GUÉ. 

11  est  allé  chasser  à  l'oiseau,  sir  John,  et  j'espère  qu'il  ne  reviendra 
pas  encore. 

Entre  mistress  Page. 

Gordien!  voici  mistress  Page  I...  Mettez- vous  derrière  la  tapisserie, 
bon  sir  John. 

Falstaff  se  cache  derrière  la  tapisserie. 

MISTRESS  PAGE. 

Mistress  Gué  !  Ah  !  ma  chère,  votre  mari  a  été  repris  par  sa  vieille 
manie,  il  arrive  à  la  recherche  de  votre  amant,  mais  je  suis  bien  aise 
qu'il  ne  soit  pas  ici. 

MISTRESS   GUÉ. 

Grand  Dieu!  mistress  Page,  le  chevalier  est  ici.  Que  faire? 

MISTRESS  PAGE. 

En  ce  cas  vous  êtes  une  femme  perdue,  à  moins  que  vous  ne  trou- 
viez quelque  moyen  de  le  faire  évader. 

MISTRESS    GUÉ. 

Hélas!  je  ne  connais  pas  de  moyen,  à  moins  que  nous  ne  le  remettions 
dans  le  panier  encore  une  fois. 

FALSTAFF,   sortant  de  sa  cachette. 

Non,  je  ne  veux  plus  aller  dans  le  panier.  Je  vais  grimper  dans  la 
cheminée. 

MISTRESS  GUÉ. 

C'est  par  là  qu'ils  ont  l'habitude  de  décharger  leurs  fusils  de 
chasse. 

FALSTAFF. 

Eh  bien,  je  sortirai  par  la  porte. 

MISTRESS  PAGE. 

En  ce  cas,  vous  êtes  perdu,  vous  êtes  un  homme  mort. 

FALSTAFF. 

Au  nom  du  ciel^  trouvez  n'importe  quel  expédient.  Tout  plutôt 
qu'un  malheur  ! 

MISTRESS  PAGE. 

Hélas!  je  ne  sais  quel  moyen  employer.  S'il  y  avait  un  vêtement  de 
femme  qui  pût  lui  aller,  il  pourrait  mettre  une  robe  et  une  menton- 
nière, et  s'échapper  ainsi. 


402     LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

MISTRESS    GUÉ. 

Bonne  idée.  La  tante  de  ma  chambrière,  Gillian  de  Brainford^  a 
laissé  une  robe  là-haut. 

MISTRESS  PAGE. 
Et  elle  est  tout  aussi  grosse  que  lui. 

MISTRESS   GUÉ. 

Oui,  ça  lui  ira,  ma  parole. 

MISTRESS  PAGE. 

Allons,  venez  avec  moi,  sir  John,  je  vais  vous  habiller. 

FALSTAFF. 

Venez,  au  nom  du  ciel  !  n'importe  quoi  ! 

Sortent  mistress  Page  et  sir  John. 

Entrent  Gué,  Page,  le  prêtre  et  Shallow.  Les  deux  valets  enlèvent  le  panier,  et 
Gué  les  rencontre. 

GUÉ, 
Entrez,  je  vous  prie.  Vous  connaîtrez  le  motif...  Eh  bien,  où  allez- 
vous,  vous  autres?  Hein!  où  allez-vous?  Mettez  bas  ce  panier,  misé- 
rables !  infâmes  ruffians,  mettez-le  bas. 

MISTRESS  GUÉ. 

Pour  quelle  raison  me  traitez- vous  ainsi? 

GUÉ. 

Approchez.  Mettez  bas  le  panier.  Mistress  Gué,  la  chaste  femme! 
mistress  Gué,  la  vertueuse  femme  !  celle  qui  a  pour  mari  ce  bélitre  de 
jaloux!  Je  me  méfie  de  vous  sans  cause,  n'est-ce  pas? 

MISTRESS    GUÉ. 

Oui,  j'en  atteste  Dieu,  si  vous  avez  de  moi  quelque  vilaine  méfiance. 

GUÉ. 

Bien  dit,  front  bronzé,  persistez  ainsi.  Vous,  damoiseau  du  panier, 
sortez  de  là  !  Arrachons  le  linge,  cherchons. 

HUGH. 

Jeshus  me  pénisse  !  allez-vous  relever  le  linge  de  votre  femme? 

PAGE. 
Fi  !  maître  Gaé,  on  ne  doit  plus  vous  laisser  sortir,  si  vous  avez  de 
ces  accès-là. 

SIR  HUGH. 

Partieu,  il  serait  urgent  de  le  mettre  à  Petlam, 

GUÉ. 

Maître  Page,  comme  il  est  vrai  que  je  suis  un  honnête  homipe, 
maître  Page,  quelqu'un  s'est  évadé  de  ma  maison,  hier,  dans  cepanier^ 
Pourquoi  n'y  serait-il  pas  aujourd'hui? 


1 


NOTES.  403 

MISTRESS  GUÉ,  appelant. 
Venez,  mistress  Page,  faites  descendre  la  vieille  femme. 

GUÉ. 
La  vieille  femme  !  quelle  vieille  femme  est-ce  là  ? 

MISTRESS  GUÉ. 

Eh!  la  tante  de  ma  chambrière,  Gillian  de  Brainford. 

GUÉ. 
Une  sorcière  I  Est-ce  que  je  ne  lui  ai  pas  défendu  ma  maison?  Hélas  ! 
simples  que  nous  sommes,  nous  ne  savons  pas  ce  qui  se  passe  sous 
couleur  de  dire  la  bonne  aventure.  Descendez,  sorcière,  descendez. 

Entre  Falstaff  déguisé  en  vieille  femme,  accompagné  de  mistress  Page.  Gué  le 
bat,  et  Falstaff  se  sauve. 

Hors  d'ici,  sorcière  I  décampez. 

SIR  HUGH, 

Doux  Jeshus!  je  crois  véritablement  que  c'est  une  sorcière  en  effet; 
j'ai  aperçu  sous  sa  mentonnière  une  grande  parpe, 

GUÉ. 
Je  vous  en  prie,  venez  m'aider  à  chercher,  je  vous  en  prie. 

PAGE. 
Allons,  suivons-le,  pour  satisfaire  son  caprice. 

Tous  sortent  excepté  mistress  Gué  et  mistress  Page. 

MISTRESS    GUÉ. 

Sur  ma  parole,  il  l'a  furieusement  battu. 

MISTRESS  PAGE. 

J'en  suis  bien  aise.  Poursuivrons-nous  la  chose  ? 

MISTRESS    GUÉ. 

Non,  ma  foi.  Maintenant,  si  vous  m'en  croyez,  nous  conterons  l'his- 
toire à  nos  maris.  Car  le  mien,  j'en  suis  sûr,  s'est  mortellement 
affecté. 

MISTRESS  PAGE. 

D'accord,  allons  tout  leur  dire.  Et,  si  cela  leur  convient,  nous  con- 
tinuerons. 

Elles  sortent. 

(17)  La  retouche  a  ici  complètement  transfiguré  le  dialogue 
primitif.  Le  lecteur  en  jugera  par  cette  citation  : 

PAGE. 

—  Il  faut  dresser  quelque  piège,  ou  ij  ne  viendra  pas. 


404  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WliNDSOR,  ETC. 

MISTRESS  PAGE. 

—  Rapportez-vous-en  à  nous  pour  ça.  Écoutez  mon  idée.  —  Vous 
avez  souvent  ouï  dire,  depuis  la  mort  de  Horne  le  chasseur,  —  que  les 
femmes,  quand  elles  veulent  effrayer  leurs  petits  enfants,  —  leur  content 
qu'il  revient  sous  la  forme  d'un  grand  cerf.  —  Eh  bien,  comme  Fals- 
taff,  après  tant  de  déceptions,  — n'oserait  pas  se  risquer  de  nouveau 
chez  nous, —  nous  lui  ferons  dire  de  venir  nous  rencontrer  dans  la  cam- 
pagne —  sous  le  déguisement  de  Horne,  avec  de  grandes  cornes  sur  la 
tête.  —  Le  rendez-vous  aura  lieu  entre  minuit  et  une  heure  ;  —  nous 
le  rejoindrons  toutes  deux  à  cette  heure-là  ;  —  alors,  si  vous  m'en 
croyez,  vous  vous  porterez  aux  alentours,  —  avec  des  petits  garçons 
déguisés  en  lutins,  afin  d'effrayer  le  gros  Falstaff  dans  les  bois  :  —  et 
alors,  pour  couronner  la  plaisanterie, —  nous  révélerons  tout  à  Falstaff. 
Je  crois  que  ce  sera  parfait. 

PAGE. 

Excellent  !  ma  fille  Anne  sera  —  déguisée  en  petite  fée, 

(18)  «  Il  est  aujourd'hui  constaté  qu'une  famille  portant 
le  nom  de  Herne  existait  à  Windsor  au  seizième  siècle,  un 
Gilles  Herne  s'étant  marié  là  en  1569.  D'après  une  tradition 
ancienne,  ce  Herne,  un  des  gardes  du  parc,  ayant  commis  une 
offense  pour  laquelle  il  craignait  d'être  disgracié  ,  se  pendit 
à  un  chêne  qui  fut  désormais  hanté  par  son  spectre.  Ce  chêne, 
immortalisé  par  Shakespeare,  est  mentionné  pour  la  première 
fois  dans  un  «plan  de  la  ville,  du  château  et  du  parc  de  Windsor,» 
publié  à  Éton,  en  1742.  Sur  la  carte,  un  arbre,  nommé  le 
Chêne  de  Falstaff,  est  désigné  comme  situé  au  bord  d'un  fossé, 
sur  un  des  côtés  d'une  avenue  tracée  au  dix-septième  siècle 
et  indiquée  comme  «  l'allée  de  la  reine  Elisabeth.  »  Ce  chêne 
était  décrit  en  1780  comme  un  arbre  creux  de  vingt-sept  pieds 
de  circonférence,  le  seul  de  tout  le  voisinage  dans  lequel  les  en- 
fants pussent  monter.  Si  délabré  qu'il  fût,  il  donnait  encore  des 
glands  en  1783,  et,  selon  toute  probabilité,  il  résisterait  toujours 
aux  ravages  du  temps,  s'il  n'avait  été  malheureusement  inclus 
dans  une  liste  de  vieux  arbres  condamnés  comme  disgracieux 
par  Georges  HI.  Il  tomba  sous  la  hache  du  bûcheron  en  1796.  » 
—  Siaunton. 

(19)  Extrait  de  la  comédie  primitive  ; 


NOTES.  405 

Entre  Falstaff,  ayant  des  cornes  de  cerf  sur  la  tète. 

FALSTAFF. 
C'est  la  troisième  fois.  Eh  bien,  je  me  risque.  On  dit  que  les  nombres 
impairs  portent  bonheur  •.  Jupiter  s'est  transformé  en  taureau  ;  et  moi 
je  suis  ici  en  cerf,  et  le  plus  gras,  je  pense,  de  toute  la  forêt  de  Windsor. 
C'est  bon,  je  tiens  lieu  céans  de  Home  le  chasseur,  et  j'attends  l'ar- 
rivée de  ma  biche. 

Entrent  mistuess  Page  et  mistress  Gué. 

MISTRESS  PAGE. 
Sir  John,  oii  êtes-vous  ? 

FALSTAFF. 
Te  voilà,  ma  biche!  Quoi!  et  toi  aussi  1...  Bienvenues,  mesdames! 

MISTRESS    GUÉ. 

Oui,  oui,  sir  John,  je  vois  que  vous  ne  faiblissez  pas;  aussi  méritez- 
vous  mieux  encore  que  nos  amours  ;  mais  je  suis  désolée  de  vos  récentes 
déconvenues. 

FALSTAFF . 
Voici  qui  fait  compensation  pour  tout.  Allons,  partagez-moi  entre 
vous.  Chacune  une  hanche!   Quanta  mes  cornes,  je  les  lègue  à  vos 
maris.  Est-ce  que  je  ne  parle  pas  comme  Horne  le  chasseur,  hein? 

MISTRESS   PAGE. 

Dieu  me  pardonne!  quel  est  ce  bruit? 

Bruit  de  cors.  Les  deux  femmes  se  sauvent. 

Entrent  sir  Hugh  Evans,  déguisé  en  satyre,  des  enfants  déguisés  en  fées,  mistress 
QuiCKLY,  en  reine  des  fées.  Tous  chantent  en  entourant  Falstafî,  puis  parlent. 

MISTRESS  QUICKLY. 

—  Vous,  fées,  qui  hantez  ces  halliers  ombreux,  —  regardez  dans  le 
bois,  et  voyez  —si  aucun  mortel  n'épie  nos  rondes  sacrées;  — si  vous 
en  découvrez  un,  donnez-lui  son  dû  ; — et  ne  le  lâchez  pas,  que  vous  ne 
l'ayez  pincé  jusqu'au  noir,  jusqu'au  bleu.  —  Donnez-leur  vos  instruc- 
tions, Puck,  avant  qu'elles  ne  partent. 

SIR  HUGH. 

—  Venez  ici,  Péan,  allez  aux  maisons  de  la  campagne  ,  —  et  quand 
vous  trouverez  une  souillon  qui  se  sera  couchée  —  toute  la  vaisselle  sale 

»  Cette  réflexion  se  retrouve  au  commencement  de  la  scène  XVII  dans  la  comé- 
die révisée. 

XIV.  26 


406  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

encore  et  les  chambres  non  palayées,  — pincez-la  avec  vos  ongles  longs 
jusqu'à  ce  qu'elle  crie  —  et  jure  de  réformer  son  désordre  de  ménagère. 

UNE   FÉE. 

—  Je  m'engage  à  exécuter  votre  volonté. 

SIR  HUOH. 

—  Où  est  Pead?  allez  voir  où  dorment  les  hommes  de  loi  —  et  les 
sergents  aux  yeux  de  renard  avec  leur  masse.  —  Allez  coucher  les 
procureurs  dans  la  rue,  — et  pincez  au  visage  les  sergents  pouilleux.  -^ 
N'épargnez  aucun  de  ceux  que  vous  trouverez  au  lit  ;  —  et  ne  lâchez 
que  ceux  dont  le  nez  sera  pku  et  rouge. 

MISÏRESS   QUICKLY. 

—  En  route  !  partez,  conformez-vous  à  ses  intentions,  —  et  qu'au- 
cune de  vous  ne  soit  inactive.  —  Que  celles-ci  fassent  une  chose, 
celles-là  une  autre  ;  —  que  toutes  agissent,  et  agissent  bien, 

SIR  HUGH. 

—  Je  sens  un  homme  de  la  terre  moyenne. 

FALSTAFF. 

—  Que  le  ciel  me  préserve  de  cette  fée  welche  ! 

MISTRESS   QUICKLY. 

—  Que  chacune  regarde  aux  alentours  ;  —  et  si  vous  découvrez  ici 
quelqu'un,  —  pour  la  punir  de  sa  présomptueuse  indiscrétion,  *—  û'é- 
pargnez  ni  ses  jambes,  ni  ses  bras,  ni  sa  tête,  ni  sa  face. 

SIR  HUGH. 

—  Voyez,  par  ponheur,  j'en  aperçois  un  ;  —  il  a  le  corps  d'un 
homme  et  la  tête  d'un  cerf. 

FALSTAFF. 

—  Que  Dieu  m'accorde  sa  bonne  protection,  et  je  brave  tout. 

MISTRESS  QUICKLY. 

_  Allez  vite,  et  faites  ce  que  je  commande, —  et  prenez  un  flambeau 
dans  votre  main,  —  et  approchez-le  du  bout  de  ses  doigts  ;  —  et  si 
vous  voyez  que  cela  le  blesse,  —  et  que  la  flamme  le  fait  tressaillir,  — 
alors  c'est  un  mortel.  Sachez  son  nom.  —  Si  son  nom  commence  par 
un  F,  —  soyez  sûr  qu'il  est  rempli  de  péchés.  —  A  l'œuvre  donc,  et 
sachez  la  vérité  —  sur  ce  jeune  métamorphosé. 

SIR  HUGH. 

—  Donnez-moi  un  fiampeau,  et  je  vais  éprouver  —  s'il  est  enclin  à 
la  luxure. 

Ils  approchent  les  flambeaux  de  ses  doigts  et  il  gesticule. 
C'est,  ma  foi,  vrai,  il  est  plein  de  paillardise  et  d'iniquité. 


NOTES.  407 

MISTRISS  QUICKLY. 

—  Tenez-vous  à  une  petite  dislance  de  lui,  —  et  prenez-vous  toutes 
par  la  main,  et  enveloppez-le  dans  un  cercle.  —  D'abord  pincez-le 
bien,  et  ensuite  chantez. 

Ici  les  fées  pincent  Falstaiî  et  chantent  en  dansant  autour  de  lui.  Le  Docteur  arrive 
d'un  côté  et  enlève  un  garçon  habillé  de  ronge  ;  Slender  arrive  d'un  autre  côté  et 
enlève  un  garçon  habillé  de  vert;  et  Fenton  enlève  mistress  Anne,  qui  est  en 
blanc.  Un  bruit  de  chasse  se  fait  entendre,  et  toutes  les  fées  se  sauvent.  Falstaff 
arrache  sa  tête  de  cerf  et  se  redresse.  Puis  entrent  Page,  Gué  et  leurs  femmes, 

SHALLOW  et  SIR  HUGH. 

FALSTAFF. 

Home  le  chasseur,  dites-vous ?Suis-je  un  revenant?  — Tudieu  !  les 
fées  ont  fait  de  moi  un  revenant.  —  Quelle  est  cette  chasse  à  cette 
heure  de  nuitl  —  Je  gage  sur  ma  vie  que  ce  fou  de  prince  de  Galles — 
est  en  train  de  voler  les  daims  de  son  père...  Eh  bien  !  qu'avons-nous 
—  ici?  Est-ce  que  tout  Windsor  est  en  mouvement?  Quoi  !  c'est  vous! 

SHALLOW. 

—  Dieu  vous  garde,  sir  John  Falstaff  1 

SIR  HUGH. 

—  Dieu  vous  pénisse,  sir  John!  Dieu  vous  pénisse  ! 

PAGE. 

—  Eh  bien,  comment  va,  sir  John?  Quoi  !  une  paire  de  cornes  à 
votre  main  ! 

GUÉ. 

—  Ce  sont  les  cornes  qu'il  prétendait  me  faire  porter. — Maître  Fon- 
taine et  lui  s'en  étaient  chargés.  —  Eh  bien,  sir  John,  pourquoi  êtes- 
vous  ainsi  ébahi  ?  —  Mon  cher,  nous  connaissons  les  fées  qui  vous 
ont  pincé  ainsi  ,  —  et  votre  immersion  dans  la  Tamise,  et  la  bonne 
rossée  que  que  vous  avez  eue  ;  —  et  ce  qui  va  vous  advenir,  sir  John, 
nous  pouvons  le  deviner. 

MISTRESS  PAGE. 

—  C'est  ainsi,  sir  John.  Vos  machinations  déshonnêtes — pour  mettre 
notre  honneur  en  question  —  nous  ont  fait  faire  tous  nos  elforts  — 
pour  tourner  votre  impudique  libertinage  en  une  joyeuse  plaisanterie. 

FALSTAFF. 

—  Plaisantez,  c'est  bien.  Ai-je  donc  vécu  tant  d'années  —  pour  être 
dupé  ainsi,  berné  ainsi?  —  Alors,  ce  n'était  donc  pas  des  fées? 

MISTRESS  PAGE. 

—  Non,  sir  John,  c'était  des  enfants. 

FALSTAFF. 

-^  Par  le  ciel,  j'ai  eu  trois  ou  quatre  fois  dans  l'idée  — -  que  ce  n'é- 


408      LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

tait  pas  des  fées;  et  pourUiil.  la  grossièrelû  même  de  la  mascarade 
m'a  persuadé  que  c'en  était.  —  Aii  !  si  les  beaux  esprits  de  la  cour 
apprenaient  ceci ,  —  ils  me  fustigeraient  si  bien  de  leurs  piquantes 
railleries  —  qu'ils  me  feraient  rendre,  comme  suif,  —  goutte  à  goutte, 
toute  ma  graisse  <...  Des  enfants! 

SIR  HUGH. 

—  Oui,  ma  foi,  des  enfants,  sir  John  !  Et  j'étais,  —  moi  aussi^  une 
des  fées  qui  ont  aidé  à  vous  pincer. 

FALSTAFF. 

—  C'est  bon^  je  suis  votre  cible;  —  vous  avez  l'avantage  sur  moi. — 
Suis-je  donc  aussi  attrapé  par  un  bouc  gallois,  —  par  an  morceau  de 

fromage  rôti  I 

SIR  HUGH. 

—  Le  beurre  est  supérieur  au  fromage ,  sir  John  ;  —  et  vous  êtes 
tout  beurre,  tout  beurre. 

GUÉ. 

—  Il  y  a  en  outre  une  petite  affaire  à  régler,  sir  John  ;  —  vous 
avez  emprunté  vingt  livres  à  maître  Fontaine,  sir  John,  —  et  il  faudra 
les  rendre  à  maître  Gué,  sir  John. 

MISTRESS  GUÉ. 

—  Non,  mon  cher  mari.  Que  cela  serve  à  le  dédommager.  —  Aban- 
donnez-lui cette  somme,  et  nous  serons  tous  amis. 

GUÉ. 

—  Soit  I  voici  ma  main  ;  tout  est  enfin  pardonné. 

FALSTAFF. 

—  Ça  m'a  coûté  cher  !  —  J'ai  été  rudement  pincé  et  lavé. 

Entre  le  Docteur. 
MISTRESS  PAGE. 

—  Eh  bien,  maître  docteur,  vous  êtes  mon  gendre,  j'espère. 

LE   DOCTEUR. 

—  Votre  gendre?  palsembleu  !  vous  me  la  bâillez  belle!  —  Palsem- 
bleu  !  zai  cru  marier  mistress  Anne,  et  palsembleu  !  c'est  un  putassier 
de  garçon,  un  zacquot  de  garçon. 

MISTRESS  PAGE. 

—  Comment  !  un  garçon  ! 

LE  DOCTEUR. 
Oui,  palsembleu  !  un  garçon. 

'  Cette  pensée  se  retrouve,  légèrement  modifiée  dans  les  termes,  à  la 
scène  XII  de  la  comédie  retouchée. 


NOTES.  409 

PAGE. 

—  Va,  ne  te  fâche  pas,  femme  ;  je  te  dirai  la  vérité  ;  —  c'a  été  mon 
plan  de  te  tromper  ainsi  ;  et,  à  cette  heure,  ta  fille  est  mariée  —  à 
Maître  Slender,  et  justement  le  voici  qui  vient. 

Entre   Slender. 
Eh  bien,  fils  Slender,  oii  est  votre  mariée? 

SLENDER. 
Ma  mariée  ?  ïudieu  !  je  crois  qu'il  n'y  a  jamais  eu  d'homme  au  monde 
contrarié  comme  moi  par  la  fortune.  Pardieu  !  je  pourrais  pleurer  de 


PAGE. 
Et  qu'y  a-t-il  donc,  fils  Slender? 

SLENDER. 

Fils  Slender  !  ah  !  pardieu  !  je  ne  suis  pas  votre  fils. 

PAGE. 
Non  !  comment  ça? 

SLENDER. 

Dieu  me  pardonne  !  c'est  un  garçon  que  j'ai  époasél 

PAGE. 

Gomment  I  un  garçon  !  Vous  vous  êtes  donc  mépris  sur  la  consigne  ? 

SLENDER. 

Non.  Car  je  suis  allé  à  celle  en  rouge,  comme  vous  me  l'aviez  dit,  et 
j'ai  crié  motus  !  et  elle  a  crié  budget,  aussi  distinctement  qu'on  pût 
l'entendre,  et  c'est  lui  que  j'ai  épousé. 

SIR  HUGH. 

—  Doux  Jeshus  I  Maître  Slender,  y  voyez-vous  assez  peu  clair  pour 
épouser  des  garçons  ! 

PAGE. 

—  Oh  !  je  sais  vexé  dans  l'âme.  Que  ferai-je  ? 

Entrent  Fenton  et  Anne  Page. 
MISTRESS  PAGE. 

—  Voici  venir  l'homme  qui  nous  a  trompés  tous.  —  Eh  bien,  ma 
fille,  011  avez-vous  été? 

ANNE. 

—  A  l'église,  ma  foi  ! 

PAGE. 

A  l'église  1  et  qu'avez-vons  fait  là  ? 


410     LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

FENTON. 

—  Elle  m'a  épousé...  Allons,  monsieur,  ne  vous  emportez  pas.  —  La 
chose  est  faite,  monsieur,  et  ne  peut  être  défaite. 

GUÉ. 

—  Voyons,  m  aître  Page,  ne  vous  échauffez  pas.  —  Elle  a  fait  son 
choix  là  oh  était  fixé  son  cœur,  —  A  quoi  bon  vous  emporter  ou  vous 
affecter  ? 

FALSTAFF. 

—  Je  sais  bien  aise  de  voir  que  votre  flèche  a  dévié. 

MISTRESS  GUÉ. 

—  Allons,  mistress  Page,  je  serai  franche  avec  vous,  —  et  ce  serait 
dommage  de  séparer  des  amours  qui  sont  aussi  sincères. 

MISTRESS  PAGE. 

—  Quoique  j'aie  échoué  dans  mes  intentions,  — je  suis  bien  aise  que 
le  plan  de  mon  mari  ait  été  déjoué.  —  Tenez,  maître  Fenton,  prenez- 
la,  et  que  Dieu  vous  tienne  en  joie. 

SIR  HUGH. 

—  Allons,  maître  Page,  il  faut  que  vous  donniez  votre  consente- 
ment. 

GUÉ. 

—  Allons,  monsieur,  donnez-le;  vous  voyez  que  votre  femme  est 
satisfaite. 

PAGE. 

—  Je  ne  sais  pourquoi,  mais  mon  cœur  est  soulagé,  —  et  je  suis 
bien  aise  que  le  docteur  ait  échoué. —  Venez  ici,  Fenton,  et  toi,  viens 
ici,  ma  fille.  —  Allons!  vous  auriez  bien  pu  attendre  mon  agrément. 
—  Mais  puisque  vous  avez  choisi  qui  vous  aimiez, —  tenez,  prenez-la, 
Fenton,  et  soyez  heureux  tous  deux. 

SIR  HUGH. 

—  Et  moi  j'entends  danser  et  manger  des  prunes  à  votre  noce. 

GUÉ. 

—  Tout  le  monde  est  content.  Maintenant  festoyons,  —  et  rions  de 
la  déconvenue  de  Slender  et  du  docteur. 

Montrant  Fenton  à  Slender  et  à  Caïus. 

—  C'est  lui  qui  a  eu  la  fille  ;  vous  deux,  vous  avez  eu  un  garçon, — • 
un  page  pour  vous  servir.  Ainsi,  que  Dieu  vous  tienne  en  joie  I... —  Et 
vous,  sir  John  Falstaff,  vous  aurez  tenu  parole  ;  —  car  Fontaine  cou- 
chera cette  nuit  avec  mistress  Gué. 

Tous  sortent. 


NOTES.  41 1 

(20)  Allusion  au  ballon  dont  la  vessie  est  généralement  cou- 
verte de  cuir. 

(21)  «  Ta  barbe  par  les  distinctions  du  gris,  du  blanc,  du 
tanné  et  du  noir,  me  semble  une  mappe-monde.  Regarde  ici. 
Voilà  Asie.  Ici  sont  Tigris  et  Euphrates.  Voilà  Africque.  Ici  est 
la  montaigne  de  la  Lune.Veois-tu  les  palus  du  Nil?  Deçà  est  Eu- 
rope. Veois-tu  Thélème?  Ce  touppet  ici  tout  blanc,  sont  les  monts 
Hyperborées.  »  —  Rabelais.  L  3.  c.  28. 

(22)  Les  recors,  au  temps  de  Shakespeare,  étaient  générale- 
ment vêtus  d'un  uniforme  de  peau  de  buffle  destiné  à  les  proté- 
ger contre  les  mauvais  coups. 

(23)  «  Maria  entend  dire  que  la  main  sèche  de  sir  André  n'est 
pas  celle  d'un  amoureux,  la  moiteur  de  la  main  étant  commu- 
nément considérée  comme  le  signe  d'un  tempérament  amou- 
reux. »  —  Johnson. 

(24)  Le  portrait  de  mistress  Mail,  n'étant  pas  du  genre  le 
plus  chaste,  était  presque  toujours  dissimulé  derrière  un  rideau, 
sous  le  prétexte  qu'il  était  sujet  à  prendre  la  poussière.  Cette 
créature  étrange,  à  la  fois  homme  et  femme,  avait  acquis  dès  le 
commencement  du  dix-septième  siècle  une  notoriété  extraordi- 
naire. Mentionnée  ici  par  Shakespeare,  mistress  Mail  devint  l'hé- 
roïne d'une  comédie  de  Middleton  et  de  Dekker,  laquelle  fut  jouée 
en  1611  par  les  comédiens  du  prince  de  Galles.  Elle  cumulait  les 
divers  métiers  de  prostituée,  de  receleuse,  d'entremetteuse  et  de 
voleuse;  au  mois  de  février  1612  elle  fut  même  condamnée  à  faire 
publiquement  amende  honorable  devant  la  croix  de  Saint-Paul. 
Plus  tard,  à  l'époque  des  luttes  entre  le  parlement  et  la  monarchie 
des  Stuarts,  elle  se  montra  fougueuse  royaliste,  s'enrôla  parmi  les 
cavaliers,  et  gagna  ses  éperons  en  volant  le  général  Fairfax  dans 
la  plaine  de  Hounslow  Healh.  Elle  mourut  en  1659,  après  avoir 
dans  son  testament  affecté  une  somme  de  vingt  livres  à  faire 
couler  du  vin  des  fontaines  publiques  le  jour  de  la  restauration 
de  Charles  II.  Le  poëte  royaliste  Butler,  dans  Hudibras,  la  com- 
pare à  Jeanne  d'Arc  1 


412  LES  JOYEUSES  ÉPOUSES  DE  WINDSOR,  ETC. 

(25)  Le  clown  fait  ici  allusion  à  une  enseigne,  jadis  fort  com- 
mune en  Angleterre,  qui  représentait  deux  ânes  et  au  bas  de  la- 
quelle était  cette  inscription  adressée  malicieusement  au  lecteur  : 
(.(  Nous  voici  trois  !  » 

(26)  Three  merry  men  we  be  ;  refrain  d'une  vieille  chanson 
populaire  intitulée  :  Robin  Hood  et  le  Tanneur. 

(27)  There  dwelt  a  man  in  Babylon  ;  premier  vers  d'une  autre 
chanson  populaire  :  la  Constante  Suzanne. 

(28)  Farewell,  deare  heart,  encore  le  refrain  d'une  vieille 
ballade. 

(29)  Les  distributions  publiques  de  galette  et  d'ale  faites  aux 
jours  fériés,  selon  une  coutume  immémoriale,  étaient,  du  temps 
de  Shakespeare,  dénoncées  par  les  puritains  comme  une  pratique 
papiste. 

(30)  La  mode  des  jarretières  croisées  paraît  avoir  été  adoptée 
spécialement  par  les  puritains.  Barton  Holy-Day  représente  le 
puritain  «  comme  une  homme  aux  jarretières  croisées,  affublé  de 
culottes  factieuses  et  d'une  petite  fraise,  haïssant  le  surplis  et  dé- 
nonçant les  manchettes.  » 

(31)  Les  Brownistes  étaient  les  Indépendants  primitifs.  Leur 
chef,  Robert  Brown,  parent  du  lord  trésorier  Cécil,  avait  été 
poursuivi  dès  1580  par  les  tribunaux  ecclésiastiques  pour  avoir 
dénoncé  comme  papiste  et  antichrélienne  la  discipline  de  l'Église 
anglicane. 

(32)  Cet  énorme  lit  était  dans  la  principale  chambre  à  coucher 
de  l'auberge  du  Cerf  dans  la  ville  de  Ware.  Le  4  mai  1610  le  duc 
Louis  Frédéric  de  Wurtemberg  y  coucha  solennellement,  ainsi 
que  l'atteste  un  journal  manuscrit,  rédigé  en  français,  récemment 
découvert  par  sir  Frédéric  Madden  dans  les  archives  du  British 
Muséum  :  «  Je  fus  couché  dans  ung  lict  de  plume  de  cigne,  qui 
avoit  huict  pieds  de  largeur.  » 


NOTES.  413 

(33)  Allusion  à  la  célèbre  carte  gravée  en  1 598  pour  la  traduc- 
tion en  anglais  des  «Voyages  de  Linschoten,  » 

(34)  Voir  la  note  *  du  deuxième  volume  à  propos  de  la  folie 
de  la  Saint- Jean. 

(35)  Peut-être  une  allusion  à  la  légende  de  Théagène  et  de 
Chariclée. 


FIN   DES  NOTES» 


APPENDICE. 

-o-§HS-<>- 

EXTRAIT  DES  NOUVELLES  DU  PURGATOIRE 

DE      TARLETON 
[Londres,  in^",  1590] 

Le  conte  des  Deux  Amants  de  Pise,  et  pourquoi  ils 
étaient  fustigés  dans  le  purgatoire  avec  des  orties. 

A  Pise,  fameuse  cité  d'Italie,  vivait  un  gentilhomme  de 
bonne  lignée  et  ayant  du  bien,  aussi  respecté  pour  sa  for- 
tune qu'honoré  pour  sa  vertu.  Ce  gentilhomme  avait  une 
fille  unique,  nommée  Marguerite,  qui  pour  sa  beauté  était 
aimée  de  tous  et  désirée  de  beaucoup  ;  mais  ni  les  suppli- 
cations d'aucun  galant  ni  celles  de  la  belle  n'avaient  pu 
prévaloir  sur  la  résolution  de  son  père  qui  était  déterminé 
à  ne  la  marier  qu'à  un  homme  capable  de  maintenir  dans 
l'abondance  l'excellence  de  sa  beauté.  Divers  jeunes  gen- 
tilshommes avaient  offert  de  larges  domaines,  mais  en 
vain  ;  elle  dut  rester  fille  jusqu'au  jour  oii  un  vieux  docteur 
de  la  ville,  qui  professait  la  médecine,  lui  fit  la  cour  et  fut 
agréé  du  père  par  cette  raison  qu'il  était  un  des  hommes 
les  plus  opulents  de  Pise.  C'était  un  superbe  adolescent,  et 


416  APPENDICE. 

un' damoiseau  parfait,  âgé  d'environ  quatre-vingts  ans  ;  sa 
tête  était  blanche  comme  le  lait,  et  il  n'y  restait  plus  une 
dent  pour  faire  le  mal;  mais  peu  importe;  sa  bourse  sup- 
pléait aux  défauts  de  sa  personne.  La  pauvre  damoiselle  se 
souciait  peu  de  la  richesse,  mais  elle  était  toute  jeune,  et 
fut  forcée  de  suivre  les  instructions  de  son  père  qui,  moyen- 
nant un  riche  contrat,  consentit  à  ce  qu'elle  épousât  le  doc- 
teur. 

Le  mariage  fut  conclu.  Voilà  la  pauvre  enfant  attachée  au 
poteau,  ayant  pour  mari  un  vieillard  impotent  et  si  jaloux 
que  personne  ne  pouvait  entrer  dans  sa  maison  sans  suspi- 
cion, et  qu'elle  ne  pouvait  rien  faire  sans  blâme  :  le  moin- 
dre regard,  la  plus  petite  gracieuseté,  un  sourire  était  pour 
lui  la  preuve  manifeste  qu'elle  en  aimait  d'autres  plus  que 
lui;  ainsi  il  vivait  dans  un  enfer,  et  infligeait  à  sa  femme  les 
tourments  d'une  perplexité  aussi  douloureuse. 

Enfin  il  arriva  qu'un  jeune  homme  de  la  cité,  nommé 
Lionel,  passant  devant  la  maison,  et  voyant  la  jeune  femme 
à  sa  fenêtre,  remarquant  ses  rares  et  excellentes  proportions, 
devint  amoureux  d'elle,  et  si  éperdument  que  sa  passion  ne 
lui  laissa  pas  de  repos  jusqu'à  ce  que  les  faveurs  de  la  dame 
eussent  soulagé  sa  morbide  langueur.  Le  jeune  homme, 
qui  était  ignorant  en  matière  amoureuse  et  n'avait  jamais 
été  exercé  à  faire  de  cour,  eut  l'idée  de  révéler  sa  passion 
à  quelque  ami  qui  pût  lui  donner  conseil;  convaincu  que 
l'expérience  est  le  plus  sûr  des  maîtres,  il  vit  un  jour  le 
vieux  docteur  se  promener  dans  l'éghse,  et,  ne  sachant  pas 
que  c'était  le  mari  de  Margaretta,  il  pensa  qu'il  ne  pouvait 
avoir  de  meilleur  confident,  le  docteur  étant  fort  savant,  et 
d'ailleurs  pouvant,  comme  médecin,  l'assister  dans  ses  des- 
seins à  l'aide  de  drogues;  il  aborda  donc  Mutio,  [c'était  le 
nom  du  docteur],  et,  après  lui  avoir  demandé  le  secret,  lui 
raconta  de  point  en  point  comme  quoi  il  s'était  épris  d'une 
dame  mariée  à  quelqu'un  de  sa  profession,  lui  indiqua  la 


EXTRAIT  DES  NOUVELLES  DU  PURGATOIRE  DE  TARLETOK.     417 

résidence  et  la  maison  de  la  dame,  et  le  pria,  vu  son  inex- 
périence, de  vouloir  l'assister  de  ses  avis.  Mutio,  à  cette 
révélation,  fut  frappé  au  cœur,  reconnaissant  qu'il  s'agissait 
de  sa  femme;  pourtant,  voulant  mettre  à  l'épreuve  la  vertu 
de  sa  femme  et  se  venger  des  deux  amants,  si  elle  le  tra- 
hissait, il  dissimula,  répondit  qu'il  connaissait  parfaitement 
la  dame,  la  loua  hautement,  mais  ajouta  qu'elle  avait  un 
ladre  pour  mari,  et  qu'elle  n'en  serait  que  plus  traitable. 

—  Éprouvez-la,  jeune  homme,  dit-il  à  Lionel;  et,  si  elle 
ne  veut  pas  se  plier  à  votre  caprice,  je  trouverai  une  potion 
qui  la  livrera  vite  à  vos  désirs.  Or,  pour  vous  indiquer  les 
occasions,  sachez  que  son  mari  sort  chaque  après-midi  de 
trois  à  six.  Je  veux  bien  vous  conseiller,  par  pitié  pour 
votre  passion,  ayant  moi-même  autrefois  été  amoureux  ; 
mais  je  vous  recommande  de  ne  révéler  cela  à  qui  que  ce 
soit,  de  peut  que  cette  intervention  dans  des  affaires  d'a- 
mour ne  nuise  à  ma  réputation. 

Lejeune  homme  s'engagea  à  un  scrupuleux  secret,  remer- 
cia vivement  Mutio  et  lui  promit  d'aller  le  trouver  le  lende- 
main pour  lui  dire  les  nouvelles.  Sur  ce  il  retourna  vite 
chez  lui,  s'habilla  dans  toute  sa  braverie  et  se  dirigea  vers 
la  maison  de  Mutio.  Margaretta  était  à  la  fenêtre.  Il  lui 
adressa  l'œillade  la  plus  passionnée  avec  le  plus  humble 
salut.  Margaretta,  le  considérant  avec  attention,  et  notant 
la  perfection  de  sa  tournure,  le  tint  pour  la  fleur  de  Pise  et 
songea  combien  elle  serait  heureuse  de  l'avoir  pour  ami,  afin 
de  suppléer  aux  défauts  qu'elle  trouvait  à  Mutio.  Plusieurs 
fois  cette  même  après-midi  Lionel  passa  devant  la  fenêtre, 
élevant  vers  la  dame  des  regards  amoureux  auxquels  elle 
répondait  par  les  plus  gracieux  sourires.  Ce  qui  l'encoura- 
gea tellement  que,  le  lendemain,  entre  trois  et  six  heures, 
il  alla  à  la  maison,  et,  frappant  à  la  porte,  demanda  à  par- 
ler à  la  maîtresse  du  logis.  Celle-ci,  reconnaissant  à  la  des- 
cription de  la  chambrière  qui  était  le  nouveau-venu,  com- 


418  APPENDICE. 

manda  de  le  faire  entrer,  et  le  reçut  avec  toute  courtoisie. 
Le  jeune  homme  commença  son  exorde  en  rougissant,  mais 
enfin  s'enhardit  assez  pour  raconter  à  la  dame  comment 
il  s'était  épris  d'elle,  et  pour  la  prier  d'accepter  ses  ser- 
vices. La  dame  était  un  peu  timide  ;  mais  avant  qu'on  se  sé- 
parât, il  fat  convenu  que,  le  lendemain,  Lionel  reviendrait 
pour  manger  une  livre  de  cerises  :  résolution  qui  fut  prise 
avec  un  succado  des  labras. 

Lionel,  aussi  joyeux  qu'un  homme  peut  l'être,  courut  à 
l'église  rejoindre  son  vieux  docteur  qu'il  trouva  faisant  sa 
promenade  habituelle. 

—  Quelles  nouvelles,  monsieur?  dit  Mutio.  Avez- vous 
réussi? 

—  Aussi  bien  que  je  pouvais  le  désirer,  fit  Lionel ,  car 
j'ai  vu  ma  maîtresse,  et  l'ai  trouvée  si  traitable  que  j'espère 
allonger  d'une  paire  d'andouillers  le  front  de  son  vieux 
rustre  de  mari. 

Le  docteur  demanda  quand  viendrait  le  moment. 

—  Morbleu,  répliqua  Lionel,  demain  à  quatre  heures  de 
l'après-midi;  c'est  alors,  maître  docteur,  que  j'armerai  ce 
vieil  écuyer  chevalier  de  l'ordre  fourchu. 

Ils  causèrent  ainsi  jusqu'à  ce  qu'il  se  fît  tard;  et  alors 
Lionel  retourna  à  son  logement,  et  Mutio  à  sa  maison,  cou- 
vrant tous  ses  chagrins  d'une  contenance  joyeuse,  et  bien 
résolu  à  se  venger  pleinement,  le  lendemain,  des  deux  cou- 
pables. Le  docteur  passa  la  nuit  aussi  patiemment  qu'il 
put,  et,  le  jour  suivant,  après  dîner  il  partit,  guettant  le 
moment  convenu.  A  quatre  heures  précises  Lionel  arriva 
et  fut  accueilli  avec  toute  courtoisie  par  Margaretta  ;  mais  à 
peine  s'étaient-ils  embrassés  que  la  servante  cria  à  sa  maî- 
tresse que  son  maître  était  à  la  porte  ;  car  celui-ci  s'était 
hâté,  sachant  qu'une  corne  n'est  pas  longue  à  greffer.  Mar- 
garetta fut  toute  effarée  de  cette  alerte  ;  pour  parer  au  dan- 
ger, elle  fourra  Lionel  dans  un  panier  rempli  de  plumes 


EXTRAIT  DES  NOUVELLES  DU  PURGATOIRE  DE  TARLETON.     419 

et  s'assit  à  son  ouvrage.  Sur  ce  Mutio  arriva  tout  soufflant; 
et,  feignant  d'être  venu  en  hâte  pour  chercher  quelque 
chose,  il  demanda  les  clefs  de  ses  chambres,  regarda  par- 
tout, fouilla  tous  les  coins  de  la  maison,  visita  le  cabinet 
même,  et,  n'ayant  rien  pu  découvrir,  ne  dit  rien.  Mais,  al- 
léguant un  malaise,  il  resta  à  la  maison,  si  bien  que  le  pau- 
vre Lionel  fat  obligé  de  rester  dans  le  panier  jusqu'à  ce 
que  le  vieux  ladre  fût  couché  avec  sa  femme  ;  et  alors  la 
servante  le  fit  sortir  par  une  porte  de  derrière,  et  il  s'en 
revint  à  son  logis  la  puce  à  l'oreille. 

Le  lendemain,  il  vint  de  nouveau  à  la  rencontre  du  doc- 
teur qu'il  trouva  à  sa  promenade  accoutumée. 

—  Quelles  nouvelles,  dit  Mutio?  Avez-vous  réussi? 

—  La  peste  du  vieux  coquin!  dit  Lionel.  A  peine  étais-je 
entré  et  avais-je  donné  un  baiser  à  ma  maîtresse  que  cet  âne 
de  jaloux  était  à  la  porte;  la  servante  l'a  aperçu  et  a  crié  : 
mon  maître  !  Si  bien  que  la  pauvre  dame  fut  réduite,  uni- 
que expédient,  à  me  mettre  dans  un  panier  à  plumes  qui 
était  dans  une  vieille  chambre,  et  je  dus  rester  là  jusqu'au 
moment  oii  il  se  mit  au  lit  et  s'endormit;  et  alors  la  ser- 
vante me  délivra,  et  je  partis.  Mais  n'importe;  ce  n'est 
qu'un  contre-temps,  et  j'espère  avant  peu  avoir  pris  ma  re- 
vanche sur  lui. 

—  Comment?  dit  Mutio. 

—  Morbleu,  fit  Lionel,  ainsi  :  elle  m'a  fait  prévenir  au- 
jourd'hui par  sa  servante  que,  jeudi  prochain,  le  vieux 
rustre  soupe  avec  un  patient  à  un  mille  de  Pise,  et  alors  je 
m'engage  à  lui  faire  tout  payer. 

—  C'est  bon,  dit  Mutio,  que  la  fortune  vous  soit  pro- 
pice. 

—  Merci,  fît  Lionel. 

Et  ainsi,  après  avoir  échangé  encore  quelques  paroles, 
ils  se  séparèrent. 

Bref,  le  jeudi  arriva  ;  vers  les  six  heures  Mutio  sortit,  et 


420  APPENDICE. 

s'arrêta  à  la  maison  d'un  ami  d'où  il  pouvait  apercevoir 
tous  ceux  qui  entraient  chez  lui.  Il  y  vit  bientôt  entrer  Lio- 
nel, et  courut  après  lui;  à  peine  celui-ci  avait-il  eu  le 
temps  de  s'asseoir  que  la  servante  cria  de  nouveau  :  «  Voilà 
mon  maître!  »  L'excellente  épouse,  qui  d'avance  avait  pris 
ses  précautions  contre  les  surprises,  avait  découvert  un  re- 
trait caché  entre  les  deux  cloisons  d'un  plancher;  elle  y 
fourre  Lionel,  et  le  mari  arrive  tout  en  sueur  : 

—  Mon  ami,  dit-elle,  qu'est-ce  donc  qui  vous  ramène  si 
vite  à  la  maison  ? 

—  Ma  foi,  chère  femme,  c'est  un  affreux  rêve  que  j'ai 
eu  cette  nuit  et  qui  m'est  revenu  à  la  pensée.  J'ai  rêvé 
qu'un  misérable  était  entré  secrètement  chez  moi  avec  un 
poignard  nu  à  la  main  et  s'y  était  caché  ;  mais  Je  ne  pou- 
vais pas  découvrir  l'endroit.  Sur  ce  j'ai  saigné  du  nez,  et 
m'en  suis  revenu  ;  et,  par  la  grâce  de  Dieu,  je  fouillerai 
tous  les  recoins  de  la  maison  pour  le  repos  de  mon  esprit. 

—  Faites,  mon  cher,  je  vous  prie. 

Sur  ce,  il  ferme  toutes  les  portes,  et  se  met  à  fouiller 
chaque  chambre,  chaque  trou,  chaque  coffre,  chaque  ton- 
neau, et  jusqu'au  puits;  il  poignarde  les  lits  de  plume  et 
ravage  tout  comme  un  furieux  :  mais  vainement.  Il  com- 
mença alors  à  blâmer  ses  yeux  d'avoir  cru  voir  ce  qu'ils 
n'avaient  pas  vu,  se  mit  au  lit  à  demi-lunatique,  et  resta 
éveillé  toute  la  nuit  ;  si  bien  que  vers  le  matin  il  tomba 
dans  un  profond  sommeil,  et  alors  on  fit  évader  Lionel. 

Le  matin,  quand  Mutio  s'éveilla,  il  se  demanda  par  quel 
moyen  il  pourrait  enfin  surprendre  Lionel,  et  se  mit  en 
tête  le  plus  terrible  stratagème. 

—  Femme,  dit-il,  il  faut  que  lundi  matin  je  chevau- 
che jusqu'à  Vicence  pour  visiter  un  vieux  patient  à  moi; 
jusqu'à  mon  retour,  qui  aura  lieu  dans  dix  jours  envi- 
ron, je  désire  que  tu  habites  notre  petite  maison  de  cam- 
pagne. 


EXTRAIT  DES  NOUVELLES  DU   l'UUGATOlRE  DE  TAULETON.     421 

—  Bien  volontiers,  cher,  dit-ille. 

Sur  ce  Mutio  l'embrassa,  et  fut  aussi  aimable  que  s'il 
ne  soupçonnait  rien;  puis  le  voilà  qui  court  à  l'église  où  il 
rencontre  Lionel. 

—  Eh  bien,  monsieur,  dit-il,  quelles  nouvelles?  Votre 
maîtresse  est-elle  enfin  en  votre  possession? 

—  Non,  la  peste  du  vieux  coquin!  fit  Lionel;  je  crois 
qu'il  est  sorcier  ou  qu'il  a  recours  à  !a  magie;  car  je  n'ai 
pas  plus  tôt  franchi  la  porte  qu'il  est  sur  mon  dos,  comme 
hier  soir  encore.  J'avais  à  peine  échauffé  mon  siège  que  la 
servante  a  crié  :  Voilà  mon  maître!  Et  alors  la  pauvre 
créature  fut  obligée  de  me  loger  entre  les  deux  cloisons 
d'une  chambre  dans  un  endroit  parfaitement  disposé;  15, 
j'ai  ri  de  tout  cœur  de  voir  comme  il  fouillait  tous  les  coins, 
mettait  à  sac  tous  les  tonneaux,  et  poignardait  tous  les  lits 
de  plume;  le  tout  en  vain;  j'ai  été  parfaitement  protégé 
jusqu'au  matin,  et  alors,  dès  qu'il  s'est  endormi,  j'ai 
déguerpi. 

—  La  fortune  vous  est  défavorable,  dit  Mutio. 

—  Oui,  répondit  Lionel,  mais  j'espère  que  c'est  pour 
la  dernière  fois;  car  lundi  prochain  il  part  pour  Vicence,  et 
sa  femme  va  demeurer  dans  une  maison  de  campagne  aux 
environs  de  la  ville;  et  là,  en  l'absence  du  mari,  je  prendrai 
ma  revanche  pour  toutes  mes  infortunes  passées. 

-—  Dieu  le  veuille,  dit  Mutio  en  se  retirant. 

Les  deux  amants  aspiraient  au  lundi  qui  arriva  enfin.  De 
bon  matin  Mutio  monta  à  cheval,  ainsi  que  sa  femme,  sa 
servante  et  un  valet.  On  arrive  à  la  maison  de  campagne. 
Mutio  y  déjeûne,  fait  ses  adieux  et  part  dans  la  direction  de 
Vicence.  Après  avoir  chevauché  un  peu  de  temps,  il  revint 
par  un  chemin  de  traverse  dans  un  bois  où  il  se  posta  en 
embuscade  avec  une  troupe  de  paysans  pour  surprendre  le 
jeune  homme. 

Dans  l'après-midi  Lionel  arriva  au  galop;  dès  qu'il  fut 
XIV.  27 


422  APPENDICE. 

en  vue  de  la  maison,  il  renvoya  son  cheval  par  son  page, 
et  chemina  à  pied  sans  encombre  ;  il  fut  reçu  à  l'entrée  par 
Margarelta  qui  le  fit  monter  et  l'installa  dans  sa  chambre  à 
coucher,  lui  disant  qu'il  était  le  bienvenu  dans  cet  humble 
cottage. 

—  Cette  fois,  ajouta-t-elle,  j'espère  que  la  fortune  ne 
contrariera  pas  la  pureté  de  nos  amours. 

—  Mon  Dieu!  mon  Dieu!  madame,  cria  la  servante, 
voilà  mon  maître  qui  arrive  avec  cent  hommes  armés  de 
piques  et  de  bâtons. 

—  Nous  sommes  trahis,  fit  Lionel,  je  suis  un  homme 
mort. 

—  Ne  craignez  rien,  dit-elle,  suivez-moi. 

Et  sur-le  champ  elle  l'emmena  dans  un  parloir  en  bas, 
oii  se  trouvait  un  vieux  coffre  vermoulu,  plein  de  manus- 
crits. Elle  le  mit  là-dedans,  le  couvrit  de  vieux  papiers  et 
de  parchemins,  et  s'en  revint  à  la  porte  au-devant  de  son 
mari. 

—  Eh  bien,  signor  Mutio,  fît-elle,  que  signifie  tout  ce 
remue-ménage? 

—  Vile  et  éhontée  gourgandine,  tu  vas  le  savoir.  Oi^  est 
ton  amant?  Nous  l'avons  tous  guetté  et  vu  entrer  ici.  Cette 
fois,  il  n'y  a  pas  de  coffre  à  plumes  ni  de  plancher  qui 
tienne;  car  ou  il  périra  par  le  feu,  ou  il  tombera  entre  nos 
mains. 

—  Fais  à  ta  guise,  jaloux  imbécile,  dit-elle,  je  ne  te 
demande  pas  de  faveur. 

Sur  ce,  Mutio  tout  en  rage  investit  la  maison,  et  y  mit 
le  feu.  Oh!  en  quelle  perplexité  était  le  pauvre  Lionel, 
enfermé  dans  un  coffre,  l'incendie  à  ses  oreilles  !  Et  quelle 
devait  être  l'émotion  de  Margaretta,  sachant  son  amant  dans 
un  si  grand  danger!  Pourtant  elle  fit  bonne  contenance,  et 
feignant  d'être  furieuse,  elle  appela  sa  servante  et  lui  dit: 

—  Allons,  ma  fille;  puisque  ton  maître  dans  une  folle 


EXTRAIT  DES  NOUVELLES  DU  PURGATOIRE  DE  TARLETON.    423 

jalousie  a  mis  à  feu  la  maison  et  tout  ce  que  je  possède,  je 
vais  me  venger  de  lui  ;  aide-moi  à  enlever  ce  vieux  coffre  oii 
sont  tous  ses  papiers  et  tous  ses  actes,  et  faisons-le  brûler 
tout  d'abord;  et,  aussitôt  que  je  le  verrai  en  flammes,  je 
m'en  retournerai  dans  ma  famille;  car  le  vieux  fou  sera  ré- 
duit à  la  misère,  et  je  romprai  avec  lui. 

Mutio,  qui  savait  que  toutes  ses  obligations  et  tous  ses 
titres  étaient  là,  la  retint  et  dit  à  deux  de  ses  gens  d'em- 
porter la  caisse  dans  le  champ  et  d'en  prendre  grand  soin. 

Lui-même  demeura  à  voir  brûler  sa  maison  du  haut  en 
bas.  Alors,  ayant  l'esprit  en  repos,  il  s'en  retourna  avec  sa 
femme,  et  se  mit  à  la  cajoler,  se  croyant  bien  sûr  d'a- 
voir brûlé  son  amant ,  après  avoir  ordonné  que  sa  caisse 
fût  mise  dans  une  charrette  et  transportée  chez  lui  à  Pise. 
Margaritta  irritée  alla  chez  sa  mère,  et  se  plaignit  à  elle  et  à 
ses  frères  de  la  jalousie  de  son  mari;  celui-ci  soutint  qu'il 
n'avait  que  trop  raison,  et  demanda  un  jour  de  délai  pour 
le  prouver.  Sa  belle-mère  l'invita  à  venir  souper  chez  elle  le 
lendemain  soir,  espérant  le  réconcilier  avec  sa  fille. 

Sur  ces  entrefaites,  Mutio  se  rendit  à  sa  promenade  ac- 
coutumée dans  l'église,  et  là  prœter  expectationem  il  trouva 
Lionel.  Tout  étonné,  il  lui  demande  vite  : 

—  Quelles  nouvelles? 

—  Quelles  nouvelles,  maître  docteur?  répliqua  Lionello 
en  éclatant  de  rire;  ma  foi  je  l'ai  échappé  belle.  Je  suis  allé 
à  la  maison  de  campagne  oii  j'avais  rendez-vous;  mais  je 
n'étais  pas  plus  tôt  dans  la  chambre  que  le  magique  coquin, 
son  mari,  a  investi  la  maison  avec  des  piques  et  des  bâtons, 
et,  pour  être  bien  sûr  qu'aucun  recoin  ne  pût  m'abriter,  il 
a  mis  le  feu  à  la  maison  qui  a  brûlé  jusqu'aux  fondements. 

—  Bah!  fit  Mutio,  et  comment  avez-vous  échappé? 

^ —  Vive  l'esprit  des  femmes  !  s'écria  Lionel.  Sa  femme 
m'a  caché  dans  un  vieux  coffre  plein  de  papiers  qu'elle 
savait  que  son  mari  n'oserait  brûler,  et  c'est  ainsi  que  j'ai 


424  ÂPPE-NDICE. 

été  sauvé  et  ramené  à  Fisc,  et  hier  soir  j'ai  été  délivré  par 
la  servante. 

—  Voilà  bien,  dit  Mutio,  la  plus  amusante  plaisanterie 
que  j'aie  jamais  entendue;  et  sur  ce,  j'ai  une  requête  à  vous 
adresser.  Je  suis  ce  soir  prié  à  souper  ;  je  vous  présenterai 
comme  convive  ;  la  seule  faveur  que  je  vous  demande,  c'est 
de  vouloir  bien  après  le  souper  faire  le  divertissant  récit  des 
succès  que  vous  avez  eus  dans  vos  amours. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne! 

Et  sur  ce,  Mutio  emmena  Lionel  chez  sa  belle-mère, 
annonça  aux  frères  de  sa  femme  qui  il  était  et  comme  quoi 
il  révélerait  toute  l'affaire  après  souper  : 

—  Car,  ajouta-t-il,  il  ne  sait  pas  que  je  suis  le  mari  de 
Margaretta. 

Alors  tous  les  frères  firent  à  Lionel  le  meilleur  accueil, 
ainsi  que  la  belle-mère;  et  quant  à  Margaretta,  elle  fut  tenue 
à  l'écart.  L'heure  du  souper  étant  venue,  on  se  mit  à  table, 
et  Mutio  but  à  la  santé  de  Lionel  de  l'air  le  plus  aimable, 
afin  de  le  mettre  en  belle  humeur  et  de  l'entraîner  à  faire  la 
révélation  complète  de  ses  aventures  d'amour.  Le  souper 
étant  terminé,  Mutio  pria  Lionel  de  conter  à  ces  messieurs 
ce  qui  s'était  passé  entre  sa  maîtresse  et  lui.  Lionel,  la 
face  souriante,  se  mit  à  décrire  sa  maîtresse,  la  maison  et  la 
rue  oià  elle  demeurait,  comment  il  s'était  épris  d'elle,  et 
comment  il  avait  eu  recours  aux  conseils  du  docteur  qui 
dans  loute  celte  affaire  était  son  confident.  Margaretta  écou- 
tait ce  récit  avec  la  plus  vive  inquiétude;  et,  avant  qu'il  l'eût 
achevé,  elle  lui  fit  donner  par  une  de  ses  sœurs  une  coupe 
de  vin  dans  laquelle  était  un  anneau  qu'elle  avait  reçu  de 
Lionel.  Celui-ci  venait  de  raconter  comment  il  avait  échappé 
à  l'incendie  et  se  préparait  à  attester  la  vérité  de  toute  l'his- 
toire, quand  cette  dame  but  à  sa  santé;  Lionel  prit  la  coupe 
pour  lui  faire  raison,  et  aperçut  l'anneau.  Ayant  l'esprit  vif 
et  la  tête  iine,  il  comprit  tout  et  devina  qu'il  avait  révélé 


EXTRAIT  DES  NOUVELLES  DU  PURGATOIRE  DE  TARLETON.     425 

toutes  ses  évasions  en  présence  du  mari  même  de  sa  maî- 
tresse. Sur  ce,  buvant  le  vin  et  avalant  l'anneau,  il  pour- 
suivit : 

—  Messieurs,  que  pensez-vous  de  mes  amours  et  de  mes 
aventures  ? 

—  Voyons,  dirent  les  convives,  dites-nous  si  tout  cela 
est  bien  vrai. 

—  Si  cela  était  vrai,  répliqua  Lionel,  aurais-je  la  simpli- 
cité de  le  révéler  au  mari  même  de  Margaretta?  Sachez-le, 
messieurs,  je  savais  fort  bien  que  Mutio  était  le  mari  de 
celle  que  j'ai  prétendu  être  ma  maîtresse;  mais,  comme  il 
est  généralement  connu  dans  Pise  pour  être  fou  de  jalousie, 
je  lui  ai  mis  en  tête  tous  ces  contes  de  mon  invention  pour 
l'amener  au  paradis  des  fous;  car,  croyez-moi,  foi  de  gen- 
tilhomme, je  n'ai  jamais  parlé  à  sa  femme,  je  n'ai  jamais 
été  dans  sa  compagnie,  et  je  ne  la  reconnaîtrais  pas  si  je  la 
voyais. 

Sur  ce,  tous  se  mirent  à  rire  de  Mutio  qui  était  honteux 
d'avoir  été  ainsi  bafoué  par  Lionel;  tout  alla  bien;  on 
réconcilia  le  mari  et  la  femme.  Mais  la  plaisanterie  toucha 
Mutio  au  cœur  si  profondément  qu'il  mourut  peu  après,  et 
Lionel  posséda  la  dame.  Et,  comme  ces  deux  amants  ont 
causé  la  mort  du  vieillard,  ils  en  sont  maintenant  punis 
dans  le  Purgatoire,  où  Mutio  les  flagelle  avec  des  orties. 


4?6  APPENDICE. 


EXTRAIT  DES  ŒUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL 

MISES   EN   LANGUE   FRANÇOISE 

PAR   FRANÇOIS   DE   BELLE-FOREST    COMINGEOIS. 
Histoire  soixante-troisième. 

Du  temps  que  les  gens  de  l'empereur  prirent  et  saccagè- 
rent Rome,  il  y  avait  en  ladite  cité  un  marchand  d'Ess, 
nommé  Ambroise  Nani,  homme  assez  riche,  et  loyal  en  son 
trafic,  ayant  fils  et  fille  seuls  restés  après  la  mort  de  sa 
femme,  beaux  en  perfection,  et  qui  se  rapportaient  si  par- 
faitement de  visage  et  contenance,  qu'il  était  presque  im- 
possible de  les  discerner  l'un  de  l'autre,  bien  appris  en 
ce  que  l'âge  pouvait  porter,  n'ayant  encore  atteint  l'an 
quinzième  du  sac,  et  père  et  enfans  furent  faits  prison- 
niers, mais  qui  tombèrent  en  diverses  mains.  Car  Paul, 
ainsi  se  nommait  le  fils,  vint  sous  la  puissance  d'un  Alle- 
mand, qui  l'emmena  à  Naples  :  la  fille,  nommée  Nicole,  fut 
la  proie  de  deux  Espagnols,  lesquels  se  disant  être  de  bon 
lieu,  elle  fut  bien  et  honorablement  traitée,  et  le  père 
sauvé,  et  ce  fut  sans  rançon,  par  le  moyen  de  quelques  Na- 
politains siens  amis,  épargnant  une  bonne  somme  de  de- 
niers, ayant  mis  sous  terre  son  or  et  argent,  et  le  plus 
précieux  de  ses  meubles  durant  le  pillage.  Le  bonhomme 
qui  avait  recouvert  sa  fille,  vivait  néanmoins  fort  mal  con- 
tent, ne  sachant  que  son  fils  pouvait  être  devenu,  qui  fut 
cause  que  laissant  Rome,  il  se  retira  en  son  pays  et  cité  d'Essi. 

Or  en  icelle  y  avait  un  citoyen  très-riche  nommé  Gérard 
Lanzetti,  grandi  ami  d'Ambroise,  lequel  étant  seul  après  le 
décès  de  sa  femme,  se  fâchait  de  coucher  sans  compa- 
gnie, comme  celui  qui  sentait  un  grand  refroidissement  à 


EXTRAIT  DES  ŒUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.         427 

cause  de  sa  vieillesse,  lui  ét,;mt  âgé  pour  le  moins  de  quel- 
que soixante  ans,  ou  environ.  Ce  vieux  satyre  voyant  l'ex- 
cellente beauté  de  Nicole,  fille  de  Nanni,  se  vit  surpris 
d'amour,  et  sentit  éveiller  en  soi  les  appétits  jà  amortis  de 
la  sensualité,  ayant  plus  de  désirs  que  d'effet  et  les  yeux 
plus  gros  et  gloutons,  que  n'étaient  fortes  les  parties  plus 
nécessaires.  Et  en  cela  on  connaît  l'imperfection  du  juge- 
ment de  ceux  qui  aiment,  et  la  corruption  que  nature  a 
semée  en  nous.  Si  ce  n'est  qu'on  veuille  dire  que  toute  chose 
tend  à  la  participation  du  beau,  lequel  est  proposé  pour  le 
contentement  de  l'esprit,  et  pour  parfaire  ce  qui  reste  de  la 
perfection  de  nos  âmes,  vu  que  l'enfance  plus  tendre,  et 
l'adolescence,  et  l'âge  mûr,  et  la  vieillesse  jà  cassée  et  ca- 
duque, sont  chatouillés  de  ce  démangement  les  uns  avec 
plus,  les  autres  avec  moins  de  véhémence,  selon  que  les 
affections  les  transportent.  Aveuglé  que  fut  ainsi  ce  vieil- 
lard, il  s'enhardit  de  demander  cette  fdle  en  mariage  au 
père,  lequel  s'ébahissant  dételle  requête,  vu  le  peu  de  con- 
venance des  âges,  et  le  tort  qu'on  fait  à  une  fille  si  jeune  de 
l'apparier  si  peu  selon  sa  gaillardise,  ne  voulut  refuser  du 
tout  le  parti,  ni  l'accorder  aussi,  mais  délayant  la  réponse, 
le  pria  l'excuser  s'il  ne  lui  faisait  largesse  du  sien  ainsi 
qu'il  désirait  et  voudrait  :  car  il  ne  prétendait  pourvoir 
sa  fille  qu'il  ne  fût  assuré  si  son  fils  vivait,  ou  était  trépassé 
en  quelque  terre  étrange,  vu  que,  depuis  le  sac  de  Rome,  il 
n'en  avait  rien  su  entendre,  de  quoi  il  vivait  en  une  extrême 
détresse.  Étant  ainsi  renommée  l'insigne  beauté  de  cette 
fille,  et  admirée  de  chacun  sa  gentillesse  et  sa  bonne  grâce, 
advint  qu'un  jeune  homme  de  sa  cité,  nommé  Lactance 
Puccin,  enfant  de  grandes  richesses,  l'ayant  vue,  se  sentit 
pris  et  expérimenta  en  soi  la  maladie  contagieuse  qui  prend 
par  les  yeux,  et  va  poser  son  siège  au  cœur,  laquelle  en- 
core il  n'avait  jamais  savourée.  Il  vous  commença  dès  lors 
à  faire  des  promenades  par  devant  le  logis  d'Ambroise,  oià 


428  AliPENDlCE. 

les  œillades  n'étaient  mises  en  oubli,  lorsqu'il  voyait  sa 
sainte  :  laquelle  aussi  ayant  pris  plaisir  en  la  beauté,  dis- 
position et  gentillesse  de  Lactance,  lui  montrait  bon  visage, 
comme  celle  qui  était  atteinte  du  même  mal,  et  symboli- 
sant avec  lui  en  égalité  de  passion  et  d'affections  amou- 
reuses. Mais  savez-vous  si  elle  en  avait  sa  part?  De  telle 
sorte  qu'ayant  l'esprit  gentil,  et  sachant  discerner  les  gros- 
siers d'avec  ceux  qui  avaient  quelque  cas  de  rare  et  singu- 
lier, voyant  ne  sais  quoi  de  généreux  en  ce  jeune  homme, 
elle  en  fut  éprise,  et  les  flammes  amoureuses  entrèrent  si 
avant  dans  son  cœur  tendrelet  et  susceptible  de  telles  im- 
pressions, que  le  jour  qu'elle  passait  sans  le  voir,  elle  ne 
pouvait  vivre  à  son  aise.  Or,  étant  impossible  qu'où  les 
cœurs  sont  ainsi  unis,  et  les  volontés  qui  se  correspondent, 
que  facilement  les  amans  ne  viennent  au-dessus  de  leurs 
entreprises.  Lactance  trouva  moyen  d'écrire  son  désir  à 
Nicole  en  une  épître  de  telle  substance. 

LETTRE    DE   LACTANCE. 

Madame,  puisque  mon  bonheui^  m'a  si  heureusement  con- 
duit que  sans  forcer  rien  de  Vhonnêtetê,  ni  rang  des  miens, 
que  je  suis  devenu  l'esclave  de  vos  perfections,  il  vous  plaira 
aussi  être  si  courtoise,  qu  égalant  la  douceur  avec  cette  di- 
vine beauté,  qui  vous  rend  admirable  à  chacun,  comme  une 
rare  lumière  de  cette  contrée,  vous  ayez  compassion  de  ce- 
luy  qui  ne  désire  rien  de  vous  que  ce  qu  honnêtement  il  peut 
souhaiter,  à  savoir  d'être  aimé  réciproquement,  afin  que  par 
cette  liaison  mutuelle,  il  puisse  s'hazarder  plus  avant,  et 
poursuivre  l'alliance  qui  unisse  inséparablem,ent  aussi  bien 
les  corps  que  les  affections.  Attendant  la  félicité  de  votre  ré- 
ponse, je  me  recommanderai  bien  humblement  à  vos  bonnes 
grâces. 

Votre  esclave, 

L.    PUGCIN. 


EXTRAIT  DES  ŒUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.         429 

Cette  lettre  fut  mise  en  main  à  la  nourrice  qui  avait  élevé 
Nicole  dès  le  berceau,  laquelle  ne  se  fit  guère  tirer  l'oreille 
à  faire  cette  ambassade,  s'étant  déjà  pris  garde  des  conte- 
nances de  la  fille,  lorsqu'elle  voyait  cet  adolescent,  et  voyant 
que  le  mariage  de  ce  beau  couple  ne  pouvait  réussir  qu'à 
bonne  fin  et  heureuse.  Comme  la  fille  vit  ces  lettres,  et  sut 
d'oià  elles  venaient,  quoique  de  prime  face  elle  feignît  n'en 
tenir  compte,  et  plus  encore  se  montra  fort  rétive  à  y  ré- 
pondre, se  couvrant  de  l'honnêteté,  et  qu'il  était  mal  séant 
à  une  fille  d'être  si  facile,  et  si  légèrement  condescendre  à 
satisfaire  au  moindre  désir  dos  jeunes  hommes,  les  pensées 
desquels  étant  flottantes  et  vitupérables,  se  changeaient  de 
jour  à  autre  ;  mais  la  nourrice  lui  mettant  en  jeu  le  mariage 
que  Lactance  souhaitait  de  pratiquer  avec  son  père,  et  que 
le  parti  était  fort  avantageux,  à  cause  des  richesses,  vertu  et 
race  ancienne  du  jeune  homme,  elle  se  laissa  vaincre,  as- 
sez surmontée  de  sa  propre  violence,  et  pour  ce  lui  écrivit 
ce  petit  mot,  qu'elle  donna  à  la  commune  messagère  et 
arbitre  d'amour. 

LETTRE   DE   NICOLE   A   LACTANCE. 

Seigneur  Lactance,  la  seule  opinion  que  j'ai  de  votre 
vertu  en  ayant  ouï  faire  récit,  m'a  fait  oublier  jusque-là  de 
vous  écrire,  non  pour  vous  donner  occasion  de  faire  votre 
profit  de  telle  faveur,  car  elle  est  trop  froide  pour  y  asseoir 
fondement  de  chose  qu'on  puisse  souhaiter,  seulement  pour 
vous  remercier  de  F  honneur  que  me  faites,  souhaitant  notre 
alliance,  et  ne  sera  jour  de  ma  vie  que  je  ne  vous  aime  da- 
vantage :  vous  savez  que  je  n  ai  point  puissance  de  rien  ac- 
corder, et  que  j'ai  un  père  à  qui  je  dois  obéissance  :  bien  vous 
direz,  sans  dissimuler,  que  si  le  choix  m'était  donné  pour 
écrire  ce  qui  serait  selon  mon  désir,  que  vous  auriezle  premier 
lieu,  et  emporteriez  la  victoire.  Par  ainsi  usez  de  diligence 


430  APPENDICE, 

de  votre  part^  et  verrez  que  je  ne  vous  dois  rien  de  moins, 
ainsi  pensez  que  je  vous  surpasse  en  loyale  et  sincère  affec- 
tion^ au  moins  si  la  fortune  veut  que  nos  désirs  s'effectuent. 

Votre  bonne  amie^ 
Nicole  de  Nanni. 

La  messagère  porta  à  Lactance  cette  réponse,  de  quoi  il 
fut  plus  content  que  si  on  l'eût  fait  gonfalonnier  de  l'Église, 
et  ne  cherchait  que  l'opportunité  de  parler  à  Ambroise  pour 
lui  demander  sa  fille.  Mais  délayant,  comme  saisi  de  quel- 
que honte,  ou  peut-être  craignant  que  ses  parents  et  cura- 
teurs ne  lui  empêchassent  les  desseins,  lui  étant  encore  mi- 
neur, la  fortune  lui  ôta  pour  ce  coup  cet  aise,  afin  défaire 
sentir  ses  mobilités  à  celle  que  depuis  il  eut  pour  épouse. 
Car  le  père  ayant  certaines  affaires  à  Rome,  fut  contraint 
d'y  aller,  et  ne  voulant  que  sa  fille  demeurât  sans  honnête 
compagnie,  l'emmena  quant  et  lui  et  la  mit  chez  un  sien 
frère  à  Fabrian.  Cette  allée  donna  une  grande  transe  et 
soubresaut  au  cœur  de  Lactance,  et  plus  de  mécontentement 
à  la  fille,  laquelle  étant  chez  son  oncle,  y  fut  tenue  de  si  court 
qu'il  lui  fut  impossible  de  parler  à  personne  pour  mander 
de  ses  nouvelles  à  son  ami,  qui  la  mit  en  telle  angoisse 
qu'il  n'y  avait  moyen  aucun  de  la  faire  réjouir,  et  quoique 
'ses  cousines  lui  tinssent  bonne  compagnie,  si  elle  eût  mieux 
aimé  la  solitude  pour  se  rassasier  de  pansement  et  se  nour- 
rir de  la  mémoire  de  son  Lactance.  Lequel  comme  légère- 
meiît  avait  appréhendé  l'amour  pour  se  coiffer  de  la  beauté 
de  Nicolle  présente,  aussi  inconstaramentl'oublia-t-il  en  dis- 
continuant la  vue  :  car  il  devint  amoureux  de  la  fille  du  Lan- 
zetti,  deee  vieillard  que  nous  avons  dit  ci-dessus  avoir  requis 
le  Nanni  pour  avoir  Nicolle  en  mariage.  Ainsi  voyez-vous  que 
les  appréhensions,  tant  plus  elles  sont  violentes  et  soudaines, 
tant  plus  aussi  elles  s'envoient,  et  est  effacée  leur  trace  en  la 
mémoire  dès  que  l'on  en  perd  le  premier  objet  ;  et  procède 


EXTRAIT  DES  OEUVRES  IT4UENNES  DU  BANDEL.         431 

ceci  d'une  grande  imperfection  de  jugement  au  choix  de  ce 
qui  nous  est  profitable,  et  d'une  inconstance  qui  le  plus 
souvent  accompagne  les  amoureux,  quelque  grande  parade 
qu'ils  fassent  de  leur  loyauté  qui  n'est  qu'imaginaire,  et  dé- 
pendant de  l'opinion  sans  effet,  vu  que  s'ils  s'éloignent 
tant  soit  peu  de  la  chose  aimée,  trouvant  sujet  propre  à 
leur  dessein,  ils  changent  d'affection,  la  feignant  comme  le 
miroir  et  idée  de  la  première.  Ambroise,  ayant  demeuré 
six  ou  sept  mois  à  Rome,  repassa  par  Fabrian,  oij  prenant 
sa  fille,  prit  le  chemin  de  sa  maison  avec  un  si  grand  con- 
tentement d'elle,  qu'il  lui  semblait  sortir  du  plus  obscur 
des  enfers,  pour  rentrer  en  un  paradis  de  tout  plaisir  et 
liesse  :  mais  elle  fut  trompée,  car  sa  joie  fut  aussitôt  amor- 
tie qu'elle  eût  demeuré  trois  ou  quatre  jours  à  Giese  :  car 
Lactance,  bien  que  sût  son  retour,  de  ce  averti  par  la  nour- 
rice, ne  se  souciait-il  plus  de  se  pourmener  devant  la  mai- 
son de  sa  mie  oubliée,  et  si  par  cas  il  y  passait,  c'était  avec 
une  si  maigre  contenance,  qu'on  eût  jugé  que  jamais  il  ne 
l'avait  connue.  Nicole,  étonnée  de  ces  étranges  façons 
de  faire,  et  devenant  curieuse  d'en  savoir  l'occasion,  elle 
fut  avertie  que  son  ami  était  engagé  ailleurs  qu'à  la  ban- 
que, ni  à  la  bourse  d'Anuers,  étant  si  idolâtre  de  sa  nou- 
velle maîtresse,  qu'il  ne  pensait  à  chose  quelconque  qu'à  la 
servir  et  lui  complaire.  Ceci  fut  pour  faire  désespérer  cette 
misérable  amante,  se  voyant  si  lâchement  trompée,  car  elle 
sentait  un  ver  si  poignant  en  son  cœur,  que  nuit  et  jour 
pointe  et  rongée  par  son  démangement,  elle  ne  prenait  au- 
cun repos  :  et  tout  son  contentement  était  de  se  plaindre  à 
sa  nourrice,  et  la  prier  de  chercher  les  moyens  que  son  ami, 
quittant  cette  pratique,  convertît  ses  yeux  vers  elle,  et  se 
souvînt  d'elle  et  de  ses  premières  poursuites.  Elle  lui  écri- 
vit plusieurs  fois,  mais  le  tout  en  vain,  lui  s'excusant  tantôt 
sur  une  chose,  tantôt  sur  une  autre,  ce  qui  nourrissait  une 
si  étrange  jalousie  au  cœur  de  cette  fille,  que  si  elle  eût 


43?  APPENDICE. 

tenu  à  discrétion  et  à  son  plaisir  celle  qui  lui  ravissait  la 
moitié  de  son  âme,  je  pense  qu'elle  eût  fait  une  pareille 
anatomie  que  fit  Médéede  son  frère,  lorsqu'avec  Jason  elle 
fuyait  la  fureur  de  son  père,  et  emportait  la  riche  proie  de 
la  toison  d'or.  Aussi  lui  semblait-il  impossible  que  Lac- 
tance,  en  aimant  une  autre  qu'elle,  pût  rester  en  vie,  vu  que 
son  cœur  n'étant  plus  en  elle,  et  possédé  par  celui  qui  le 
maltraitait,  et  ne  lui  demeurait  autre  remède  que  sa  défaite, 
et  vivant  en  ses  rêveries,  elle  qui  savait  tout  plein  de  belles 
rimes  italiennes,  lui  écrivit  une  complainte  que  je  n'ai 
voulu  laisser  en  arrière,  ainsi  l'ai  mise  en  notre  langue. 

Complainte  de  l'amante  sur  la  déloyauté  de  son  amant. 

Las!  où  est  cette  promesse, 

Où  est  ce  nom  de  maîtresse, 

Et  ce  mariage  saiiitî 

La  foy  tienne  est  infidèle. 

Et  ta  maîtresse  fidèle, 

Et  sans  nul  fard,  et  toi  faint. 

Faut-il  que  de  toi  me  plaigne. 

Et  que  la  terre  je  baigne 

Comme  un  arrosoir  de  pleurs? 

Et  que  cruel  tu  te  ries 

De  mes  grands  mélancolies, 

De  mes  ennuis  et  douleurs? 

Serai-je  ainsi  méprisée? 

Serai-je  ainsi  délaissée 

Sans  avoir  rien  offensé? 

Las!  ami  vois  ma  constance. 

Et  celle  persévérance 

Qui  ne  voit  de  temps  passé. 

Je  ne  suis  point  inconstante, 

Ni  follement  languissante 

Après  divers  amoureux  : 

Mon  cœur  ne  reçoit  figure 

Que  de  celle  portraiture, 

Qu'il  eut  pour  son  sort  heureux. 


EXTRAIT  DES  OEUVRES  ITALlEKlNES  DU  BÂNDEL.  433 

Je  ne  suis  en  rien  semblable 
A  la  Grecque  détestable. 
Femme  de  plusieurs  époux, 
Ni  à  l'épouse  insensée 
Du  fort  et  vaillant  Thésée  : 
Mon  naturel  est  plus  doux. 
Je  ne  suis  pas  si  cruelle 
En  mes  désirs  comme  celle 
Qui  enflamma  le  palais 
De  Créon,  et  fut  meurtrière 
De  sa  proie  la  plus  chère  : 
Car  je  n'aime  que  la  paix. 
Rien,  doux  ami,  ne  désire, 
A  autre  cas  je  n'aspire 
Qu'à  te  voir  le  seul  support 
De  ma  vie  déplorée, 
Ou  d'aller  (désespérée 
De  t'avoir)  souffrir  la  mort. 
Car  vivre  ainsi  délaissée 
Et  me  voir  la  méprisée 
Pour  une  moindre  que  moi, 
Je  ne  puis,  et  y  résisle 
Mon  destin,  et  le  sort  triste, 
Qui  fait  coiistanle  ma  foi. 
Viens,  ami,  et  plein  de  grâce 
Noire  amour  encore  embrasse, 
Faisant  revivre  mon  cœur. 
Te  voyant,  je  prends  envie 
De  garder  forte  ma  vie 
Et  de  reprendre  vigueur. 

Finit  qu'elle  eut  ces  vers,  elle  les  donna  à  sa  fidèle  nour- 
rice avec  charge  de  lui  rapporter  avec  quelle  face  et  con- 
tenance son  Lactance  les  lirait  :  la  bonne  darne  fit  son 
message,  et  ayant  trouvé  son  homme  à  propos  lui  met 
l'écrit  en  main,  lequel  le  lisant  sentit  de  grandes  émotions 
en  son  âme,  et  telles  que  presque  la  larme  lui  vient  à  l'œil, 
lui  semblant  souffrir  une  même  peine  que  celle  qu'il  con- 
naissait violenter  à  bon  escient  le  cœur  de  cette  pauvre  fille  ; 


434  APPENDICE. 

pour  laquelle  consoler,  et  afin  qu'elle  ne  se  forçât  point,  il 
répondit  toutes  bonnes  paroles  à  la  nourrice,  quoiqu'il  fût 
si  ravi  ailleurs,  que  sur  l'heure  il  ne  se  pouvait  point  van- 
ter d'avoir  la  puissance  de  soi-même.  Bien  pensé-je  que  s'il 
eût  parlé  à  la  fille  de  Nanni,  que  facilement  sa  flamme 
féconde  s'épanouissant,  il  eût  donné  place  au  feu  déjà  éteint 
de  ses  amours  premières,  voire  si  la  chose  eût  guère  plus 
continué,  et  que  Nicole  n'eût  cessé  de  lui  envoyer  ses  com- 
mis et  entremetteurs  de  paix,  facilement  elle  en  eût  emporté 
la  victoire  :  mais  son  père  retournant  encore  à  Rome,  et 
elle  ne  voulant  plus  aller  à  Fabrian  chez  son  oncle,  il  la  mit 
en  une  religion  de  femmes  à  Gièse,  avec  une  sienne  cou- 
sine, afm  de  n'apprendre  point  ailleurs  les  folies  mondaines, 
et  s'envelopper  en  l'amour,  en  l'abîme  duquel  elle  était 
déjà  plus  que  misérablement  plongée.  Toutefois  le  bon- 
homme était  trompé  de  plus  de  moitié,  car  tout  ainsi  qu'il 
pensait  sa  fille  être  sans  savoir  que  c'est  que  d'aimer,  et 
néanmoins  elle  y  était  experte  maîtresse  :  aussi  estimait 
Nicole  que  les  religieuses,  oià  elle  fut  menée,  ignorassent 
les  trames  d'amour,  et  que  parmi  elles  on  ne  trouvât  que 
sainteté,  continence  et  austérité  de  vie  :  mais  quand  elle  vit 
la  délicatesse  et  effémination  cachée  sous  la  blancheur  de 
leurs  voiles,  les  chemises  de  fine  toile  et  parfumées  en  lieu 
de  la  rudesse  de  quelque  haire,  ou  grosse  toile  d'étoupe, 
contemplant  leurs  tresses  annellées  en  lieu  d'être  tondues, 
et  les  cheveux  frisés,  les  sourcils  pincetés  tout  ainsi  qu'en 
usent  les  courtisanes,  et  femmes  qui  aiment  plus  la  chair 
que  l'esprit,  voyant  encore  la  jeunesse  y  aller  capituler  des 
transactions  et  complots  de  leurs  alliances,  elle  perdit  cette 
première  opinion,  connaissant  la  vie  de  plusieurs  des  dames 
voilées  être  plus  beaucoup  déréglée  que  les  femmes  de  ce 
siècle  :  comme  aussi  nous  en  voyons  les  exemples  en 
France,  à  la  grande  confusion  des  pères  qui  vont  (ainsi 
guidés  d'avarice)  perdre  à  leur  escient  leurs  filles.  Cette 


EXTRAIT  DES  ŒUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.  435 

amoureuse  donc  se  voyant  en  lieu  où  l'amour  était  démené 
plus  avant  que  des  yeux,  et  ayant  pris  familiarité  avec  plu- 
sieurs religieuses,  sans  en  trouver  une  qui  n'eût  un  servi- 
teur, les  estimait  cent  fois  plus  heureuses,  que  celles  qui 
vivaient  au  monde,  et  que  ces  femmes  étant  ainsi  séques- 
trées, s'exemptent  aussi  de  la  captivité  d'un  mari,  et  de  la 
garde  fâcheuse  que  les  parents  mettent  sur  les  filles.  Or, 
entre  toute  la  jeunesse  qu'elle  vit  aller  au  monastère,  elle  y 
reconnut  son  Lactance,  lequel  s'alliait  de  sa  maîtresse  par 
alliance  spirituelle,  à  cause  que  la  cousine  de  cette  fille 
était  celle  qui  faisait  le  petit  meuble  de  linge  de  son  ami. 
Elle  épia  finement  tout  ce  qui  se  faisait,  étant  ordinaire- 
ment aux  écoutes,  mais  elle  vit  que  tout  allait  bien,  et  que 
sa  cousine  ne  courait  point  sur  ses  terres,  mais  que  Lac- 
tance l'aimait  honnêtement  pour  en  tirer  autre  service; 
aussi  lui  contait-il  toutes  ses  déconvenues,  ainsi  qu'un  jour 
il  se  doutait  d'avoir  perdu  un  garçon  de  Pérouse,  le  plus 
gentil  qu'il  était  possible  de  voir,  et  s'en  montrait  si  fâché 
que  presque  il  en  pleurait  de  tristesse.  La  folle  amante  oyant 
ceci,  et  comme  il  souhaitait  d'en  trouver  un  semblable,  se 
mit  en  tête  de  changer  l'habit,  et  sous  le  masque  d'un 
homme  aller  servir  celui  par  qui  elle  avait  été  honorée  et 
servie.  Et  ne  sachant  oià  recouvrer  habillement  d'homme, 
s'avisa  que  son  père  avait  prié  sa  nourrice  de  la  visiter,  et 
quelquefois  la  conduire  en  sa  maison  pour  la  récréer,  ayant 
aussi  donné  charge  à  la  religieuse  de  lui  donner  licence. 
Ayant  donc  Nicole  fait  venir  sa  nourrice  au  monastère,  la 
raisonna  en  secret,  lui  manifestant  sa  penséej  et  tout  ce 
qu'elle  avait  entrepris  de  faire  :  sur  quoi  la  bonne  femme  la 
tança,  et  remontra  la  malséance  d'une  fille  en  tel  habit,  les 
périls  qui  en  peuvent  survenir,  et  le  scandale  pour  son  hon- 
neur si  la  chose  venait  en  connaissance.  Mais  l'opiniâtreté 
de  Nicole  eut  plus  de  force  que  les  raisons  de  la  vieille, 
laquelle  la  mena  en  sa  maison  :  et  vêtue  qu'elle  l'eut  en 


436  APPENDICE. 

garçon,  le  lendeiiiain  l'envoya  pour  trouver  parti  en  la 
rue,  où  se  tenait  Lactance,  lequel  la  voyant  en  cet  équi- 
page, estimant  autre  cas  que  ce  qu'elle  était,  s'étant  enquis 
de  son  état,  et  le  voyant  de  bonne  grâce,  la  retint  à  son  ser- 
vice. Voilà  cette  fille  sous  le  nom  de  Romule  se  mettre  en 
hasard  de  prodiguer  sa  virginité,  étant  reconnue  pour  telle 
qu'elle  était;  et  qui  lui  eût  demandé  qui  l'induisait  à  ce 
faire,  toute  raison  laissée,  on  eût  eu  recours  à  la  déraison, 
et  dit  que  c'était  l'amour  à  qui  personne  ne  saurait  faire 
résistance.  Ce  page  fendu  servait  avec  telle  diligence  son 
maître,  et  se  montrait  si  bien  appris  et  gracieux  à  chacun, 
que  son  maître  se  glorifiait  de  n'avoir  été  si  bien  servi  de  sa 
vie,  et  pour  ce  le  vêtit  fort  gentiment  de  ses  couleurs,  et 
le  caressait,  et  aimait  sur  toute  chose,  ce  qui  donnait  un 
merveilleux  contentement  au  feint  Romule,  espérant  par  ce 
moyen  trouver  voie  pour  se  découvrir,  et  faire  Lactance 
tant  sien,  qu'enfin  il  quitterait  sa  Catelle,  car  ainsi  s'appe- 
lait celle  que  Lactance  amourachait  avec  si  grande  captivité 
et  servitude.  Et  ce  d'autant  que  cette  fine  femelle  ne  tenait 
compte  de  lui,  quoiqu'il  l'aimât  ardemment,  toutefois  ne 
se  fiait  guère  en  ses  promesses.  Le  jeune  homme  connais- 
sant le  bon  esprit  de  son  Romule,  comme  il  haranguait  et 
discourait  bien  à  propos,  l'ayant  embouché  de  ce  qu'il 
avait  à  dire,  l'envoya  à  sa  maîtresse,  où  il  alla  avec  un  tel 
contentement,  que  pouvez  penser  que  reçoit  une  dame, 
contente  de  caresser  celle  de  qui  elle  pense  recevoir  quel- 
que injure.  Aussi  devant  qu'effectuer  sa  charge,  elle  s'en 
vint  visiter  la  nourrice,  lui  contant  de  cette  commission  si 
fâcheuse,  et  le  désespoir  auquel  elle  se  voyait  réduite, 
n'ayant  encore  osé  découvrir  à  Lactance  qui  elle  était,  et 
la  cause  de  cette  métamorphose,  quoiqu'elle  vécût  en  un 
crève-cœur  insupportable  le  voyant  si  afi'ectionné  à  un 
autre,  et  vers  laquelle  il  lui  fallait  servir  d'ambassade  amou- 
reuse. Que  s'il  advenait  que  cet  autre  l'emportât,  et  l'eût 


EXTRAIT  DES  OEUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.  437 

pour  mari,  il  n'y  avait  aucun  moyen  pour  la  tenir  en  vie, 
elle  ne  pouvant  demeurer  en  être,  tandis  qu'une  autre  joui- 
rait de  ce  qu'elle  méritait  toute  seule.  Qu'au  reste,  elle  ne 
saurait  que  faire,  et  que  si  son  père  était  averti  de  ce  chan- 
gement d'état  et  d'habits,  elle  ne  voyait  aucun  chemin  pour 
la  sauver,  connaissant  son  père  fort  sévère,  et  vu  la  natu- 
relle jalousie  des  hommes  de  cette  contrée.  La  nourrice 
continua  là-dessus,  la  tançant  de  sa  folie  et  de  ce  qu'elle 
n'avait  voulu  croire  son  conseil,  vu  qu'il  serait  malaisé 
que,  son  fait  étant  publié,  elle  trouvât  homme  qui  la  voulût 
épouser  :  et  par  ainsi  les  choses  étant  en  bon  état,  encore 
lai  conseilla  de  se  retirer  sans  s'hasarder  à  pire  fortune, 
qu'il  y  avait  assez  de  jeunes  hommes  qui  valaient  bien 
Lactance,  qui  s'estimeraient  heureux  de  l'avoir  pour  épouse. 
Nicolle  connaissait  bien  l'importance  de  son  fait,  et 
n'ignorait  combien  véritables  étaient  les  paroles  de  cette 
bonne  femme,  pour  ce  demeura  un  longtemps  comme 
ravie,  mâchant  et  pensant  le  tout  en  sa  pensée  :  puis  tirant 
un  grand  soupir  du  profond  de  son  estomac  lui  dit  : 

—  Ma  chère  mère,  je  vois  que  l'amitié  que  me  portez 
vous  fait  tenir  ce  langage  tant  à  mon  profit,  et  avantageux 
pour  mon  honneur  et  votre  bonne  réputation  :  toutefois 
puisque  j'ai  tant  fait,  et  le  péril  n'étant  encore  trop  évident, 
je  passerai  outre  pour  en  voir  la  fin,  et  irai  voir  Catelle,  à 
laquelle  Lactance  n'a  point  encore  grande  accointance,  puis 
nous  aviserons  à  ce  qui  sera  de  faire,  espérant  en  Dieu, 
qui  connaît  mon  cœur,  qu'il  fera  prospérer  mon  affaire  si 
bien,  que  je  m'attends  que  mon  ami  ne  sera  jamais  l'époux 
d'autre  que  de  Nicolle  votre  belle  fille. 

Ainsi  s'en  va  vers  le  logis  de  Catelle,  oii  ce  beau  Romule 
fut  introduit  par  la  chambrière,  le  vieillard  étant  en  ville 
pour  ses  affaires  et  négoces.  Catelle  voyant  que  le  page  de 
Lactance  était  en  bas,  qui  voulait  lui  parler,  elle  qui  s'en 
était  si  follement  amourachée,  comme  Lactance  mourait 
XIV.  28 


438  APPENDICE. 

après  elle,  et  Romule  défmait  pour  l'amour  de  son  maître, 
vint  tout  soudain  vers  lui,  qui  lui  fit  tout  aussitôt  le  dis- 
cours de  son  ambassade  ;  mais  Catelle  qui  avait  plus  l'œil 
sur  l'orateur,  et  sur  la  naïve  beauté,  que  l'oreille  aux  pa- 
roles venant  d'ailleurs,  était  en  une  étrange  peine,  et  volon- 
tiers se  fût  jetée  à  son  col  pour  le  baiser  tout  à  son  aise, 
mais  la  honte  la  retint  pour  un  temps  :  à  la  fin  n'en  pou- 
vant plus,  et  vaincue  de  cette  impatience  d'amour,  et  se 
trouvant  favorisée  de  la  commodité,  ne  sut  se  tant  com- 
mander, que  l'embrassant  fort  étroitement  elle  ne  le  baisât 
plus  d'une  douzaine  de  fois,  et  ce  avec  telle  lasciveté  et 
gestes  effrontés,  que  Romule  s'aperçut  bien  que  celle-ci 
avait  plus  chère  son  accointance  que  les  ambassades  de 
celui  qui  la  courtisait,  A  cette  cause  lui  dit: 

—  Je  vous  prie,  madame,  me  faire  tant  de  bien  que  me 
donnant  congé,  j'aie  de  vous  quelque  gracieuse  réponse, 
avec  laquelle  je  puisse  faire  content  et  joyeux  mon  sei- 
gneur, lequel  est  en  souci  et  tourment  continuel,  pour  ne 
savoir  votre  volonté  vers  lui,  et  s'il  a  rien  acquis  en  vos 
bonnes  grâces. 

Catelle  humant  de  plus  en  plus  le  venin  d'amour  par  les 
yeux,  lui  semblait  que  Romule  devînt  de  fois  à  autre  plus 
beau,  et  pour  ce  en  lieu  de  lui  satisfaire  à  ce  qu'il  lui  disait 
pour  son  maître,  lui  dit: 

—  Je  ne  sais,  mon  ami,  qu'est-ce  que  tu  as  fait  en  mon 
endroit,  mais  j'estime  que  tu  m'as  enchantée. 

—  Je  ne  suis  sortilège  ni  charmeur,  dit  Romule,  seule- 
ment vous  supplie  me  dire  qu'est-ce  que  vous  voulez 
que  je  réponde  de  votre  part  à  Lactance,  afin  qu'il  soit  as- 
suré que  j'ai  fidèlement  exécuté  ma  charge. 

Catelle  qui  était  hors  de  soi,  et  affolée  d'amour,  embras- 
sant encore  un  coup  Romule,  lui  dit,  ne  pouvant  plus  cou- 
vrir le  feu  caché  en  son  âme  : 

—  Ah!  mon  espérance,  et  seul  soutien  de  ma  vie,  il  n'y 


EXTRAIT  DES  OEUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.  439 

a  jeune  homme  au  monde  qui  m'eût  su  faire  oublier  de  la 
sorte  que  tu  vois  que  je  m'égare,  si  ce  n'est  toi,  qui  es  le 
plus  accompli  en  beauté  que  je  pense  qui  soit  à  présent 
sous  tout  ce  que  les  cioux  entourent  en  leur  concavité-.  Il 
faut  que  je  te  dise,  que  si  tu  veux,  je  n'aurai  jamais  autre 
époux  que  toi,  et  ne  te  soucie  des  richesses,  car  j'en  aurai 
assez  pour  nous  entretenir.  Prends  garde  à  tes  affaires  sans 
te  soigner  de  ton  maître,  lequel  je  n^»  prétends  d'aimer  en 
sorte  aucune,  et  dès  à  présent  je  lui  montrerai  si  mauvais 
visage,  qu'il  sera  bien  simple  s'il  ne  connaît  le  peu  de 
compte  que  je  fais  de  ses  poursuites. 

Romule  voyant  la  besogne  aller  si  bien  pour  son  heur, 
la  pria  de  se  supporter  pour  un  temps,  qu'il  lui  était  servi- 
teur très-affectionné,  et  qu'il  s'estimerait  plus  que  bien 
fortuné  de  lui  obéir  et  complaire,  ne  refusant  point  un  tré- 
sor si  précieux,  la  remerciant  d'un  offre  de  telle  consé- 
quence, comme  indigne  de  si  grande  faveur,  mais  ajouta 
qu'il  s'y  fallait  gouverner  sagement,  afin  que  Lactance  ne 
s'en  prît  garde,  et  lui  jouât  quelque  mauvais  tour,  à  ce 
conduit  d'extrême  rage  de  jalousie.  Cet  accord  fut  juré 
avec  tant  de  baisers  que  rien  plus,  et  ne  craignait  Romule, 
sinon  que  Catelle,  transportée  de  quelque  fol  appétit,  et 
s'oubliant  en  ses  honnêtetés,  ne  mît  la  main  en  lui,  qui 
lui  eût  pu  refroidir  cette  flamme  tant  véhémente,  n'y  trou- 
vant point  ce  qu'elle  aimait  le  plus  et  servait  à  faire  la  liai- 
son des  parties  disjointes  et  mal  assemblées.  Romule  s'en 
revint  chargé  d'excuses  de  son  tarder  et  longue  demeure, 
rejettant  l'occasion  sur  le  père  qui  avait  été  longuement 
sans  bouger  de  la  maison  empêché  en  ses  affaires.  Puis 
venant  sur  le  propos,  lui  dit  qu'il  l'avait  trouvée  en  un 
merveilleux  courroux  et  mécontentement  de  lui,  tant  pour 
ce  que  son  père  l'en  avait  ce  même  jour  tancée,  que  pour 
avoir  entendu  que  Lactance  aimait  ailleurs,  et  la  poursuivait 
pour  après  se  moquer  d'elle.  Ajouta  qu'il  s'était  mis  en  tout 


440  APPENDICE, 

devoir  de  faire  perdre  cette  opinion  à  sa  dame,  mais,  quel- 
que raison  qu'il  eût  su  mettre  en  avant,  néanmoins  elle  est 
demeurée  ferme  en  son  opinion  et  fantaisie,  ce  que  Lac- 
tance  connut  avoir  quelque  verisimilitude,  d'autant  que 
passant  devant  la  porte  de  Lanzetti,  Catelle  qui  était  en  fe- 
nêtre se  retira  tout  aussitôt  :  ce  qu'elle  n'avait  point  de  cou- 
tume. 

Ce  fut  ici  que  Lactance  commença  se  dédaigner  et  cour- 
roucer, disant  qu'il  n'y  avait  pas  tant  de  perfections  en  elle, 
fût  en  beauté  ou  richesses,  qu'il  ne  s'en  trouvât  bien,  et  de 
plus  belles  et  parfaites,  et  lesquelles  n'étaient  point  si  ri- 
goureuses. Et  continuant  à  vomir  son  mal  talent,  confessa 
à  son  Romule  que  quelques  mois  auparavant  il  avait 
aimé  une  fille  de  plus  rare  et  singulière  beauté  qui  fût 
en  tout  le  pays,  et  telle  estimée  entre  les  plus  renommées 
mêmes  de  Rome  :  mais,  que  pendant  que  cette-là  se  tint, 
ne  sais  oià,  avec  son  père  absente  de  la  ville,  il  avait  jeté 
l'œil  sur  Catelle,  se  rendant  son  esclave,  ainsi  qu'il  le 
voyait  être  à  présent.  N'oublia  lui  réciter  comme  Nicole 
l'avait  depuis  sollicité  par  lettres  et  messages,  sans  qu'il 
en  eût  tenu  compte,  étant  vivement  épris  de  cette  se- 
conde. 

—  Ah  !  monsieur,  dit  lors  Romule  (à  qui  le  fait  touchait), 
ce  n'est  que  la  justice  de  Dieu  qui  vous  poursuit,  vous  ren- 
dant le  contre-charge  selon  votre  mérite,  car  étant  aimé 
d'une  telle  perfection  que  vous  dites,  c'a  été  mal  avisé  à 
vous  (pardonnez-moi  si  je  parle  trop  hardiment  à  vous)  de 
la  laisser  sitôt  pour  faire  nouvelle  partie  :  aussi  le  plus  ex- 
pédient est  d'aimer  ceux  qui  vous  veulent  bien,  et  ne 
vous  amuser  point  follement  après  celles  qui  vous  fuient. 
Et  que  savez-vous  si  cette  pauvre  fille  languit  encore  pour 
l'amour  de  vous  et  est  en  détresse?  Car  j'ai  entendu  dire 
que  les  filles  en  leurs  premières  appréhensions  aiment 
d'une  véhémence  tout  autre,  et  plus  grande  que  ne  font  les 


EXTRAIT  DES  OEUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.         441 

hommes,  et  que  mal-aisément  on  éteint  cette  flamme  ainsi 
vivement  éprise,  ayant  trouvé  sujet  non  occupé  en  autre 
chose, 

Lactance  prenait  plaisir,  oyant  les  discours  de  son  page, 
et  n'eût  été  que  Nicole  lui  paraissait  plus  grande  ayant  son 
accoutrement  de  femme,  il  eût  pensé  de  Romule  la  vérité 
da  changement  :  mais  perdant  tout  aussitôt  cette  opinion, 
il  le  pria  de  retourner  encore  un  coup  vers  Catelle  pour 
la  convertir  à  avoir  pitié  de  lui,  et  l'assurer  de  sa  con- 
stance et  loyauté  ;  et  comme  il  protestait  de  n'avoir  son 
cœur  engagé  ailleurs  qu'à  elle  seule  de  qui  dépendait  son 
heur  et  sa  vie.  Mais  durant  ceci  survinrent  d'autres  suc- 
cès, qui  nous  feront  diversifier  l'histoire  pour  lui  donner 
la  fin  comique,  afin  que  toujours  nous  ne  soyons  sur  les 
misères,  peines,  ennuis,  douleurs  et  massacres.  Vous  avez 
ouï  dès  le  commencement  qu'Ambroise  avait  un  fils,  le- 
quel fut  pris  par  un  Allemand  qui  l'emmena  à  Naples,  puis 
prenant  la  route  d'Allemagne,  il  devint  malade  en  Lombar- 
die,  dont  mort  s'en  suivit,  et  ainsi  Paul  s'en  revint  en  son  pays 
chargé  des  bardes  et  dépouilles  de  son  tudesque.  Arrivé 
qu'il  est  à  Gièse,  se  retira  de  prime  arrivée  à  l'hôtellerie,  puis 
se  mit  par  ville  pour  entendre  nouvelle  de  son  père.  Mais 
comme  de  fortune  il  passait  par  devant  le  logis  de  Catelle, 
elle,  pensant  que  ce  fut  son  Romule,  vu  que  (comme  j'ai 
dit)  Paul  et  Nicole  se  rapportaient  du  tout  de  visage,  et  pour 
lors  ce  nouveau  venu  était  habillé  de  blanc  tout  ainsi  que 
le  page  de  Lactance,  elle,  donc  trompée  par  ce  rapport,  le 
fait  appeler  par  sa  chambrière.  Lui  étonné  de  cet  aventure 
ne  fut  si  peu  accort,  que  s'oyant  nommer  Romule,  ne 
pensât  aussi  tôt  qu'on  le  prenait  pour  un  autre,  mais  qu'il 
saurait  qui  était  cette  dame  qui  le  demandait,  et  suivrait  sa 
bonne  fortune.  Or  comme  il  approchait  la  porte  du  logis 
pour  entrer,  la  chambrière  vit  venir  le  seigneur  Lanzetti, 
et  pour  ce  elle  dit  au  jeune  homme  : 


442  APPENDICE. 

—  Romule,  passe  pour  cette  heure  chemin,  car  voici  le 
père  de  Catelle  qui  vient. 

Ce  que  le  bon  garçon  fit,  marquant  toutefois  le  logis 
pour  y  passer  à  meilleure  saison  et  plus  opportune,  et  ce- 
pendant arriva  le  vieillard,  sans  s'être  aperçu  de  rien  qui 
se  fût  passé,  comme  celui  qu'on  aurait  vu  de  loin,  et  qui 
marchait  à  pas  de  tortue.  C'est  ici  qu'entrevient  la  concur- 
rence de  tous  les  troubles  de  la  farce  :  car  Paul  ayant  vu 
Catelle  en  fenêtre  la  désira  soudain  comme  la  trouvant  fort 
belle  à  son  poste,  et  pour  ce  bientôt  après  se  délibéra  de  ne 
point  laisser  écouler  cette  occasion,  et  perdre  une  si  bonne 
rencontre  :  par  ainsi  s'en  retourna  vers  le  logis  bien  re- 
marqué de  Lanzetti,  lequel  était  sorti  pour  se  promener  par 
la  ville.  Lui  étant  sur  la  poursuite,  voici  Ambroise  retour- 
nant de  Rome,  encor  étant  à  cheval,  qui  le  rencontre,  au- 
quel Gérard  Lanzetti  fit  grand  caresse,  disant  que  s'il  eût 
été  en  la  ville  ces  jours  passés,  ils  eussent  conclu  sur  le  ma- 
riage de  sa  fille,  le  priant  d'y  penser,  et  ne  le  tenir  si  lon- 
guement en  attente,  mais  lui  en  éclairât  le  fait  ou  failli. 
Ambroise  répond  qu'encore  n'avait- il  pas  été  jusques  à  sa 
maison,  mais  que  lui  étant  de  repos,  ils  auraient  loisir 
d'en  parler  tout  à  leur  aise.  Comme  ils  parlaient  ensemble, 
voici  le  page  féminin  de  Lactance  qui  s'en  venait  faire  son 
message  à  Catelle,  mais  voyant  son  père  de  retour,  en  lieu 
de  parfaire  sa  pointe,  et  exécuter  sa  charge,  elle  doubla  che- 
min, et  s'en  courut  au  plus  qu'il  lui  fut  possible  chez  sa 
nourrice,  et  lui  conta,  toute  éperdue,  la  venue  de  son  père, 
se  disant  ruinée,  ne  sachant  plus  presque  que  devenir.  Mais 
la  vieille  lui  donna  cœur,  et  l'assura  de  toutes  ses  craintes, 
puisque  son  heur  l'avait  conduite  jusque  là,  que  son  père 
n'était  point  encore  descendu  de  cheval.  Et  l'ayant  revêtue 
de  ses  habits,  la  vieille  s'en  alla  soudain  au  logis  du  père, 
lequel  la  voyant  lui  fit  grande  fête  et  s'enquit  de  sa  fille  : 
de  laquelle   l'autre  lui   dit  les   meilleures  nouvelles   du 


EXTRAIT  DES  OEUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.  443 

monde,  et  que  souvent  elle  l'avait  visitée  et  menée  en  sa  mai- 
son, et  que  la  pauvre  fille  était  toute  en  souci  ne  le  voyant 
point,  au  reste  lui  dit  que,  s'il  le  trouvait  bon,  elle  Tirait 
quérir  au  monastère  pour  la  lui  mener,  l'ayant  tenue  quel- 
que jour  avec  elle  pour  voir  si  elle  aurait  quelque  nécessité. 
Le  bonhomme  qui  pleurait  de  joie,  voyant  l'amitié  que  sa 
fille  lui  portait  et  le  profit  qu'elle  avait  fait  entre  les  dames 
à  bien  coudre,  et  besogner  en  tapisserie,  se  rapporta  à  la 
nourrice  du  tout,  l'estimant  plus  curieuse  de  l'honneur  de 
sa  fille  que  de  sa  vie  propre.  La  nourrice,  arrivée  que  fut 
à  sa  maison,  dit  à  la  fille,  qu'elle  s'apprêtât  pour  s'en  aller 
chez  son  père  dans  un  jour  ou  deux,  ce  qu'elle  trouva  de  fort 
dure  digestion,  à  cause  qu'elle  se  faisait  forte  de  dégoûter  tel- 
lement Catelle  de  Lactance,  que  jamais  il  n'en  aurait  bon  vi- 
sage, et  se  plaignait  de  sa  fortune  qui  lui  avait  amené  si  mal 
à  propos  son  père.  Mais  la  vieille  la  consolait  avec  ce  mot 
que,  si  Lactance  devait  être  le  mari  de  Catelle,  il  n'y  avait 
ruse,  art,  ni  industrie,  qui  y  pût  donner  empêchement, 
qu'elle  se  résolût  de  n'y  plus  penser,  vu  que  les  choses  ne 
lui  succédaient  point  aucunement  selon  ses  desseins.  Ce- 
pendant que  Nicole  est  en  ces  altères,  et  qu'elle  se  tour- 
mente pour  ne  pouvoir  mettre  fin  à  son  entreprise,  voici 
son  frère  Paul  qui  s'en  va  voir  la  Catelle,  là  oii  il  fit  un  beau 
ménage,  se  faisant  connaître  pour  tel  que  la  fille,  ayant 
goûté  ce  qu'il  savait  faire,  après  s'être  entrepromis  la  foi, 
le  retint  plus  que  l'un  ni  l'autre  n'eussent  voulu  :  car  Gé- 
rard, père  de  Catelle,  les  trouva  ensemble,  et  pensant  de 
Paul  que  ce  fut  Nicole  qui  se  fût  déguisée  en  garçon  pour 
voir  son  ménage,  et  le  train  de  son  logis,  le  caressa  et  re- 
cueillit trop  plus  familièrement  que  Paul  ne  souhaitait, 
craignant  d'y  souffrir  sous  ce  nom  de  Nicole,  chose  qu'hon- 
nêtement on  ne  saurait  dire  :  toutefois  joua-t-il  si  accorle- 
ment  son  personnage,  qu'il  se  dépêtra  des  mains  du  vieil- 
lard, lui  donnant  pour  tout  paiement  cette  réponse  que  son 


444  APPENDICE. 

père  était  venu,  et  qu'il  la  demandât  en  mariage,  et  lors  il 
la  pourrait  baiser  et  caresser  tout  à  son  aise  :  et  sorti  qu'il 
est  de  ce  péril,  ne  savait  que  penser  qu'on  l'eût  pris  pour 
ne  sais  quel  Romule,  sous  la  similitude  duquel  il  aurait 
joui  de  la  fille  de  Lanzetti,  et  lui  le  prenait  pour  sa  sœur 
Nicole  :  mais,  quoiqu'il  en  fût,  il  s'estimait  heureux  de  telle 
rencontre,  et  n'acceptait  pas  à  peu  de  chose  de  s'être  ac- 
cointé de  Catelle,  laquelle  il  avait  pris  en  telle  amitié  qu'il 
ne  tendait  ailleurs  que  de  la  faire  demander  en  mariage. 
Durant  ceci,  Lactance  cherchait  son  page  par  tout,  si  marri 
de  l'avoir  perdu,  qu'il  n'en  pouvait  se  contenter,  tant  il 
l'aimait  à  cause  de  son  bon  esprit  et  gentillesse,  joint  que 
l'ayant  fait  secrétaire  de  son  cœur,  il  ne  pouvait  rien  sans 
son  secours.  Il  s'enquiert  à  chacun,  donnant  les  enseignes 
et  de  sa  beauté,  et  de  son  habillement,  si  bien  qu'enfin  on 
lui  dit  qu'on  l'avait  vu  entrer  chez  cette  nourrice  :  le  jeune 
homme  s'en  y  va  et  heurte  à  la  porte  :  elle  le  voyant  fut 
ébahie,  se  doutant  de  ce  qui  était,  toutefois  descend-elle 
en  bas  pour  entendre  ce  que  Lactance  voulait  dire  :  lequel 
la  pria  lui  faire  tant  de  bien  que  de  lui  dire  nouvelles 
d'un  sien  page  qu'on  lui  avait  dit  être  venu  en  sa  maison, 
qu'elle  ne  le  celât  point,  d'autant  qu'il  ne  lui  ferait  tort,  ni 
offense  quelconque,  et  si  le  garçon  n'était  content  de  lui, 
et  ne  voulait  plus  le  servir,  que  pour  cela  il  ne  lui  ferait 
pire  visage,  seulement  voulait  lui  parler  pour  un  sien  atïaire 
d'importcince,  qu'il  lui  avait  donné  en  charge  afin  d'en  sa- 
voir la  résolution.  La  vieille  souriant  lui  nia  avoir  vu  page 
aucun  en  sa  maison  : 

—  Mais,  dit-elle,  vous  voyant  ainsi  soupirer,  on  dirait 
que  vous  seriez  amoureux  de  celui  que  vous  cherchez,  mais 
ayant  su  l'amitié  ardente  et  excessive  que  vous  portiez  à 
une  certaine  fille,  je  change  d'avis,  et  n'estime  point  que 
soyez  devenu  autre  que  l'affectionné  serviteur  des  dames  : 
aussi  n'ignore  pas  à  qui  est-ce  que  s'adressent  vos  dévo- 


EXTRAIT  DES  OEUYRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.         445 

tions,  mais  elle  est  si  éprise  ailleurs  que  vous  perdez  peine 
de  vous  y  amuser.  Et  par  ainsi  il  vous  vaudrait  mieux  re- 
chercher vos  amours  premières,  et  plus  belles  et  plus 
loyales,  et  où  vous  êtes  le  bien-aimé,  que  suivre  celle  qui 
ne  tient  compte  de  vous.  Nicole  vous  honore  et  prise  plus 
que  sa  vie,  et  vous  la  méprisez,  Catelle  vous  hait  à  mort,  et 
en  a  choisi  un  autre  pour  ami,  et  cependant  vous  en  êtes 
idolâtre,  je  n'ai  affaire  de  vous  solliciter  davantage  de  votre 
profit,  faites  en  ainsi  que  bon  vous  semblera,  mais  je  m'as- 
sure qu'avant  que  soit  longtemps,  vous  connaîtrez  que  je 
dis  vrai,  et  vous  repentirez  de  votre  faute,  et  ne  sais  si  ce 
sera  trop  tard,  n'ayant  ni  celle  qui  vous  fuit,  ni  celle  qui 
vous  désire. 

Lactance  oyant  ceci  fut  tout  ébahi,  et  enquis  qu'il  s'est 
de  sa  Catelle,  l'autre  l'assure  sur  sa  foi  qu'elle  avait  pris 
ailleurs  parti  :  au  reste  lui  demanda,  si  Nicole  l'aimait  en- 
core, s'il  voudrait  point  entendre  à  l'avoir  pour  épouse. 

—  Ah!  dit-il  en  soupirant,  je  l'ai  tant  offensée,  la  mé- 
prisant comme  je  l'ai  fait,  et  ne  tenant  compte  de  ses  let- 
tres, étant  lié  et  charmé  ailleurs  comme  j'étais,  que  je  ne 
pense  point  qu'elle  daignât  me  regarder  pour  m'aimer  ou 
favoriser. 

—  Mais  que  diriez-vous  si  elle  a  été  en  votre  maison,  et 
usé  en  votre  endroit  de  tout  tel  service  que  saurait  faire  le 
moindre  serviteur,  pour  tâcher  d'acquérir  votre  grâce,  et 
ôter  à  une  autre  ce  que  justement  elle  seule  mérite? 

—  Si  cela  est  vrai  (dit-il),  je  m'estime  tant  obligé  en  son 
endroit,  que  je  ne  vois  récompense  plus  digne  pour  satis- 
faire à  telle  obligation  que  de  la  rendre  dame  de  moi  et  de 
mes  biens. 

—  C'est  parler  en  homme  de  bien,  répond  la  nourrice. 
Et  soudain  elle  appela  Nicole,  et  fît  porter  son  habit  de 

page,  afin  de  montrer  au  jeune  homme  la  pure  et  ferme 
amitié  de  cette  fille. 


446  APPENDICE. 

—  Voici,  dit  la  nourrice,  votre  Nicole,  voyez  Romule, 
votre  page  tant  désiré,  lequel  pour  l'amour  de  vous  oubliant 
son  rang  et  bazardant  sa  vie  et  son  bonneur  vous  a  servi  si 
longuement,  sans  que  l'amour  vous  ait  fait  connaître  ce  que 
vous  aviez  de  rare  en  votre  compagnie. 

T/amant  transporté  d'étonnement,  demeurait  aussi  im- 
mobile que  ce  grand  jeûneur  qui  est  au  parvis  Notre-Dame 
de  Paris,  ou  que  le  Marfoire  de  Rome,  et  ne  savait  si  ce 
qu'il  voyait  était  songe  ou  chose  véritable.  A  la  fin  revenant 
à  soi,  comme  s'il  fût  sorti  d'un  profond  sommeil,  ayant  en- 
tendu toute  l'histoire  de  la  hardiesse  de  Nicole,  mesurant 
son  affection  avec  le  peu  d'amitié  que  lui  portait  Catelle,  et 
parangonnant  les  beautés  des  deux,  voyait  que  cette  cy 
en  avait  le  dessus,  tout  ainsi  que  la  clarté  du  jour  surpasse 
la  splendeur  sombre  de  l'astre  luisant  de  nuit  :  s'adressant 
à  Nicole,  la  pria  lui  pardonner  sa  faute,  de  laquelle  il  ne 
voulait  point  s'excuser,  comme  étant  sans  voile  qui  fût  rai- 
sonnable :  au  reste  que,  s'il  lui  plaisait  lui  faire  tant  de  fa- 
veur, comme  l'assurait  sa  nourrice,  de  le  prendre  pour 
époux,  qu'il  s'estimerait  heureux  d'avoir  gagné  une  si  excel- 
lente épouse,  en  poursuivant  celle  qui  ne  l'égale  en  rien  qui 
soit  de  beauté  ou  bonne  grâce.  La  fille  usant  de  sa  modestie 
accoutumée,  lui  répond  qu'elle  était  la  même  que  jadis,  et 
que  son  vouloir  demeurait  immuable,  d'autant  qu'il  était 
hors  de  sa  puissance  d'aimer  jamais  autre  que  lui,  ou  d'en 
épouser  un  sans  l'aimer,  cela  ne  saurait  tomber  en  l'esprit 
de  Nicole  :  et  soudain  se  donnent  la  foi,  et  Lactance  promit 
que  dès  qu'il  aurait  dîné  il  irait  voir  Ambroise  pour  lui  re- 
quérir sa  fille  pour  femme.  La  nourrice  ayant  si  bien  ouvré 
pour  le  soulagement  de  sa  fille  de  lait,  épousés  qu'elle  les 
eut  selon  la  façon  de  faire  d'Italie,  là  oii  ils  couchent  sou- 
vent avec  leurs  femmes  avant  que  de  se  présenter  à  l'église, 
la  mena  vers  son  père  qui  la  reçut  fort  gracieusement.  Bien- 
tôt après  arriva  Lactance,  lequel  pria  le  bonhomme  de  lui 


EXTRAIT  DES  OEUVRES  ITALIENNES  DU  BANDEL.  447 

donner  sa  fille  en  mariage,  ce  qu'il  ne  refusa  point,  con- 
naissant le  parti  fort  sortable,  étant  le  jeune  homme  riche, 
et  bien  apparenté,  1 1  au  reste  estimé  entre  les  plus  modestes 
et  courtois  de  la  ville.  Le  comble  de  la  joie  fut  parfait,  lors- 
qu'étant  sur  l'accord  du  mariage,  voici  Paul  qui  entra,  don- 
nant un  aise  pareil  au  père,  et  à  sa  sœur,  et  à  Lactance  un 
si  grand  étonneraent,  que  s'il  n'eût  eu  sa  fiancée  en  main, 
il  eût  estimé  qu'elle  eût  été  enrore  vêtue  en  page.  Comme 
ils  se  caressaient  en  toute  joie,  et  qu'on  dressait  la  collation 
de  diverses  confitures,  voici  le  seigneur  Lanzetti  qui  entre, 
et  voyant  cette  compagnie  et  les  deux  enfants  d'Ambroise 
se  rapportant  (comme  j'ai  dit)  demeura  aussi  étonné  que 
Vulcain,  se  voyant  en  bas  précipité  du  ciel,  par  la  colère  de 
Jupiter  :  mais  Paul  qui  ne  voulait  perdre  temps,  et  aimait 
Catelle,  le  fit  prier  par  son  père  de  la  lui  accorder  pour 
épouse  :  ce  que  Lanzetti  fit  fort  volontiers,  se  doutant  au- 
cunement de  ce  qui  s'était  passé,  et  comme  il  avait  été  déçu 
par  cette  similitude  et  rapport  de  visage  :  et  voyant  que 
Lactance  avait  volé  sa  place,  et  gagné  le  devant  en  épousant 
celle  qu'il  souhaitait,  prit  patience,  quoiqu'il  en  eût  un 
grand  regret  au  cœur.  Mais  le  laissant  là  jusqu'à  tant  qu'il 
s'apaise  et  nous  arrêtant  sur  ce  que  l'amour  opère  en  ceux 
qui  en  sont  follement  saisis,  par  l'exemple  de  cette  fille,  et 
de  celte  grande  reine,  femme  de  Mithridate,  roi  d'Asie,  qui 
n'en  faisait  pas  moins,  suivant  son  mari  sous  l'habillement 
d'un  homme,  tant  elle  l'aimait  et  révérait,  nous  laisserons 
ces  amants  jouir  de  leurs  aises,  afin  de  prendre  nouvelle 
pâture  pour  nos  esprits,  ainsi  que  nous  avons  commencé 
en  la  variété  de  l'histoire. 


PIN    DE   L  APPENDICE. 


TABLE 


DU    TOME    QUATORZIÈME. 


<} 1» 


Pages 

Introduction. 5 

Les  Joyeuses  épouses  de  Windsor 65 

La  Comédie  des  erreurs 191 

Le  soir  des  Rois  ou  ce  que  vous  voudrez 273 

Notes.   .     .   ' 389 

Appendice  : 

Extrait  des  Nouvelles  du  Purgatoire  de  Tarleton 415 

Extrait  des  Œuvres  italiennes  du  Bandel,  mises  en  langue 
françoise,  par  François  de  Belle-Forest  Comingeois.  Histoire 

soixante-troisième 426 


FIN   DE   LA  TABLE. 


Saint-Denis,  —  Typographie  de   A.  Moulin. 


PAGNERRE,   LIBRAIRE-EDITEUR 

18,  rue  de  §ieine.  H  PARIS 


FREDERIC    MORIN 


ORIGINES 

DÉMOCRATIE 


LA  FRANCE  AU  MOYEN  AGE 


i  beau  volume  in-8.  —  Prix  :  3  fr.  50  cent. 


Le  succès  populaire  obtenu  par  les  deux  premières  éditions 
du  livre  que  nous  annonçons  nous  dispense  d'en  faire  l'éloge. 

Il  y  a  longtemps  que  la  liberté  lutte  contre  le  despotisme 
et  le  désarme  pièce  à  pièce.  Considérée  non  sans  doute  dans 
ses  suprêmes  formules,  mais  dans  sa  sève  révolutionnaire, 
la  démocratie  aun  passémerveilleux  entre  tous  etquireaionte, 
à  travers  une  longue  série  de  combats,  de  protestations,  de 
martyres,  jusqu'aux  tentatives  parlementaires  du  quator- 
zième siècle,  trop  peu  admirées;  bien  plus,  jusqu'à  la  révolu- 
tion des  communes  si  mal  expliquée;  bien  plus  encore,  jusqu'à 
l'immense  mouvement  intellectuel  et  moral  d'où  elle  est 
sortie,  c'est-à-dire  jusqu'aux  origines  mêmes  de  notre  bis- 
toire  nationale. 

Ce  passé,  qui  est  la  vraie  grandeur  de  la  France  et  qui  donne 


._  2  — 

à  nos  espérances  démocratiques  la  force  de  la  certitude, 
M.  Frédéric  Morin  lavait  raconté  dans  ses  épisodes  les  plus 
significatifs.  11  l'avait  raconté  parce  qu'il  y  voit  une  leçon  d'hé- 
roïsme et  une  invitation  perpétuelle  à  mépriser  les  triomphes 
intérimaires  de  la  force  brutale  ;  il  l'avait  raconté  afin  d'éta- 
blir que  les  luttes  généreuses  pour  la  liberté  et  l'égalité  sont 
toujours  fécondes  en  immenses  résultats,  alors  même 
qu'elles  semblent  n'aboutir  qu'à  des  défaites.  11  l'avait  raconté 
enfin  pour  l'expliquer  au  point  de  vue  d'une  nouvelle  doc- 
trine historique,  doctrine  d'ensemble  qu'il  avait  déjà  proposée 
au  monde  savant  dans  la  Revue  de  Paris  et  qui  avait  recueilli 
de  nombreuses  et  importantes  adhésions,  mais  qu'il  voulait 
présenter  enfin  non  plus  d'une  manière  abstraite,  mais  sous 
la  forme  populaire  d'un  récit  dramatique. 

Son  livre  intitulé  la  France  au  moyen  âge  était  donc,  d'un 
côté,  une  histoire  pittoresque  des  premiers  lutteurs  de  la 
Démocratie  française,  histoire  pleine  de  mouvement,  de  vie, 
de  couleur,  d'anecdotes  curieuses,  de  citations  saisissantes, 
de  l'autre,  une  philosophie  novatrice  du  Progrès,  c'est-à-dire 
de  la  Révolution.  On  y  trouvait  les  formules  les  plus  hardies 
à  côté  des  peintures  les  plus  animées.  Par  cette  variété 
d'aspects,  il  s'adressait  au  philosophe,  à  l'historien,  à  l'ar- 
tiste, à  l'homme  d'imagination,  à  l'homme  de  raison,  à 
l'homme  d'action  ;  il  s'adressait  surtout  à  ceux  qui  ont  à 
cœur  de  comprendre  fortement  dans  ses  premières  origines 
l'œuvre  de  92  pour  la  poursuivre  et  la  faire  triompher  enfin 
de  ses  derniers  obstacles. 

Les  journaux  démocratiques  furent  à  peu  près  unanimes 
à  regarder  la  France  au  moyen  âge  comme  un  ouvrage  hors 
ligne.  Voici  notamment  en  quels  termes  le  Temps  s'exprimait 
en  l'analysant.  «  Vous  avez  devant  vous  une  œuvre  histo- 
«  rique  d'une  science  profonde,  d'une  synthèse  puissante, 
«  constamment  éclairée  d'en  haut  par  la  philosophie  et  par 
«  la  morale,  une  œuvre  austère  comme  la  conscience, 
«  éloquente  comme  la  liberté,  noble  et  pathétique  comme  le 


—  3  — 

«  dévouement;  une  œuvre  enfin  tout  à  la  fois  philosophique 
((  et  militante,  qui  prend  à  chaque  instant  tout  l'intérêt  de 
«  l'actualité  par  l'accent  passionné  des  principes  qu'elle 
«  proclame.  » 

On  ne  s'étonnera  donc  pas  si  le  hvre  de  M.  Frédéric  Morin 
a  déjà  obtenu  des  milliers  de  lecteurs,  et  si  ses  idées  ont  fait 
école. 

Cependant,  comme  l'auteur,  écrivant  pour  la  Bibliothèque 
utile,  avait  dû  condenser  en  un  petit  volume  ses  récits  et 
ses  doctrines  sur  le  Progrès,  l'espace  lui  avait  manqué  pour 
justifier  et  développer  les  principes  nouveaux  qu'il  propose. 
C'était  là  une  lacune  regrettable.  Il  a  voulu  la  combler  par 
une  nouvelle  édition  remaniée  et  complète.  C'est  celte  édi- 
tion que  nous  présentons  aujourd'hui  au  pubUc. 

On  trouvera  tout  d'abord,  dans  cette  édition,  une  longue 
étude  sur  les  principes  généraux  qui  doivent  présider  à  la 
science  de  l'histoire.  L'auteur  examine  sur  quelles  données 
a  été  construit  le  grand  système  de  MM.  Guizot  et  Thierry  qui 
a  dominé  presque  tous  les  historiens  de  la  génération  précé- 
dente; et  il  établit  que  ce  système,  inspiré  par  une  fausse 
conception  du  Progrès,  énerve  le  sentiment  moral  et  n'a 
donné  jadis  un  certain  essor  à  la  science  que  pour  la  con- 
damner aujourd'hui  à  une  stérilité  incurable.  En  second 
lieu,  il  pose  les  bases  générales  d'une  nouvelle  théorie  du 
Progrés,  c'est-à-dire  les  principes  d'une  nouvelle  méthode 
historique  ;  et  il  montre  que  ces  principes  sont  en  harmonie 
intime  avec  les  travaux  de  l'érudition  contemporaine  aussi 
bien  qu'avec  les  besoins  intellectuels  et  politiques  delà  géné- 
ration présente.  Cette  préface  est  tout  un  livre,  bien  plus, 
toute  une  doctrine,  et  une  doctrine  qui  jette  une  vive  lu- 
mière sur  l'ensemble  de  notre  histoire  nationale. 

Parmi  les  notes  développées  que  M.  Frédéric  Morin  a  ajou- 
tées à  son  volume,  nous  en  signalerons  deux  à  cause  de  leur 
importance  spéciale, 

La  première  est  consacrée  à  l'examen  des  vues  nouvelles 


que  M.  Edgar  Quinet  a  exposées  avec  une  éloquence  si 
splendide  dans  sa  Philosophie  de  l'histoire  de  France,  et  qui 
se  rapprochent,  par  quelques  côtés,  de  celles  de  l'auteur. 

La  seconde  est  une  étude  approfondie  et  remplie  de  textes 
curieux  (et  plusieurs  non  traduits  jusqu'ici)  sur  les  idées 
morales  de  l'antiquité.  Elle  a  pour  but  de  montrer  que  la 
révolution  communale  du  onzième  siècle,  antécédent  de  la 
Renaissance  et  de  1789,  n'a  point  sa  cause,  comme  on  l'a 
prétendu,  dans  la  persistance  des  municipes  antiques,  mais 
s'explique  par  une  immense  révolution  opérée  un  siècle 
auparavant  dans  les  profondeurs  de  la  conscience  humaine. 
D'où  cette  conséquence  que  l'esprit  révolutionnaire  et  l'esprit 
de  la  morale  moderne  sont  identiques,  et  que  la  victoire  d(! 
la  démocratie  ne  sera  que  le  triomphe  de  ce  qu'il  y  a  de  pluj 
intime  dans  les  lois  premières  de  la  raison. 

Ainsi  augmenté  et  sous  sa  forme  nouvelle,  qui  restera  sa 
forme  définitive,  le  hvre  populaire  que  nous  annonçons  a  sa 
place  marquée  à  l'avance  dans  la  bibliothèque  de  tous  ceux 
qui  veulent  se  rendre  compte  du  passé  et  de  l'avenir  de  la 
démocratie  et  se  mettre  au  courant  des  idées  nouvelles  en 
philosophie,  en  politique  et  en  histoire. 

TABLE  DES  MATIÈRES 


iN'TRODncTioN.  Dcs  théories  historiques  de  M.  Giiizot  et  d'une  nouvelle  méthode 
liistorique. 

PREMIÈRE  PARTIE.  —  L'affranchissement  des  communes.  —  Chapure 
piiEMiER.  Le  régime  féodal,  ou  la  France  avant  les  communes.  Ch.  II.  Des 
causes  politiques  et  morales  de  la  formation  des  communes.  Ch.  111.  Histoire 
résumée  des  communes  du  onzième  au  quatorzième  siècle. 

SECONDE  PARTIE.  —  Les  luttes  du  tiers-état  contre  la  royauté  et  l'aris- 
tocratie féodale  au  moyen  âge.  —  Chapitre  premier.  Première  trnfa- 
tive  du  tiers-Jtat  pour  organiser  la  France  (1536-1358).  Cii.  11.  Seconde  et 
troisième  tentatives  du  tiers- état  pour  organiser  la  France  (1383-1414). 
Qh.  111.  Quelles  furent  les  conséquences  des  tentatives  parlementaires  •.'.l 
démocratiques  du  tiers-état. 

APPENDICE.  —  Éclaircissement  premier.  Les  théories  historiques  régnante»  et 
M.  Edgar  Quinet.  éclairc.  II.  La  morale  antique  et  ses  principes.  Éclairc  UI- 
Esprit  des  chartes  communales. 


PARIS.    ~    IMP.    MMON   RAÇON    El'    C0.M1'.,    ROE   O'EHFURTH,   I. 


COM.KCTIOlN    D'AUTEURS  (.ON TKMP«)R AINS 

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LES  ROIS  PHILOSOPHES,  par  LE  MEME 
1  vol.  3  fr.  50 

LA    NAISSANCE    D'TNE    VILLE,    par    LE 

MÊME.  1  vul.  3  fr.  50 

LA    PHILOSOPHIE    SCOLASTIQUE  ,    par 

M.  Barthélémy  Hauréau,  ancien  con- 
servateur à  la  Bib.iothéquè  nationale, 
ouvrage  couronné  par  l'institui.  2  vo- 
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HISTOIRE  DES  AR4BES  ET  DES  MOHES 
D'ESPAG.\E ,  par  M.  Louis  Viardot  , 
membre  de  l'Académie  espagnole. 
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LA  TURQUIE  CONTEMPORAINE,  HOM- 
MES ET  CHOSES,  Etudes  sur  l'Orient, 
par  Charles  Rolland,  ancien  repré- 
sentant. 1  vol.  3  fr.  50 

LA  SOUVERAINETÉ  DU  PEUPLE,  Essai 
sur  l'esprit  de  la  Révolution,  par  M.  Paul 
DE  Flotte  ,  ancien  représentant  du 
peuple.  1  vol.  3  fr.  50 

JEAN  DE  HUNTAD',  récit  du  xv"  siècle, 
pr  cédé  de  LA  HONGRIE,  son  génieetsa 
mission,  étude  historique,  par  Charles- 
Louis  Chassin.  2'  édit.  1  vol.    3  fr.  50 

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LIBERTÉ,  par  M.  Ch.  Lemaire.  2  vo- 
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République  et  du  Consulat,  par  A.ÂIoREAff 
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